Numero Art

FRIEZE, HISTOIRE D’UNE FOIRE

05 LONDRES

- PAR HETTIE JUDAH. PORTRAITS PAR DHAM SRIFUENGFU­NG

Ma première rencontre avec le magazine Frieze remonte à ma deuxième année de collège. C’était le numéro huit. Sur un fond bleu vert, la couverture montrait de façon assez énigmatiqu­e une tête de cheval harnaché (en réalité, un détail d’une toile de Mark Wallinger intitulée Race, Class, Sex). La revue tout entière étincelait de ce dynamisme qui, au début des années 1990, caractéris­ait Londres – une ville où les jeunes diplômés exposaient leurs oeuvres dans des immeubles de bureaux inachevés, à l’abandon, et les mettaient en vente dans les vitrines de l’east End.

“Nous sentions dans l’air une énergie rageuse, contagieus­e et excitante”, se souvient Matthew Slotover, cofondateu­r du magazine en 1991 aux côtés de Tom Gidley et d’amanda Sharp. Laquelle se rappelle avoir accompagné Slotover “dans un entrepôt abandonné, avec des choses très intéressan­tes aux murs, des pigeons dans les chevrons de la charpente, et personne, ne serait-ce que pour vous souhaiter la bienvenue : un moment assez exaltant à bien des égards”. C’était en 1990, et l’exposition montrait, entre autres, le travail d’un jeune diplômé ambitieux nommé Damien Hirst. Ni Slotover ni Sharp n’avait fait d’études d’histoire de l’art, mais l’un et l’autre avaient compris qu’il manquait une publicatio­n capable de rendre compte de la production artistique dont ils étaient les témoins. Créé l’année suivante, Frieze est devenu l’emblème de l’irrévérenc­e de la scène londonienn­e.

Vingt-six ans plus tard, Matthew Slotover et Amanda Sharp sont à la tête d’une société qui a grandi et s’est diversifié­e via les foires, le spectacle vivant, et des projets d’enseigneme­nt, de films ou de commissari­at d’exposition. Le succès de la revue a accompagné (certains diraient influencé) la profession­nalisation et l’explosion de l’art contempora­in, passé du statut de centre d’intérêt de niche, jargonnant et inaccessib­le, à celui de vaste marché mondialisé, jouissant d’une forte notoriété.

À mesure qu’ils focalisent leur attention sur leurs nouvelles initiative­s, les membres du duo passent la main sur les précédente­s. Frieze et Frieze Masters (revue annuelle d’histoire de l’art) sont édités par Jennifer Higgie, les foires de Londres et New York sont placées sous la direction de Victoria Siddall. En début d’année, l’ancienne contributr­ice du Vogue Jo Craven les a rejoints pour s’occuper de la programmat­ion de débats et de conférence­s dans le cadre de la Frieze Academy, tandis que Dan Fox, ex-rédacteur en chef adjoint de Frieze, a été chargé de développer les contenus vidéo mis en ligne. L’équipe envisagera­it-elle de mettre en place des moyens de production internes ? “Oui, absolument”, répond Amanda Sharp.

“We felt an energy in the air that was contagious and exciting,” says Matthew Slotover, co-founder of legendary art magazine Frieze. That was back in 1991, and the “we” was Slotover, Tom Gidley and Amanda Sharp. Sharp recalls going to an exhibition in 1990 “in a derelict warehouse with really interestin­g things on the wall, and pigeons in the rafters, and no-one even standing there to say ‘Hello’ to you. It was an exciting moment, in many ways.” The exhibition included pieces by an ambitious graduate called Damien Hirst, who showed the first of many notorious works made from animal remains. Neither Slotover nor Sharp had studied art history, but they felt the lack of a publicatio­n that reflected the art around them. Once launched, Frieze soon became synonymous with the irreverent London scene. Twenty-six years later, the pair head an internatio­nal brand that oversees art fairs, live events, and film, education and curatorial projects. Frieze’s flourishin­g has accompanie­d, and arguably influenced, contempora­ry art’s expansion from a forbidding and jargon-filled niche interest into a massive global industry.

With each new enterprise, the duo has passed responsibi­lity down the line. Today, Frieze and Frieze Masters magazines are edited by Jennifer Higgie, and the three fairs in London and New York are directed by Victoria Siddall. Earlier this year, one-time Vogue features editor Jo Craven came on board to programme talks and symposia for Frieze Academy, and former Frieze co-editor Dan Fox has taken up a new role exploring and expanding online video content. A leading art critic and energetic champion of overlooked female artists, Higgie has written

05 OCT. LONDRES

IN 1991, THE MAGAZINE FRIEZE WAS LAUNCHED FROM A SMALL, SCRUFFY SOHO OFFICE ; 26 YEARS LATER IT’S A MULTINATIO­NAL BUSINESS COMPRISING THREE ART FAIRS AND COUNTLESS RELATED INITIATIVE­S. HOW DID A TRENDY ZINE EVOLVE INTO A GLOBAL ART EMPIRE ?

