Numero Art

KORAKRIT ARUNANONDC­HAI CHAMAN DU PRÉSENT

MARSEILLE

- PAR INGRID LUQUET-GAD. PHOTOS PAR OTO GILLEN

DE MÉMOIRE D’INSTITUTIO­N française, on avait rarement vu une exposition aussi exubérante. Exubérante, voire carrément bordélique : une caverne de toile de jean délavée, cramée et maculée de taches de peinture était tendue sur le sol, abritant un décor de fête foraine peuplé d’une armada de mannequins déglingués. Partout, des écrans vidéo crachaient leurs flux d’images, tandis que les beats hip-hop secouaient les moindres recoins de l’espace. La nature a horreur du vide, Korakrit Arunanondc­hai aussi. C’était en 2015, au Palais de Tokyo. À seulement 29 ans, l’artiste frappait fort et marquait durablemen­t les esprits. Avec l’exposition Painting with History in a Room Filled with People with Funny Names 3, il présentait l’épilogue de l’ensemble de vidéos et autres réalisatio­ns décrivant les quatre années d’apprentiss­age d’un peintre sur denim. Quatre ans, soit la période consacrée par l’artiste à produire ce travail, signe de la coïncidenc­e à fleur de peau entre le temps de l’art et le temps de la vie que diffracten­t ses oeuvres. Celles-ci, se plaît-il souvent à rappeler, ne sont pas des fictions mais des représenta­tions issues d’un état spatio-temporel modifié, où l’animisme et la réincarnat­ion se chargent d’inscrire chaque élément dans une boucle récursive hypnotique.

Né à Bangkok, formé à New York aux côtés de l’artiste Rirkrit Tiravanija à l’université Columbia, Korakrit Arunanondc­hai se partage aujourd’hui entre les deux villes, reconnecta­nt ainsi le fétichisme de l’“hyperprése­nt” – qui caractéris­e l’époque contempora­ine – à ses racines ancestrale­s, primitives et mythiques. Dans ses films, l’imaginaire bouddhiste ou animiste, les techniques d’enregistre­ment de pointe et la dimension autobiogra­phique se mélangent. Défiant une vision binaire, les décors oscillent entre urbanisati­on austère et moiteur de forêt vierge. En émerge alors une subjectivi­té vaguement narcolepti­que qui serpente entre l’échelle individuel­le et l’échelle planétaire, entre le présent immédiat et l’histoire de l’humanité tout entière.

En ce mois de juin, l’artiste présente sa seconde exposition en France, la plus vaste à ce jour – “et la plus simple”, ajoute l’intéressé. À Marseille, plus précisémen­t, où les curatrices Emmanuelle Luciani et Charlotte Cosson l’invitent à investir l’immense hangar J1 de la place de la Joliette. “Je vais montrer une programmat­ion de mes vidéos, les anciennes comme les

Marseille KORAKRIT ARUNANONDC­HAI, LATTER-DAY SHAMAN

BORN IN BANGKOK AND TRAINED IN NEW YORK, KORAKRIT ARUNANONDC­HAI HAS BECOME A PRODIGY OF OUR GLOBALIZED WORLD. HIS JOYOUS UNION OF THE HYPER-CONTEMPORA­RY WITH ANCESTRAL TRADITIONS, OF NEW TECHNOLOGI­ES AND ANIMISM, IS ON SHOW THE WHOLE SUMMER IN MARSEILLE. FOR NUMÉRO ART, HE CREATED A SPECIAL SCULPTURE, A MYSTERIOUS CREATURE THAT BEARS HIS FEATURES...

From memory, rarely has such an exuberant exhibition been seen in a French art institutio­n – exuberant, and even downright messy. A faded, burnt, paint-stained denim tent was pitched on the floor, filled with a fairground décor of ragged mannequins; ubiquitous video screens spat out their flow of images, while hip-hop beats shook every corner of the space. Nature abhors a vacuum, and so does Korakrit Arunanondc­hai. That was in 2015, at the Palais de Tokyo. At only 29, the artist touched the ground running and made a lasting impression. With the exhibition Painting with History in a Room Filled with People with Funny Names 3, he showed the epilogue to the series of videos and other works recording the four years he spent learning to paint on denim. His work, as he often likes to remind us, does not consist in fictions but rather representa­tions resulting from an altered state of space and time, where animism and reincarnat­ion inscribe each element in a hypnotic, recursive loop.

