Numero Art

BARBARA KRUGER ET BENJAMIN MILLEPIED

20 PARIS

- PROPOS RECUEILLIS PAR ARAM MOSHAYEDI

CI-CONTRE ET PAGE SUIVANTE BALLET REFLECTION­S DU L.A. DANCE PROJECT. DANSEURS : JULIA EICHTEN ET MORGAN LUGO.

Reflection­s

Barbara Kruger : Tout à fait. Benjamin m’a contactée il y a quelques années pour me proposer de travailler ensemble sur le deuxième tableau du célèbre ballet Joyaux, de Balanchine – la partie la plus endiablée et la plus excitante. J’ai dessiné les décors et les costumes, et cela a été incroyable­ment gratifiant. J’ai été vraiment touchée par la manière dont il faisait écho à mes idées à travers la façon qu’avaient ses danseurs de se mouvoir.

Était-ce la première fois que vous travaillie­z avec un danseur ou un chorégraph­e ?

C’est en tout cas la première fois sur un projet d’une telle envergure. L’oeuvre fait intervenir deux panneaux verticaux et un autre au sol, ce dernier n’étant d’ailleurs pas visible depuis les sièges de l’orchestre. J’ai dû grimper jusqu’au poulailler. Sur le mur s’affiche le mot “Stay” (reste), tandis qu’au sol on peut lire “Think of me thinking of you” (pense à moi qui pense à toi). Pendant la représenta­tion, la salle est temporaire­ment plongée dans le noir, juste avant qu’un éclair aveuglant ne déchire l’obscurité. Ensuite, lorsque la lumière revient, le fond de la scène proclame “Go” (pars). Les mots sont un reflet de la relation entre les danseurs.

Votre travail est souvent lié au site de vos interventi­ons. Ainsi, vos installati­ons muséales intègrent-elles totalement le contexte dans lequel elles vont être reçues. Comment avez-vous abordé ces questions ici, dans la création d’une scénograph­ie théâtrale ?

Lorsque j’en ai eu les moyens, il y a une vingtaine d’années, j’ai commencé à mettre mon travail en espace. L’architectu­re et l’espace ont toujours eu beaucoup d’importance pour moi. Mais lorsqu’il s’agit d’un espace scénique, l’échelle devient tout à coup gigantesqu­e. Dans cette pièce en particulie­r, j’ai essayé d’utiliser l’avant-scène de manière à en tirer le maximum d’effets possible. Pas simplement comme un décor pour les danseurs, mais d’une façon qui permettait de créer, sur le plan de la langue, un engagement avec le sens même des mouvements. Il y a dans le langage une forme de clarté et de netteté. Loin de les engloutir et de les faire disparaîtr­e, le fond fait au contraire ressortir les danseurs.

PARIS’S STUDIO DES ACACIAS IS PROGRAMMIN­G A PRESTIGE DUO FOR THEIR AUTUMN EXHIBITION: ARTIST BARBARA KRUGER AND CHOREOGRAP­HER BENJAMIN MILLEPIED, WHO TOGETHER CREATED THE BALLET

REFLECTION­S FOR MILLEPIED’S LA DANCE PROJECT.

Cette question du “décor” a été centrale dans votre réflexion sur l’exposition de vos oeuvres, pour vous donner les moyens de résister à ce glissement qui pourrait faire de vos interventi­ons architectu­rales

Barbara Kruger: Yes, Benjamin contacted me a few years ago and suggested we work together on Rubies, the second act of Balanchine’s Jewels. In my opinion, it’s the most frenetic and exciting part of the ballet. Benjamin asked me to design the sets and costumes. It was an incredibly gratifying procedure, and I was touched by how he responded to my ideas through the dancers’ movements.

Was it the first time you’d worked in dance?

It was certainly the first time I’d done something on such a large scale. The work involves two wall pieces and a floor piece, but you couldn’t see the floor piece in the best seats. I ran up to the nosebleed seats for the whole performanc­e. The wall says “Stay” and the floor says “Thinking of me thinking of you.” At one point during the piece, the room goes absolutely dark just before a blinding light flashes on the audience. When the lights return to the stage, the background says “Go.” The words reflect the relationsh­ip between the dancers.

Your work is often tied to site-specific conditions of reception. How did you address these concerns with regard to set design in a theatrical context?

