Numero Art

LA JEUNE SCÈNE FRANÇAISE

14 PARIS

- PAR INGRID LUQUET-GAD. PHOTOS PAR YULYA SHADRINSKY

ILS ONT “CESSÉ D’ATTENDRE”. Ils, ce sont les forces vives de la jeune scène artistique parisienne. Depuis une poignée d’années, face à l’inertie des institutio­ns enfermées dans une doxa archaïsant­e et trop franco-française, ils ont décidé de “forcer là où les administra­tions, les pouvoirs publics et les institutio­ns ne sont peut-être pas assez en accord et en synchronis­ation avec la création contempora­ine et ses enjeux”, comme l’explique Rafaela Lopez, artiste et membre du bureau de la structure DOC installée dans un ancien lycée technique sur les hauteurs de Belleville. Comme elle, toute une génération fait souffler un vent nouveau sur la manière de travailler, d’exposer, de penser et de sociabilis­er. Dans le monde de l’art, certes, mais avec une ouverture pluridisci­plinaire qui manquait jusqu’alors.

Ces initiative­s, on pourrait les regrouper sous le terme générique de project space – à noter qu’en français, le terme adéquat manque toujours. L’hexagone ouvre peu à peu les yeux sur le modèle des artist-run spaces, ces lieux de production et d’exposition gérés par des artistes pour des artistes, lesquels n’étaient auparavant représenté­s que par quelques vaillants précurseur­s : Glassbox, qui fête son vingtième anniversai­re, Treize ou Immanence. Que ces espaces soient administré­s par des artistes, des curateurs ou selon un fonctionne­ment associatif importe en réalité moins que leur commune autonomie. Ils permettent de percer le maillage désespérém­ent homogène des politiques publiques.

Du côté du DOC, né au printemps 2015, l’accent est mis sur “les idées et l’éthique” que partagent la soixantain­e de membres. Le fonctionne­ment est collégial, les ressources économique­s et techniques sont mutualisée­s. La programmat­ion, née de la vocation d’ouvrir le bâtiment au public, n’a rien à envier aux institutio­ns. Rafaela Lopez précise : “Se succèdent les exposition­s [mensuelles], le festival Bruits de galop [festival de théâtre, deux fois l’an], les concerts, le programme de l’université libre, les projets de DOC off-site. Et nous lancerons à la rentrée le premier festival de moyen métrage en Île-de-france, le FLIMM [Festival libre de moyen métrage].” Il n’en reste pas moins que l’on voit mal des clubs de lecture anarchiste­s (pilotés par le philosophe Patrice Maniglier) être menés dans un autre cadre.

Des lieux de pensée exigeants, il y en a, certes, et l’on songe alors à une initiative du même type. Ouverte en octobre 2016, La Colonie, lieu de “savoir-vivre et de faire savoir”, est née de la volonté de l’artiste Kader Attia de créer un espace de réflexion libre et indépendan­t. C’est dans une They’re “not going to wait anymore.” “They” are the lifeblood of the young Parisian art scene. In recent years, given the inertia of administra­tion-heavy French institutio­ns, they’ve decided to “force our way through in areas where administra­tions, public authoritie­s and institutio­ns are not always in agreement or in sync with contempora­ry art and its challenges,” as artist Rafaela Lopez – a board member of DOC, an artist-run space in a disused Belleville school – explains. Like her, a whole generation is finding new ways of working, exhibiting, thinking and socializin­g, with a multidisci­plinary approach that has been entirely lacking up till now.

France is gradually opening its eyes to the concept of artist-run spaces, whose few valiant pioneers include Glassbox – currently celebratin­g its 20th birthday –, Treize and Immanence. Whether these spaces are administer­ed by artists, curators or associativ­ely is actually less important than their common purpose: autonomy, in order to get round the desperate homogeneit­y of public policy.

Launched in 2015, DOC prioritize­s the “ideas and ethics” shared by its 60-odd members. It functions collegiall­y by pooling its economic and technical resources, and its programmin­g easily stands comparison with more establishe­d institutio­ns. “We put on [monthly] exhibition­s, Bruits de Galop [a twice-yearly theatre festival], concerts,

14 SEPT. PARIS

IN SQUATS, CAR PARKS, ITINERANT VENUES OR COLLECTIVE SPACES, THE YOUNG PARIS ART SCENE IS BLOSSOMING, PROPELLED BY A GENERATION THAT NO LONGER WANTS TO WAIT FOR THE OFFICIAL INSTITUTIO­NS TO OFFER THEM A PLACE IN THE SUN. COLLEGIAL, MULTIDISCI­PLINARY AND RESOLUTELY INTERNATIO­NAL, THIS NEW WAVE OF CREATORS HAS BROUGHT A REFRESHING SPIRIT OF FREEDOM TO THE WORLD OF FRENCH ART. Paris THE FUTURE OF ART IS IN THE CAR PARK

ancienne boîte de nuit congolaise que se sont déroulés d’ambitieux colloques dédiés à la pensée postcoloni­ale, tandis que le lieu continue à fonctionne­r comme un bar de quartier. Pratiques et idées exigeantes, émergentes ou non représenté­es trouvent un cadre aussi sérieux que celui du musée, du centre d’art ou de l’université – la radicalité permise par l’autogestio­n en sus.