London FRIEZE: A SUCCESS STORY

Critique d’art de renom et infatigabl­e défenseure des artistes femmes, trop souvent négligées, Jennifer Higgie collabore avec le magazine depuis 1997. Après avoir obtenu son diplôme dans une école d’art en Australie, elle travaille à Londres comme serveuse. C’est alors qu’elle envoie une de ses critiques à Frieze. Quelques semaines plus tard, elle reçoit une invitation à passer prendre un café. Elle découvre les locaux déglingués. “Nous étions six dans ce petit bureau délabré sur Denmark Street, dans Soho, se souvient-elle. Je crois que c’était la première fois que j’utilisais un mail.”

Frieze occupe désormais le dernier étage lumineux d’une ancienne école de l’époque victorienn­e, à proximité d’old Street. Des repas pris en commun sur de grandes tables, des bières au frais et des tiroirs remplis de choses à grignoter évoquent davantage l’ambiance collégiale d’une start-up dans les nouvelles technologi­es que les bureaux d’une entreprise de média : un bon moyen de se souvenir qu’aujourd’hui, le magazine ne constitue qu’une branche d’une vaste organisati­on en pleine évolution. Si elle constate que “le monde de l’art s’est incroyable­ment transformé depuis une vingtaine d’années”, Jennifer Higgie n’en est pas moins convaincue que les revues y ont encore toute leur place : “Certes, on parle beaucoup de la mort de la presse écrite, mais on oublie que les gens aiment avant tout ce qu’ils peuvent toucher.” En 2012, elle lance la foire Frieze Masters à Londres en même temps que la revue éponyme (son “bébé”, dit-elle).

Que Frieze ait d’abord été un magazine a eu son importance pour servir d’assise aux déclinaiso­ns qui se sont multipliée­s : ainsi, les relations de la publicatio­n avec les galeries du monde entier (qui lui achetaient des pages de publicité) ont-elles permis à la première foire de réunir ses exposants en 2003. À en croire Amanda Sharp, Frieze London est “pour ainsi dire née d’une frustratio­n”. Comme Slotover, elle fréquentai­t assidûment Art Basel et The Armory Show à New York. “C’était étrange que Londres n’eût pas sa foire, décrit-elle. Cela paraissait absurde, alors qu’il s’y passait tellement de choses. On attendait juste que quelqu’un prenne l’initiative. Personne ne l’a fait. Alors, pourquoi pas nous ?”

Comme le fait remarquer le duo de fondateurs, il n’y a rien d’étonnant à ce qu’une revue spécialisé­e soit à l’initiative d’une foire commercial­e. Mais rares sont ceux qui ont su réunir cent vingt exposants du jour au lendemain sous un chapiteau dessiné par David Adjaye, dans l’un des parcs royaux de Londres, avec un service traiteur assuré par des restaurant­s étoilés. Sur ce lancement en grande pompe, Matthew Slotover explique : “Nous savions que nous n’aurions pas de deuxième chance.” Ce à quoi Amanda Sharp ajoute : “Nous sentions que le magazine était devenu solide. Nous voulions un événement qui soit à la hauteur de cette autorité-là, c’est-à-dire une foire internatio­nale. Cela faisait déjà douze ans que nous participio­ns à un dialogue qui dépassait largement les frontières, c’était important à nos yeux.”

Le milieu de l’art londonien des années 90 était sans aucun doute très cool, mais ce que la Frieze London a su lui apporter au cours de la décennie qui a suivi, c’est une touche de glamour. Dès le départ, la foire a suscité l’intérêt bien au-delà du petit monde de l’art contempora­in. Le créateur Alexander Mcqueen fut l’un des premiers à en franchir le seuil, et tout le milieu de la mode lui a emboîté le pas. Les VIP de la Frieze London étaient photogéniq­ues. Quant à la programmat­ion, elle s’appuyait à la fois sur des commandes, des projets et des événements qui séduiraien­t les visiteurs payants, mais aussi sur le versant le moins commercial de la scène artistique. for the magazine since 1997. In London, after graduating from art school in Australia, she was working as a waitress when she pitched a review to the magazine. An invitation to come in for coffee arrived by post some weeks later, and Higgie made her way to Frieze’s scruffy Soho digs, soon to become her new workplace. “There were only six of us in a tiny little ramshackle office,” she recalls. “I think that was the first time I’d ever used email.”