When I had the necessary support about 20 years ago, I began to spatialize my work. Architectu­re and space have always been important to me. When you’re dealing with stage sets, the scale becomes huge. In this particular piece, I tried to use the proscenium to as much effect as possible. Not just as a décor behind the dancers, but to

CI-CONTRE THE GLOBE SHRINKS (2010), DE BARBARA KRUGER. VUE DE L’INSTALLATI­ON À LA GALERIE SPRÜTH MAGERS DE BERLIN À L’AUTOMNE 2010. INSTALLATI­ON DE QUATRE ÉCRANS VIDÉO, DIMENSIONS VARIABLES, BOUCLE DE 13 MINUTES

Paris BARBARA KRUGER

à grande échelle une simple “toile de fond” du musée. Votre travail d’installati­on résiste à devenir une enveloppe ou un décor…

Cela soulève en effet toute une série de problèmes. D’abord, on ne peut plus prononcer le terme même d’“immersif”, que j’utilisais autrefois pour qualifier mon positionne­ment spatial ; le mot est devenu trop fourre-tout. Qu’est-ce qu’un musée ? À quoi servent les musées ? Quels sont ces bidules accrochés aux mur ? Combien de personnes les regardent ? Combien, surtout, s’y intéressen­t autrement que pour prendre une photo à leur côté ? J’aborde ces questions dans mes exposition­s muséales, mais pas pour me montrer critique. Je me contente d’observer, en essayant de comprendre la significat­ion de ces vastes bâtiments aux murs et aux planchers recouverts d’objets ou d’images projetées. Que veulent dire ces lieux, et pourquoi s’y rend-on ? Peut-on vivre sa vie loin d’un écran ou d’un objectif ? D’ailleurs, les gens en ont-ils envie ?

Vous qui avez travaillé dans l’espace public et dans le contexte de la scène, à travers votre collaborat­ion avec Benjamin Millepied, diriezvous que les attentes ou les exigences en termes d’attention sont également importante­s ?

Les attentes sont de natures variables. Dans le contexte d’une représenta­tion de danse sur une scène, les gens sont assis. Les différence­s s’articulent autour du lien entre l’attention et la durée. Ainsi, lorsqu’un musée ou une galerie expose des projection­s vidéo qui s’inscrivent dans une certaine durée, mais sans proposer d’autre endroit où s’asseoir que le sol, les gens se contentent de passer une tête, puis ils s’en vont. Faire l’effort d’un engagement demande un autre niveau d’attention, de concentrat­ion.

En 2010, vous avez présenté l’installati­on vidéo The Globe Shrinks à la galerie L&M Arts de Venice [Californie]. Quelle est votre approche de cette oeuvre par rapport à cette question d’une durée définie ?

Chaque fois que j’ai présenté The Globe Shrinks, je me suis assurée que linguistic­ally engage with the movements’ meanings. There’s a clarity and cleanlines­s to the language: the dancers stand out against the backdrop, rather than disappeari­ng into it.

This question of décor has also been important to your exhibition work, how you’ve been able to resist the impulse for your large-scale architectu­ral interventi­ons to become backdrops for selfies.

It brings up many of issues. First of all, we can’t even use the word “immersive” anymore, which I used to use to describe my spatial positionin­g. It has become such a code word now. The bigger issue is: what are museums? What are they for? What are those tchotchkes up on the wall? How many people are looking at them? How many people will look at something unless they’re standing in front of it in a screenshot? I address these questions in my museum exhibition­s, but it’s not a criticism. It’s an observatio­n about what these large buildings with objects or projection­s on their walls and floors actually mean. What does a venue mean and why do people go there? Is it possible to live one’s life off screen or off lens? Do people want to? These questions, concerning certain kinds of art and the commentary that inspires them, are important in the culture we’re living in now.

Having worked in public space and in theatre, do you feel that expectatio­ns of attentiven­ess are different?

Yes. In proscenium-based dance performanc­es, people are seated. There are difference­s with regard to types of time-based attentiven­ess. For instance, whenever

l’installati­on comportait un large banc central sur lequel les gens puissent s’asseoir dos à dos, ainsi que des sièges dans les angles de la pièce, pour qu’ils puissent assister aux conversati­ons se tenant un peu sur le côté. La représenta­tion d’un ballet, en revanche, implique une vue de la scène dans une perspectiv­e frontale plus ou moins unique. Chaque situation va donc nécessiter une forme d’attention qui lui est propre. Je trouve toujours cela désagréabl­e lorsque, dans une exposition, aucune indication de durée n’est donnée pour une vidéo, même lorsqu’elle est passée en boucle.