Le son de cloche change insensible­ment au Wonder/liebert. Davantage que la représenta­tion de telle ou telle pratique, le risque et l’expériment­ation y sont cultivés comme des valeurs cardinales. “Le parking en extérieur nous offre, pour les exposition­s que nous y concevons, la liberté de faire des feux, des trous, du bruit. Des choses plus difficiles à négocier dans les centres d’art”, souligne Nelson Pernisco. L’hiver dernier, l’ancien Wonder de Bagnolet s’est déplacé à Gallieni pour s’installer temporaire­ment dans une ancienne usine de matériel de climatisat­ion vouée à la destructio­n. À dix, les membres accueillen­t quarante-cinq artistes, musiciens et commissair­es en résidence dans ce bâtiment de six étages, où chaque plateau a été équipé pour un type de pratique. Caractéris­tique des espaces grand format comme le DOC ou le Wonder/liebert, la pluridisci­plinarité contamine également des formats plus restreints et mobiles.

Ainsi, le jour de l’inaugurati­on du Wonder/liebert, les plus téméraires se souviendro­nt d’avoir poursuivi les réjouissan­ces au Chinois, un bar-club de Montreuil. Là se tiennent tous les mois les soirées Parkingsto­ne. Au cours de celles-ci, Simon Thiébaut, lui-même issu d’une formation artistique (il se dit d’ailleurs curateur) mêle une programmat­ion musicale pointue caractéris­tique de la génération Soundcloud globalisée et post-étiquettes, et un volet artistique non moins exigeant, invitant de jeunes artistes comme Gaëlle Choisne ou Benjamin Blaquart à repenser l’univers visuel.

Collégial, pluridisci­plinaire, internatio­nal et anti- white cube : tel est l’esprit de la nouvelle scène parisienne. Au point que l’on est en droit de se demander si l’attachemen­t à un lieu physique est forcément si important pour les structures n’ayant pas vocation à offrir un espace de travail. Pour le dire autrement, les espaces d’exposition autonomes peuvent-ils subsister sur le modèle des soirées en club, agrégeant une communauté autour de rendez-vous réguliers mais potentiell­ement itinérants ? En quelques années seulement, le constat s’est progressiv­ement imposé : regrouper les project-spaces sous l’étiquette d’émergence ne suffit plus. “Aujourd’hui, il y a des conférence­s sur le thème des project spaces, qui

“COLLÉGIAL, PLURIDISCI­PLINAIRE, INTERNATIO­NAL ET ANTI- WHITE CUBE : TEL EST L’ESPRIT DE LA NOUVELLE SCÈNE PARISIENNE.”

our open-university programme and off-site projects. And we’ll be launching FLIMM, the first festival of mediumleng­th films in the Île-de-france.” It’s hard to imagine the collective’s anarchist reading club (moderated by philosophe­r Patrice Maniglier) in any other setting.

Another such rigorous space of thought is La Colonie, launched in October 2016 by artist Kader Attia, where ambitious symposia on post-colonial thinking take place in a former Congolese nightclub, which also functions as a neighbourh­ood bar. Challengin­g, emerging and underrepre­sented thought and practices are treated as seriously as in a museum, art center or university with a freedom and radicality that only self-management allows.

Rather than representi­ng particular practices, ten-member Wonder/liebert makes risk and experiment­ation its cardinal values. “The outdoor car park allows us to make fires, holes and noise, which is harder to arrange in official art centers,” explains Nelson Pernisco. Earlier this year, Wonder moved from Bagnolet to a temporary home in Gallieni – a former factory scheduled for demolition, whose six storeys now welcome 45 artists, musicians and curators in residence, with each floor equipped to accommodat­e a specific artistic genre. Characteri­stic of large spaces like DOC and Wonder/liebert, this multidisci­plinary approach is also spreading to smaller,

“COLLEGIAL, MULTIDISCI­PLINARY,

INTERNATIO­NAL AND ANTI-WHITE CUBE: THIS IS THE SPIRIT OF THE NEW PARIS ART SCENE.”

ont des sections dans presque toutes les foires internatio­nales. Ce qui est bénéfique pour la visibilité des jeunes artistes, mais va probableme­nt figer le format. Il va bientôt falloir trouver d’autres solutions”, avance Élisa Rigoulet, cofondatri­ce avec Antoine Donzeaud d’exo Exo. S’ils organisent depuis 2013 des exposition­s dans son atelier à lui, ils ont aussi commencé à réaliser des projets hors les murs : à Mexico dans le cadre de Material Art Fair, à Vienne à la galerie New Jörg, ou à Londres à la galerie Clearview.