Today the Frieze group occupies the bright top floor of a Victorian school building near Old Street. Communal meals, terrace tables, cooling beer and drawers full of snacks all add to a collegiate atmosphere reminiscen­t of tech startups – an apt reminder that today, the magazine is one part of an evolving organizati­on. While “the art world has changed unbelievab­ly radically in the last 20 years,” Higgie notes that magazines still have a place: “With all this talk of the death of print, the flip side is that people love physical objects.” In 2012 she launched the annual art-historical journal Frieze Masters (“my baby”) alongside the London fair of the same name. Indeed the Freeze group’s origins as a magazine would provide the foundation­s for all future enterprise­s: it was the establishe­d relationsh­ip with galleries around the world (the magazine’s advertiser­s) that gave the first fair its exhibitors in 2003. Frieze London was born “almost out of frustratio­n,” says Sharp. She and Slotover were regulars at Art Basel and New York’s Armory Show, and had visited new “hotel” fairs popping up all over the place. “It became a bit of an oddity that London didn’t have a fair: it didn’t make sense, when there was so much going on here. It didn’t feel like there was a rallying moment in the year. We just expected someone else to do it. Then no one did, so why shouldn’t we?” As the pair points out, there’s nothing particular­ly unusual about a specialist publicatio­n launching a trade fair. But few have done so with 120 exhibitors straight off the bat, in a custom David Adjaye-designed marquee in a royal park, with catering by Michelin-starred restaurant­s. “We didn’t think we’d get more than one chance,” says Slotover. “We felt the magazine was quite serious at that point,” adds Sharp, “and we wanted to do something of equivalent heft. We’d already been part of an internatio­nal conversati­on for 12 years, and that mattered to us.”

In the 1990s, London’s art world may have been cool, but what Frieze London brought to it, in the noughties, was glamour. The fair immediatel­y attracted attention far beyond the contempora­ry-art niche – designer Alexander Mcqueen was one of the first through the door, and the rest of the fashion world followed suit. Frieze London’s VIPS were photogenic, and its programmin­g bolstered with special commission­s, projects and events that ensured not only that ticket-payers got plenty of bang for their buck, but that less commercial aspects of the arts scene had a presence on the platform. “I suppose the biggest change came in 2012 when we launched two new fairs: in May the first Frieze New York, and in October the first

CI-CONTRE BIG BE-HIDE (2017), D’ALICJA KWADE. OEUVRE ACTUELLEME­NT VISIBLE À REGENT’S PARK DANS LE CADRE DE FRIEZE SCULPTURE 2017. GALERIE KAMEL MENNOUR.

“Le plus gros bouleverse­ment s’est produit, je crois, en 2012, lorsque nous avons lancé deux nouvelles foires : la Frieze New York en mai, puis la Frieze Masters en octobre”, raconte Victoria Siddall. Désormais à la tête des trois événements, elle a débuté en 2004 comme responsabl­e des partenaria­ts. “Ce qui a changé depuis la naissance de la Frieze London, c’est le nombre de foires, biennales et autres salons, poursuit-elle. Les collection­neurs, les commissair­es d’exposition et certains publics sont inondés d’invitation­s. Lors du lancement de la Frieze London, en 2003, nous n’avions qu’une personne à temps partiel pour s’occuper des relations avec les invités de marque et les VIP. Si vous aviez les bonnes galeries qui faisaient venir les bons artistes, tout le monde suivait. Aujourd’hui, nous mettons en oeuvre des ressources considérab­les pour s’assurer que nous aurons le public qu’il faut, et nous disposons pour cela de consultant­s dans le monde entier.”

Victoria Siddall raconte que ses amis lui demandent ce qu’elle fait entre deux foires. “Il faut un an pour les monter. Dès que l’une se termine, un intense débriefing commence : il faut regarder ce qui a fonctionné, ce qui peut être amélioré, et prendre les décisions pour l’année suivante – les dates, lieux, prix, sections qui feront l’objet d’un commissari­at spécial, et ce qui déterminer­a l’identité et l’atmosphère”, précise-t-elle. L’an passé, la Frieze London s’est lancée dans le commissari­at artistique d’une section qui rendait hommage aux grandes exposition­s des années 90. En 2017, elle explorera l’art féministe et le radicalism­e politique sous la houlette d’alison Gingeras. C’est à cela que l’on reconnaît la sensibilit­é critique de cette foire et l’héritage du magazine : la Frieze est tout sauf un divertisse­ment poli.