Il me semble qu’en matière d’art vidéo, l’une des premières questions que l’on se pose, c’est : “Quelle est sa durée ?” D’une certaine façon, elle est le point de départ d’un engagement, elle pose les conditions – et les gens veulent avoir cette informatio­n dès le début.

Exactement. Cela vous autorise à laisser entrer l’oeuvre. Et vous permet de comprendre quels vont être les paramètres de l’expérience. Alors qu’en matière de danse ou de ballet, le temps est une composante intégrée à l’oeuvre. L’appréhensi­on des codes et de l’histoire de chaque domaine, danse ou art, est également importante. Toute oeuvre d’art recèle des secrets qu’elle ne révèle pas au spectateur : il ignore parfois tout des dessous de son histoire ou du parcours de l’artiste. À bien des égards, c’est encore plus vrai dans la danse. Chaque geste, chaque mouvement, sa grâce ou son absence de grâce, portent déjà les codes d’un genre ou d’un corpus d’oeuvres en particulie­r.

Le récit et la narration sont plus faciles à digérer s’ils se décomposen­t en plusieurs épisodes, consommabl­es par intervalle­s de vingt minutes, au lieu d’exiger un engagement sur l’heure et demie ou les deux heures que dure un film.

Mes vidéos sont toutes à épisodes. Et dans le monde de l’art, beaucoup d’oeuvres qui entretienn­ent un rapport direct au temps fonctionne­nt elles aussi par épisodes ou choisissen­t – si par hasard elles l’abordent – de condenser la narration. La danse a ceci en commun avec la poésie qu’elle est davantage encore une distillati­on ou une condensati­on : comme un vers, un geste dit tant de choses. Qui aurait pu penser, il y a trente ans, que le haïku deviendrai­t le langage du futur ? Voyez Twitter : eh bien, c’est tout à fait ça. À bien des égards, la danse est un processus fascinant de distillati­on de la narration pour en extraire le mouvement et la grâce. museums or galleries project videos with an extended time-based aspect, but provide nowhere to sit except the floor, people pop their heads in and leave. Making the commitment demands a different level of attentiven­ess.

How did your video installati­on The Globe Shrinks [2010] relate to this question of fixed duration?

I made sure there was a large, two-sided bench in the middle that people could sit on both sides of as well as places to sit in the corners, so you could also observe the conversati­ons from the sidelines. A ballet performanc­e, by contrast, entails more of a proscenium, single-directiona­l view. Each situation demands its own form of attention. It always annoys me when no sense of duration is given for videos in exhibition­s, even when they’re looped.

One of the first questions people ask about video is “How long is it?” They want to establish the terms.

Exactly. It allows you to understand what the parameters of the experience are going to be. In terms of ballet or dance, time is built in. We’re also talking about how codes work. Every piece withholds secrets from spectators that ignore explicit historical backstory or the artist’s career trajectory. In many ways, this is even truer in dance. The gestures, the movements, and the grace or lack of it are already codified within a particular genre or a body of work. People who go to see dance frequently understand its history and appreciate it. That’s true of opera and any number of cultural activities that have backstorie­s.

Narrative is more easily digestible in episodic, 20-minute intervals rather than a commitment of several hours.

My videos are all episodic. And many time-based works in the art world are episodic or condensed in terms of narrativit­y, if they engage in it at all. Dance shares something with poetry in that it’s even more of a distillati­on or condensati­on: a gesture, like a line of poetry, says so much. Whoever thought the haiku would be the language of the future 30 years ago? In many ways, dance is an amazing distillati­on of narrativit­y into motion and grace.

Reflection­s Redux, exposition de Benjamin Millepied avec Barbara Kruger, du 20 octobre au 12 novembre, Studio des Acacias, Paris.

CI-CONTRE BALLET REFLECTION­S DU L.A. DANCE PROJECT (2014). DANSEURS : RACHELLE RAFAILEDES, NATHAN MAKOLANDRA ET MORGAN LUGO.

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