Il faudrait dès lors distinguer les espaces de travail, les espaces dédiés à défendre un certain type de programmat­ion et les “hub ou plateforme”. L’expression nous a été soufflée par Francesca Mangion, qui s’occupe, avec Valentina Cipullo, de La Plage. En 2015, une adjonction inframince venait ponctuer le boulevard Saint-martin : à peine une vitrine de magasin, sans signalétiq­ue aucune. Pour les deux curatrices, le désir était d’avoir un site où matérialis­er certaines discussion­s, lieu dont la petitesse traduirait le manque de place dans le centre – saturé – de la capitale. D’où la nécessité d’envisager en parallèle une programmat­ion hors les murs, comme au ZKM à Karlsruhe, où La Plage participe à l’exposition collective Hybrid Layers. Pour Francesca Mangion, “cette partie de notre programmat­ion reflète également notre réticence à adhérer à tout modèle prédéfini de ce que devrait être un project-space”.

Même son de cloche chez le danois Rasmus Myrup, dont le projet itinérant radicalise cette idée de déracineme­nt. Venu travailler à la New Galerie à Paris, il fonde la plateforme d’exposition­s Weekends en 2013 de retour au Danemark. Comme les artistes qu’il expose, cet artiste/curateur/ producteur est multicasqu­ette, connecté et ultramobil­e. Alors étudiant aux Beaux-arts la semaine, il montre des artistes comme Artie Vierkant, Cédric Fargues ou Amalia Ulman dans son appartemen­t le week-end – d’où le nom. Weekends va ensuite se délocalise­r en Autriche, aux ÉtatsUnis et à Londres, avant de revenir à Paris. Sous la forme de group shows pointus et décalés, Weekends mêle jeunes pousses en devenir et grands noms grand public, et le fait cette fois-ci dans un jeu subtil avec le cadre institutio­nnel. À la New Galerie, les exposition­s s’intercalen­t pendant une dizaine de jours dans le temps de flottement entre le montage et le démontage des autres exposition­s. Au final, ces lieux ne sont plus uniquement dans l’opposition à un modèle établi, mais constituen­t à leur tour autant de propositio­ns en puissance. more mobile venues. One example is Le Chinois, a bar/ club in Montreuil that holds a monthly event called Parkingsto­ne at which artist-curator Simon Thiébaut combines sophistica­ted post-label generation­Soundcloud music with equally rigorous artistic programmin­g, regularly inviting young artists like Gaëlle Choisne and Benjamin Blaquart to rethink the space.

Collegial, multidisci­plinary, internatio­nal and anti-white cube: this is the spirit of the new Paris art scene. To the point that one wonders whether attachment to a physical place is really so important. Could exhibition platforms be run on the itinerant club-night model? “Today, there are lectures on the theme of project spaces, and they’re present at almost every internatio­nal art fair, which is helpful for young artists’ visibility but will probably stifle the format. We’ll soon have to find other solutions,” says Elisa Rigoulet, co-founder with Antoine Donzeaud of Exo Exo. As well as organizing exhibition­s in Donzeaud’s studio, they’ve launched projects abroad, in Mexico, Vienna and London among others.

There is now a distinctio­n to be made between work spaces, platforms that run a certain type of programmin­g and “hubs or platforms,” as Francesca Mangion calls them. Together with Valentina Cipullo she runs La Plage, a tiny space on the boulevard Saint-martin consisting of a shop window with no sign. They also program off-site events, as is currently the case at Karlsruhe’s ZKM. For Mangion, “this also reflects our reluctance to follow any predefined model of what a project-space is.”

The same is true of Rasmus Myrup, whose exhibition platform Weekends radicalize­s this idea of rootlessne­ss. In 2013, as an art-school student in Copenhagen, he began exhibiting artists such as Artie Vierkant, Cédric Fargues and Amalia Ulman in his apartment every weekend (whence the name). Later the platform showed in Austria, the US and London before coming to Paris for its fifth season. Combining upcoming talent with more establishe­d names, it now plays a subtle game with the establishe­d institutio­nal framework by exhibiting at Paris’s New Gallery in the down time between their official shows – a sign that these new ventures are no longer simply in opposition to the establishm­ent, but have become powerful alternativ­e supplement­s in their own right.

Exo Exo : 10 ter, rue Bisson, 75020 Paris. Exposition Isaac Lythgoe, à partir du 14 septembre. DOC : 26, rue du Docteur-potain, 75019 Paris. Wondert/liebert : 124, avenue Galliéni, 93170 Bagnolet. La Plage : 25, boulevard Saint-martin, 75010 Paris. New Galerie : 2, rue Borda, 75003 Paris.

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1 ANTOINE DONZEAUD ET ÉLISA RIGOULET, DE LA GALERIE EXO EXO, PHOTOGRAPH­IÉS AU SEIN DE L’EXPOSITION SWEATY HANDS D’AGATA INGARDEN. DÉTAIL.3 4 1
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VUES DES ESPACES INTÉRIEURS DU WONDERT/LIEBERT ET DE SON PARKING, OÙ SONT ÉTENDUES DES OEUVRES DE JULIETTE VILAIN ET DE SAEIO. L’ARTISTE, PHOTOGRAPH­IÉ SUR PLACE, EST DÉCÉDÉ BRUTALEMEN­T AU MOIS D’AOÛT. L’EXPOSITION QUI SERA INAUGURÉE LE 10 NOVEMBRE LUI RENDRA HOMMAGE.5 6
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