Numero Art

LE MUSÉE YVES SAINT LAURENT

19 MARRAKECH

- PROPOS RECUEILLIS PAR CHRISTIAN SIMENC. PHOTOS PAR KHALIL NEMMAOUI

PLUS DE CINQ MILLE VÊTEMENTS, QUINZE MILLE ACCESSOIRE­S HAUTE COUTURE, DES DIZAINES DE MILLIERS DE DESSINS… LA FONDATION PIERRE BERGÉ-YVES SAINT LAURENT DÉVOILE ENFIN SES TRÉSORS AVEC L’OUVERTURE DE SES DEUX MUSÉES. À PARIS, RENDEZ-VOUS À L’HÔTEL PARTICULIE­R DU 5, AVENUE MARCEAU, ALORS QU’À MARRAKECH, VILLE CHÉRIE DU GRAND COUTURIER, STUDIO KO LIVRE UN SOMPTUEUX BÂTIMENT DE QUATRE MILLE MÈTRES CARRÉS. VISITE GUIDÉE AVEC LE JEUNE DUO D’ARCHITECTE­S FORMÉ PAR OLIVIER MARTY ET KARL FOURNIER.

Numéro art : Vous venez de livrer le nouveau musée Yves Saint Laurent à Marrakech, ville où vous êtes implantés depuis une quinzaine d’années. Comment dessine-t-on un musée consacré à un couturier ?

Studio KO : Nous l’avons imaginé comme l’interpréta­tion d’un vêtement. À l’instar d’une doublure, l’extérieur et l’intérieur diffèrent. Le premier est ocre, tandis que le second, hormis les deux salles d’exposition habillées de noir, est blanc. L’extérieur, constitué de briques brutes, est complèteme­nt opaque. L’intérieur attire la lumière grâce à deux patios, l’un serti de vitraux, l’autre de briques vernissées.

Existe-t-il des connection­s entre la mode et l’architectu­re ?

Aujourd’hui, il y a comme une mode, celle de s’offrir un musée comme on s’offre un sac à main. La bourgeoise s’offre un sac à main d’une grande marque, et le propriétai­re d’une grande marque, un “sac à main” de grand architecte, en l’occurrence un musée. Pour le musée Yves Saint Laurent, Pierre Bergé a été très clair : il voulait tout sauf un geste architectu­ral.

Vous usez, pour la première fois, d’une esthétique avec laquelle vous étiez, jusqu’alors, peu familiers : la courbe. Pourquoi ?

Effectivem­ent, nous n’utilisions pas la courbe car nous n’étions pas à l’aise avec. Pour un vêtement, en revanche, la courbe est obligatoir­e, parce qu’elle exprime la souplesse. D’où son utilisatio­n, aujourd’hui, pour générer plusieurs volumes du musée. Ainsi, à l’extérieur, le granito remonte-t-il du sol sur les murs grâce à une jonction arrondie, à l’image du pli d’une cape traînant sur le sol. Pour formaliser l’édifice, nous nous sommes d’ailleurs inspirés d’un patron que nous avons découvert dans les archives de la Fondation Pierre Bergé-yves Saint Laurent : c’est un dessin tracé à la craie par Saint Laurent, celui d’une emmanchure, autrement dit la jonction épaule-manche. Ce croquis, splendide, a agi sur nous comme un coup de tonnerre. Posé à plat, il était comme un livre ouvert, presque un dessin d’architectu­re. Il montrait de manière simple comment relier une courbe, voire une multitude de courbes – l’épaule – à une droite – la manche.

Le travail sur les motifs des parois en briques ne s’inspire-t-il pas des textures de vêtements ?

Si, nous avons travaillé les assemblage­s de briques telle une trame de tissu. Chaque volume arbore d’ailleurs des motifs différents. Par endroits, comme devant la salle du conseil d’administra­tion, ces parois de briques ajourées se font même claustras, filtrant la lumière tels des moucharabi­ehs.

Êtes-vous influencés par le travail d’un ou plusieurs architecte­s ?

Deux architecte­s comptent plus particuliè­rement pour nous : les Suisses Peter Zumthor et Valerio Olgiati. Tous deux s’inscrivent dans un mouvement contextual­iste. Peter Zumthor écrit merveilleu­sement bien. Nous avons eu la chance d’aller dans ses thermes à Vals, en Suisse. Une expérience époustoufl­ante. De Valerio Olgiati, nous aimons la dextérité et l’intelligen­ce des formes. Il a conçu une maison pour un musicien à Scharans, en Suisse, qui reprend au centimètre près le gabarit de l’ancienne ferme qui occupait la parcelle. Sauf que, pour des raisons de budget, une partie seulement dudit volume sert d’habitation, le reste constituan­t un vaste patio invisible de l’extérieur. Il y a, dans ce projet, une grande intelligen­ce. Jean Nouvel, aussi, nous a beaucoup influencés, en particulie­r avec son Manifeste de Louisiana, écrit en 2005. Nouvel y livre sa conception de l’architectu­re, dont cette notion essentiell­e : “Chaque nouvelle situation requiert une architectu­re nouvelle.” Tout est dit. Ce fut un texte fondateur, mieux : un électrocho­c, qui continue d’irriguer notre pratique.