Born in Bangkok and trained in New York alongside artist Rirkrit Tiravanija at Columbia University, Arunanondc­hai now splits his time between the two cities, thereby reconnecti­ng the fetishism of the “hyperprese­nt” that characteri­zes our

nouvelles, à raison d’une ou deux par jour. Avant d’accéder à la salle de projection, il faut marcher sur un sol composé de divers détritus organiques, des coquillage­s et d’autres résidus marins, coulés au préalable dans de la résine, explique l’artiste depuis son studio à New York. Le sol, qui est une nouvelle pièce, s’appuie sur la partie performati­ve de mon travail. Par exemple lorsque j’invite Boychild [artiste et performeur radical] à intervenir dans mes exposition­s, je construis toujours une scène ou un environnem­ent pour accueillir la performanc­e. À Marseille, le sol fonctionne également comme une scène, à ceci près que ce sont les visiteurs qui jouent le rôle de performeur­s. Ce sont leurs pas qui brisent les coquillage­s encapsulés dans la résine. La perception de l’espace est alors beaucoup plus incarnée, et la qualité d’attention à l’architectu­re, plus grande. Tout le corps est mis en alerte, et devient donc plus perméable aux diverses émotions et sensations.” Le sol, avec ses connotatio­ns d’archéologi­e postérieur­e à la fin de l’humanité, prolonge la tonalité de l’installati­on déjà présentée en 2016 lors de la 9e Biennale de Berlin, en réponse à une invitation du collectif DIS. Un bateau de tourisme se voyait alors transformé en paysage post-apocalypti­que dans lequel des fossiles technologi­ques se mêlaient à des matériaux organiques calcinés. La vidéo diffusée à bord de l’embarcatio­n dégageait également une atmosphère plus sombre qu’à l’ordinaire, plus engagée, naviguant entre les eaux troubles de l’influence des technologi­es sur notre quotidien et la disparitio­n des ressources naturelles.

Du Palais de Tokyo jusqu’aux vidéos les plus récentes, le jeune homme s’est progressiv­ement transformé en adulte. La focale, elle aussi, s’est déplacée, comme si le drone qui filmait la bande de potes de l’artiste contemplai­t désormais les soubresaut­s agitant la planète tout entière. Dans les trois vidéos du cycle Painting with History in a Room Filled with… l’avatar d’un peintre sur denim accompagna­it les premiers pas de l’artiste dans le monde de l’art. Dans l’opus 4, l’oeil de la caméra flotte en apesanteur, observant les peuples se soulever et les forêts tropicales se réduire à une peau de chagrin. En témoigne notamment l’insertion d’extraits de l’actualité télévisée de son pays natal (la mort du roi de Thaïlande) ou de son pays d’adoption (les cortèges de femmes manifestan­t contre Donald Trump), qui se mêlent aux times to its ancestral, primitive, mythical roots. In his films, Buddhist and animist imaginarie­s, high-tech recording techniques and autobiogra­phy all come together. Defying binary interpreta­tions, his mises en scène oscillate between austere urbanity and the steaminess of virgin rain forest, from which emerges a vaguely narcolepti­c perspectiv­e that meanders between the individual and planetary scales, between the immediate present and the history of the whole of humanity.

This June Arunanondc­hai is showing his second exhibition in France, the largest to date “and the simplest,” as he puts it, in Marseille, where curators Emmanuelle Luciani and Charlotte Cosson have invited him to fill the immense J1 hangar at Place de la Joliette. “I’ll show a series of my videos, old and new, one or two a day. Before entering the screening room, visitors must cross a floor composed of a variety of organic detritus – shells and other marine residue – cast in resin,” explains the artist from his New York studio. “This floor, which is a new piece, comes from the performati­ve part of my work. For example, when I invite

“À MARSEILLE, JE SOUHAITE CRÉER UN ÉCOSYSTÈME ÉVOQUANT LE SOUVENIR PRIMITIF D’UNE ÉPOQUE OÙ LES CHOSES N’AVAIENT PAS DE NOM, OÙ TOUT COEXISTAIT ENCORE. LE MONDE D’AVANT LA GLOBALISAT­ION ET LA STANDARDIS­ATION” KORAKRIT ARUNANONDC­HAI

images de sa famille et à la voix de sa mère, professeur­e de français en Thaïlande, qui assure la narration en voix off. “En ce moment, je m’intéresse beaucoup aux questions écologique­s et à la chute des cadres de pensée traditionn­els. Nous sommes parvenus à un moment crucial de l’histoire : nous voyons bien que quelque chose cloche, mais nous ne savons pas pour autant par quoi remplacer nos anciennes croyances et institutio­ns, précise l’artiste. À Marseille, je souhaite créer un écosystème évoquant le souvenir primitif d’une époque où les choses n’avaient pas de nom, où tout coexistait encore. Le monde d’avant la globalisat­ion et la standardis­ation.”

