LE SCANDALE DES NYMPHÉAS DE MONET
17 MAI 1927 PARIS
EN CE DIX-SEPTIÈME JOUR du mois de mai 1927 était inaugurée l’installation définitive des Nymphéas de Claude Monet dans le bâtiment de l’orangerie du jardin des Tuileries, à Paris. La donation de l’oeuvre à l’état avait été engagée par l’artiste une dizaine d’années plus tôt. Le temps nécessaire, aussi, pour respecter les critères qu’il avait fixés pour rendre cette disposition effective. Le peintre commença à s’intéresser au sujet des Nymphéas en 1893, lorsqu’il aménagea un jardin d’eau près de sa maison à Giverny et y planta des fleurs aquatiques qu’il prit alors pour motif. C’est pour célébrer l’armistice de la Première Guerre mondiale qu’il décida, dès le 12 novembre 1918, d’offrir à l’état français deux toiles des Nymphéas. Nombre d’intervenants se mobilisèrent, parmi lesquels le président du Conseil Georges Clemenceau, le directeur des Beaux-arts Paul Léon et un aréopage de critiques d’art, dont François Thiébault-sisson, Arsène Alexandre et Raymond Koechlin 1. Destiné au musée des Arts décoratifs, le don de deux panneaux se transforma en un projet plus vaste, celui d’un ensemble auquel Monet réfléchissait depuis 1909 : le dispositif des Nymphéas aurait pour ambition de procurer “l’illusion d’un tout sans fin, d’une onde sans horizon et sans rivage”, écrivait-il cette année-là. S’il accepta cette modification, l’artiste y mit aussi de sévères conditions.
La première n’est pas explicite, mais l’acquisition par l’état de Femmes au jardin (1866) peut être considérée comme une contrepartie implicite, alors que le tableau avait été refusé au Salon de 1867. Monet conditionna son don à la construction d’un bâtiment spécifique : l’architecte Louis Bonnier conçut les plans d’un édifice devant être érigé dans les jardins de l’hôtel Biron. L’artiste refusa ce projet ; deux bâtiments existants lui furent alors proposés : le Jeu de paume ou l’orangerie. “Il est bien entendu [...] que je refuse la salle du Jeu de paume [...]. Mais j’accepte la salle de l’orangerie si, toutefois, l’administration des Beaux-arts s’engage à y faire les travaux que je juge indispensables”, écrivait Monet à Clemenceau le 31 octobre 1921. Plusieurs architectes se succédèrent pour transformer l’orangerie selon la volonté du peintre, qui signa la scénographie des Nymphéas. Celle-ci est inscrite dans l’acte de donation, qui fut enregistré le 12 avril 1922 et stipule que cette scénographie ne saurait être modifiée, qu’aucune autre oeuvre ne doit être installée dans ces salles, que les toiles (marouflées) ne sauraient être vernies et qu’aucun aménagement ne serait toléré. Les travaux durèrent quatre ans, mais Monet, qui refusa de se séparer de ses toiles jusqu’à sa mort, n’en vit jamais l’installation, qui lui fut posthume.
Aujourd’hui que tout et n’importe quoi est dit au sujet du don, pourtant tout aussi extraordinaire, d’une oeuvre de Jeff Koons à la ville de Paris, avoir ces éléments d’information peut éclairer le débat. Le sujet des Nymphéas est une illustration tout aussi peu littérale de l’objet de la commémoration, les conditions d’installation sont tout aussi contraignantes et dispendieuses, et Monet était, dans les années 20, un artiste tout aussi établi. Ceux qui poussent actuellement des cris d’orfraie se seraient dans doute insurgés contre la donation des Nymphéas – nous en serions alors privés.
Paris 17 MAY 1927: THE DAY CLAUDE MONET CAUSED AS MUCH OF A RUCKUS AS JEFF KOONS
NINETY-ONE YEARS AGO, AFTER ENDLESS PREVARICATION, MONET’S MONUMENTAL WATER LILIES WERE FINALLY UNVEILED TO THE PUBLIC IN A PERMANENT INSTALLATION IN PARIS’S ORANGERIE. A GIFT TO THE FRENCH STATE, THEY WERE THE SUBJECT, LIKE MORE RECENT EXAMPLES, OF CONSIDERABLE CONTROVERSY.
Monet beginning thinking about water lilies in 1893, when he created a water garden at his home in Giverny. But it wasn’t until 12 November 1918, to celebrate the armistice, that he decided to gift two water-lily paintings to the French state. Many people got involved, including the prime minister Georges Clemenceau, the director of the Beaux-arts Paul Léon and a learned assembly of art critics that counted François Thiébault-sisson, Arsène Alexandre and Raymond Koechlin. Initially destined for the Musée des arts décoratifs,
1 the gift of two panels soon transformed into a more ambitious project, that of a painting cycle that Monet had been thinking about since 1909. The Nymphéas, as they’re known in French, would attempt to produce nothing less than “the illusion of an endless whole, a wave without horizon or shore,” as the painter wrote that year. But the new, enlarged gift also came with strict conditions. The first was not explicit, but the French state’s acquisition of Femmes au jardin (1866), whose refusal by the 1867 Salon had hurt Monet, was clearly part of the deal. The second was the stipulation that a special home be built for the Nymphéas. After budget limitations saw Monet refuse the proposed building, it was suggested that the Jeu de Paume or the Orangerie in the Tuileries Gardens might be converted for the purpose. “Of course ... I refuse the Jeu de Paume ... But I accept the Orangerie, provided that ... the work I deem indispensable is carried out,” wrote Monet to Clemenceau in 1921. The artist never saw the paintings installed in their new home, since he refused to part with them before his death.
While all sorts of crazy things are currently being said about the equally extraordinary gift that Jeff Koons is offering to the city of Paris, it might be as well to bear in mind the story of the Water Lilies. They too are a non-literal commemoration of a bloody event; the conditions Monet imposed for their installation were just as restrictive and expensive as Koons’s are; and in the 1920s, Monet was the equal of Koons in terms of reputation. Those currently shouting down Koons’s gift would no doubt have opposed the Nymphéas too, thereby forever depriving us of them.
IL Y A QUATRE-VINGT-ONZE ANS, APRÈS DES ANNÉES DE TERGIVERSATIONS, LES NYMPHÉAS, L’OEUVRE MONUMENTALE DE CLAUDE MONET, ÉTAIENT ENFIN DÉVOILÉES AU PUBLIC. UN DON FAIT À L’ÉTAT FRANÇAIS QUI, À L’IMAGE D’AUTRES PLUS RÉCENTS, SUSCITA LA CONTROVERSE.
1. Du peintre à l’architecte, texte de Félicie Faizand de Maupeou, paru dans In Situ – Revue des patrimoines, n° 32, 2017.