Numéro art: How did you approach designing a museum dedicated to the work Yves Saint Laurent?

Studio KO: We imagined it as an interpreta­tion of clothing: like a lined garment, the interior and exterior are different. The outside is ochre, while the inside is dressed in white, apart from the galleries which are black. The exterior, made of raw brick, is completely opaque. The interior draws in light via two patios, one walled with glass, the other with glazed brick.

Are there any connection­s between fashion and architectu­re?

While a wealthy woman buys herself a designer handbag, the heads of big brands buy themselves designer buildings, generally a museum. But for the Musée Yves Saint Laurent, Pierre Bergé made it very clear that the last thing he wanted was an architectu­ral gesture.

For the first time in your work you’ve used curves.

Yes. We didn’t use curves before because we weren’t comfortabl­e with them. But clothing has to have curves for flexibilit­y. That’s why you find them generating several spaces in the museum. On the outside, the terrazzo flows up from the floor to the walls via a curved junction, like the fold in a cape trailing on the floor. To bring a certain formality to the building, we reinterpre­ted a pattern we’d found in the archives: an armhole hand-drawn in chalk by Saint Laurent, in other words the shoulder-sleeve junction. It hit us like a thunderbol­t. Laid out flat, it was like an open book, almost an architectu­ral drawing. It showed very simply how to link a curve or multiple curves – the shoulder – to a straight line – the sleeve.

Did clothing textures inspire the brick motifs?

Yes, we envisioned the brickwork like a fabric weave. Each volume has a different motif. In places the loosely spaced bricks form screens that let in light like mashrabiya­s.

Which architects have influenced your work?

Two architects are very important to us: Peter Zumthor and Valerio Olgiati, both Swiss and both contextual­ists. Zumthor is a great writer. We had the chance to visit his baths in Vals – a breathtaki­ng experience. With Olgiati, it’s

A COUTURE CASTLE FOR YVES SAINT LAURENT Marrakech 5,000 GARMENTS, 15,000 COUTURE ACCESSORIE­S, TENS OF THOUSANDS OF DRAWINGS – THE FONDATION PIERRE BERGÉ-YVES SAINT LAURENT IS AT LAST UNVEILING ITS TREASURES WITH THE OPENING OF TWO MUSEUMS: ONE IN YSL’S FORMER PARISIAN ATELIERS, THE OTHER IN A BRAND-NEW BUILDING IN MOROCCO.

NUMÉRO ART CAUGHT UP WITH ARCHITECTS OLIVIER MARTY AND KARL FOURNIER – AKA STUDIO KO – WHO HAVE BUILT A SUMPTUOUS BRICK PALACE IN SAINT LAURENT’S CHERISHED SECOND CITY, MARRAKECH.

YVES SAINT LAURENT, 1983 “IN MOROCCO, I REALIZED THAT THE RANGE OF COLOURS I USE WAS THAT OF THE ZELLIGES, ZOUACS, DJELLABAS AND CAFTANS. THE BOLDNESS SEEN SINCE THEN IN MY WORK, I OWE TO THIS COUNTRY, TO ITS FORCEFUL HARMONIES, TO ITS AUDACIOUS COMBINATIO­NS, TO THE FERVOUR OF ITS CREATIVITY. THIS CULTURE BECAME MINE, BUT I WASN’T SATISFIED WITH ABSORBING IT. I TOOK, TRANSFORME­D AND ADAPTED IT.” YVES SAINT LAURENT, 1983

“AU MAROC, J’AI COMPRIS QUE MON PROPRE CHROMATISM­E ÉTAIT CELUI DES ZELLIGES, DES ZOUACS, DES DJELLABAS ET DES CAFTANS. LES AUDACES QUI SONT DEPUIS LES MIENNES, JE LES DOIS À CE PAYS, À LA VIOLENCE DES ACCORDS, À L’INSOLENCE DES MÉLANGES, À L’ARDEUR DES INVENTIONS.”

Le contexte est primordial : il est la certitude de réaliser une constructi­on unique. Chaque bâtiment doit être autre et ne peut être dupliqué ailleurs. Chaque site possède son climat, ses couleurs, sa topographi­e, voire son archéologi­e. Nous nous posons toujours la question de l’inscriptio­n dans le paysage. À Marrakech, la terre est présente en force. D’où notre choix, pour le musée Yves Saint Laurent, de la brique, un matériau local symbole de la couleur ocre de la ville.

Les artistes vous inspirent-ils ?

Pour se nourrir, il est impératif d’explorer des discipline­s autres que l’architectu­re, à commencer par l’art. L’art peut vous transforme­r. Nous aimons les oeuvres de James Turrell, par exemple. Son travail sur la lumière et ses effets d’optique a un impact direct sur le nôtre. Pour poursuivre dans un registre marocain, les photograph­ies et les films d’yto Barrada sur l’urbanisme de Tanger nous interpelle­nt beaucoup. On apprécie aussi énormément le travail d’axel Vervoordt au Palazzo Fortuny, à Venise. Il y a toujours une dichotomie entre architectu­re et décoration, des grands écarts parfois difficiles à combler. Peu de gens sont capables, comme lui, de combiner des éléments contradict­oires, et c’est rassurant. Il a l’art de mixer les discipline­s, les époques, les civilisati­ons, il se permet des mélanges tellement osés… Cela nous a appris une forme de liberté.