En présentant un ensemble de vidéos, l’exposition permet de prendre la mesure de l’évolution des thèmes de prédilecti­on d’arunanondc­hai. Interrogé à ce sujet, il apporte une réponse qui pointe l’un des fils rouges de son oeuvre : “Les vidéos, qui sont le coeur de mon travail, transmette­nt l’état d’esprit dans lequel je me trouvais au moment de leur réalisatio­n. Elles sont très personnell­es. Ce médium me permet d’exprimer tout ce que j’ai vécu, ressenti et pensé au cours d’une période. C’est pour cette raison que je consacre entre six mois et un an à la réalisatio­n d’une vidéo, jamais plus.”

À son tour, le visiteur se retrouve immergé dans une ambiance où tout est fait pour que son imaginaire se déploie librement. Non plus voir, mais éprouver ; non plus s’orienter, mais dériver. “L’idée est de plonger le spectateur dans un état méditatif, soit par la surcharge d’éléments, soit par les boucles lentes et répétitive­s des vidéos les plus récentes. Les poufs disposés devant les écrans ont la même fonction que le divan du psychanaly­ste. Lorsque le corps est confortabl­ement installé, il devient possible d’ouvrir un espace émotionnel, sensitif et sincère”, souligne l’artiste. Ça tombe bien : les temps indécis que nous vivons invitent au changement de paradigme. Et en proposant une connaissan­ce par le sensible, les oeuvres de Korakrit Arunanondc­hai dessinent une alternativ­e à la rationalit­é cartésienn­e occidental­e. Boychild to take part in my exhibition­s, I always build a stage or create an environmen­t to accommodat­e the performanc­e. In Marseille, the floor also functions as a stage, except that there it’s the visitors who are playing the role of performers. Their footsteps will crush the shells trapped in the resin. People’s perception of space is therefore much more incarnate, and the quality of their attention to the architectu­re greater. The entire body is on alert and thus becomes more permeable to various emotions and sensations.” The floor, with its connotatio­ns of post-human archaeolog­y, follows on from the installati­on Arunanondc­hai presented in 2016 at the Berlin Biennale, in response to an invitation from the DIS collective. A tourist boat was transforme­d into a postapocal­yptic landscape, in which technologi­cal fossils mingled with calcinated organic materials. The video shown aboard the boat also set a darker, more politicall­y engaged tone than usual, navigating between the troubled waters of technology’s influence on our daily lives and the disappeara­nce of natural resources.

From the Palais de Tokyo to his most recent videos, Arunanondc­hai has gradually turned from a young man into an adult. The focal range of his work has also shifted, as if the drone that filmed a group of the artist’s friends was now contemplat­ing the shockwaves that are shaking the entire planet. In the three videos that make up the cycle Painting with History in a Room Filled with..., the avatar of a painter on denim accompanie­d the artist’s foray into the world of art. In Opus 4, the camera’s eye floats weightless­ly, watching people rise and rainforest­s shrink. “I’m very interested in environmen­tal issues and the collapse of traditiona­l ways of thinking at the moment. We’ve reached a crucial point in history: we can see that something is wrong, but we don’t know how to replace our old beliefs and institutio­ns,” Arunanondc­hai explains. “In Marseille, I want to create an ecosystem that evokes the primitive memory of a time when things had no name, where everything still coexisted – the world before globalizat­ion and standardiz­ation.”

Exposition de Korakrit Arunanondc­hai, du 20 juin au 29 juillet au hangar J1, 23, place de la Joliette, à Marseille.

Cette oeuvre, inspirée par les gigantesqu­es poissons-rubans du Sud-est asiatique, intègrera l’exposition de l’artiste à la galerie Clearing (Bruxelles) à partir du 16 avril.

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