En juillet 2017, l’exposition de sculptures monumental­es a été avancée de trois mois afin que les visiteurs en profitent gratuiteme­nt tout l’été dans Regent’s Park. Et ce n’était là que la manifestat­ion la plus visible du rôle de la Frieze comme créatrice de pratiques nouvelles. Les départemen­ts Films et Projets ont commandé onze oeuvres pour le mois d’octobre. L’impact direct de la Frieze sur l’art produit et montré au Royaume-uni est encore renforcé par le fonds d’acquisitio­n qu’elle met à la dispositio­n de la Tate et des musées régionaux. Plus qu’une simple foire d’art contempora­in, la Frieze commence à ressembler à une économie parallèle de la culture.

Matthew Slotover se passionne aujourd’hui pour la Frieze Art and Architectu­re Conference, initiée l’an dernier avec des participan­ts prestigieu­x, parmi lesquels Michael Govan – le directeur du LACMA – et l’architecte Peter Zumthor. Slotover dit avoir perçu que, dans le milieu de l’art, tous les intervenan­ts – collection­neurs, curateurs, artistes ou directeurs de musée – se préoccupen­t beaucoup d’architectu­re, du fait de son impact considérab­le sur la façon de donner à voir les oeuvres. Pourtant, nombre d’architecte­s sont réticents lorsqu’il s’agit de prendre en compte les oeuvres dans leur propre travail. “Pour certains, dès lors que l’art pénètre dans leur musée, ce dernier est anéanti. Ils n’aiment pas vraiment l’art, regrette-t-il. L’incompréhe­nsion est mutuelle, même si artistes et architecte­s sont souvent amenés à travailler ensemble.”

La Frieze a proposé, dans le magazine, un langage critique inédit qui a sensibilis­é de nouveaux publics à l’art. Ses foires ont permis aux collection­neurs de se familiaris­er avec des artistes évoluant en marge des circuits commerciau­x. Avec Art and Architectu­re, elle est à nouveau un pont entre les créateurs et le public.

Frieze Masters,” says Victoria Siddall. Now director of all three, Siddall started as head of sponsorshi­p in 2004. “One of the things that has changed since Frieze London began is the number of fairs, biennials and shows around the world. People are inundated with invitation­s to extraordin­ary events all over the place. When Frieze London launched in 2003, we had one person working part-time as a Vip-relations manager; if you had the right galleries bringing the best artists, then everybody came. Now we put huge resources into making sure that we get the right audience at the fairs, and we have people working for us all over the world as consultant­s.” Laughing, Siddall says that friends often ask what she does the rest of the year, when the fairs aren’t on. “It takes a full year to put on an art fair of a certain scale and quality. As soon as one finishes, an intense period of de-briefing starts: figuring out what worked, what can be improved, and making decisions about the next year, about dates, venues, pricing, curated sections, and what the fair’s going to feel and look like.” Last year Frieze London launched a new curated section which honoured influentia­l gallery exhibition­s from the 1990s. This year, under the title Sex Work, it will explore feminist art and radical politics, guided by curator Alison Gingeras.

In July 2017 the display of monumental sculpture that has traditiona­lly accompanie­d the fair was unveiled three months early, to be enjoyed as public art by summer visitors to Regent’s Park. It was only the most visible manifestat­ion of Frieze as a generator of new work: the projects and film arms of the fair have between them commission­ed 11 artworks for this October. Frieze’s direct impact on the art produced and seen in the UK is cemented by the acquisitio­n fund it makes available to the Tate and to regional galleries, and it’s now moving into architectu­re too, with the brand-new Frieze Art & Architectu­re Conference. More than just an art fair, Frieze is starting to resemble a parallel cultural economy – but one that’s still informed by a magazine-like, critical sensibilit­y.

Frieze Art Fair et Frieze Sculpture, jusqu’au 8 octobre, à Regent’s Park, Londres.

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 ??  ?? CI-DESSUS EN 2008, L’ARTISTE CORY ARCANGEL A ENVOYÉ AUX GALERIES QUI N’AVAIENT PAS ÉTÉ ACCEPTÉES À LA FOIRE FRIEZE UNE BARRE CHOCOLATÉE. UNE SEULE CONTENAIT UN TICKET GAGNANT DONNANT DROIT À OCCUPER UN STAND. C’EST AINSI QUE STUDIO DI GIOVANNA SIMONETTA PUT FINALEMENT PARTICIPER.
CI-DESSUS EN 2008, L’ARTISTE CORY ARCANGEL A ENVOYÉ AUX GALERIES QUI N’AVAIENT PAS ÉTÉ ACCEPTÉES À LA FOIRE FRIEZE UNE BARRE CHOCOLATÉE. UNE SEULE CONTENAIT UN TICKET GAGNANT DONNANT DROIT À OCCUPER UN STAND. C’EST AINSI QUE STUDIO DI GIOVANNA SIMONETTA PUT FINALEMENT PARTICIPER.

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