Avez-vous des matériaux fétiches ? Si oui, lesquels ?

Nous utilisons plutôt des matériaux traditionn­els, tels que le marbre, l’acier, le béton, le bois ou la pierre. Nous ne sommes pas des défricheur­s ou des expériment­ateurs. Je me méfie de ceux qui disent prévoir le futur. Beaucoup se sont trompés, à l’instar du designer italien Joe Colombo et ses pièces réputées “futuristes”. D’ailleurs, personne n’a vu venir la vague du vintage, sur laquelle tout le monde surfe aujourd’hui et pour longtemps encore, comme un besoin de se rassurer avec des styles connus. Le passé reste une formidable source d’inspiratio­n. Prenez Yves Saint Laurent : il détestait voyager, mais se nourrissai­t abondammen­t des livres qu’il lisait. Or, personne ne peut affirmer que sa production n’était pas moderne. Regardez le plissé d’une robe de vestale : quelle modernité !

Une architectu­re peut-elle créer de l’émotion ?

Normalemen­t, c’est le but. Malheureus­ement, il n’existe pas de recette. Cela résulte souvent d’une subtile équation entre les volumes et la lumière. Très récemment, nous avons passé deux semaines au Japon. Sur l’île de Naoshima, nous avons visité le Chichu Art Museum, un bâtiment quasiment enterré signé Tadao Ando. Une salle y est consacrée à l’oeuvre Time/ Timeless/no Time de l’artiste Walter De Maria. Difficile de ne pas ressentir une émotion devant cette pièce constituée notamment d’une énorme sphère en granit, dont on craint qu’elle ne nous écrase. Le volume de la salle en béton brut et le travail avec la lumière zénithale y sont pour beaucoup. On a l’impression d’être dans une cathédrale.

Quelle est votre dernière grande émotion architectu­rale ?

Lors de ce même séjour au Japon, nous avons visité, sur l’île de Teshima cette fois, le Teshima Art Museum construit par Ryue Nishizawa. Il contient une oeuvre unique : Matrix [ Matrice], de la Japonaise Rei Naito. Ce fut un choc. L’artiste a travaillé en parfaite symbiose avec l’architecte. D’un côté, à travers deux ouvertures dans la toiture, on admire les nuages ; de l’autre, à même le sol du musée, on scrute les minuscules gouttes d’eau de l’installati­on de Naito, qui surgissent de manière aléatoire. En un coup d’oeil, on passe de l’infiniment grand à l’infiniment petit. L’effet est sublime.

the formal intelligen­ce and dexterity that we admire. Jean Nouvel is also a great influence, especially his 2005 Louisiana Manifesto in which he says, “Each new situation requires a new architectu­re.” That sentence was an electrosho­ck that still informs our work.

Context seems to be the driving force of your practice.

Context is primordial; each building should be different and impossible to replicate elsewhere. Each site possesses its own climate, colours, topography and archaeolog­y. We always ask ourselves how a building will sit in the landscape. In Marrakech, earth is very present, which is what inspired the choice of brick, a local material that reproduces the city’s ochre colouring.

Are there any artists who inspire you?

You have to look at other discipline­s to enrich your work, and art can transform your vision. We love James Turrell, for example, whose light and optical effects have directly influenced us. Yto Barrada’s films and photos about urbanism in Tangiers also speak to us strongly. We’re very impressed by Axel Vervoordt’s work at the Palazzo Fortuny in Venice. There’s always a dichotomy between architectu­re and decoration that can be difficult to bridge. Few can combine contradict­ions like Vervoordt does, and for us it’s very reassuring. His daring mix of discipline­s, eras and civilizati­ons has taught us a certain liberty.

Are there materials you particular­ly fetishize?

Our materials are mostly traditiona­l: steel, marble, wood, concrete, stone. We’re not trailblaze­rs or experiment­ers. The past is a great source of inspiratio­n. Just look at Saint Laurent: he hated travelling, but was inspired by his constant reading. And no one can say his output wasn’t modern. Look at his vestal dress – what modernity!

Can architectu­re create emotion?

That’s the goal, but there are no recipes. It often comes from a subtle equation between space and light. Recently we visited Tadao Ando’s Chichu Art Museum in Japan, where Walter De Maria’s Time/timeless/no Time fills an entire room. An enormous granite sphere, it seems ready to crush you. The rough cement walls and vertical light are essential to the effect: you really feel you’re in a cathedral.

“PIERRE BERGÉ WAS VERY CLEAR THAT THE LAST THING HE WANTED WAS AN ARCHITECTU­RAL GESTURE.”

STUDIO KO “PIERRE BERGÉ A ÉTÉ TRÈS CLAIR : IL VOULAIT TOUT SAUF UN GESTE ARCHITECTU­RAL.”

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