RYOJI IKEDA AU CENTRE POMPIDOU
13 PARIS
ALGORITHMES, CODAGE, DATAS, HARDWARE... COMMENT LES ARTISTES DÉTOURNENT-ILS LES NOUVELLES TECHNOLOGIES ? C’EST LA QUESTION VERTIGINEUSE À LAQUELLE RÉPOND UNE DOUBLE EXPOSITION AU CENTRE POMPIDOU, AVEC L’ARTISTE JAPONAIS RYOJI IKEDA EN INVITÉ D’HONNEUR.
MÊME LES OBJETS D’ÉTUDE les plus immatériels, les plus atemporels, se découvrent une histoire. Ainsi en va-t-il pour le monde digital et l’art qui lui est affilié. En ce début d’année, deux expositions se chargent de le rappeler. En novembre, le MOMA à New York inaugurait Thinking Machines: Art and Design in the Computer Age. Se concentrant sur la période fondatrice des années 1959-1989, la proposition se fondait majoritairement sur des oeuvres provenant des collections (John Cage, Richard Hamilton, Alison Knowles ou Stan Vanderbeek) mises en regard avec le design d’ordinateurs de la même époque. Le but est alors bien de casser la boîte noire, d’ouvrir la machine pour mettre à plat les influences sur la perception et les modes de pensée des artistes, des architectes et des designers. Cet été, c’est au tour du Centre Pompidou, à Paris, de prolonger l’écriture d’une histoire qui, selon Marcella Lista, commissaire d’exposition et spécialiste des nouveaux médias, possède “autant de points d’entrée que d’incarnations locales”. Au versant centré sur le design et les arts visuels au MOMA répond alors, au Centre Pompidou, “l’exploration de la part immatérielle de cet héritage”. Sous l’intitulé Coder le monde – Mutations/créations, une exposition collective confiée aux soins de Frédéric Migayrou rassemble dixneuf artistes ou duo d’artistes mobilisant dans leurs travaux des formes génératives dérivées de l’informatique. “Dans cette généalogie, on décèle l’influence de la tradition conceptuelle marquée par l’exposition Les Immatériaux, organisée entre ces mêmes murs en 1985 et dont le philosophe Jean-françois Lyotard fut l’un des curateurs. Mais on décèle également une forte présence de la musique avant-gardiste, qui accentue l’impression d’un panorama dominé par les formes abstraites”, détaille Marcella Lista.
À l’exposition collective s’ajoute une seconde exposition, monographique, consacrée au Japonais Ryoji Ikeda. “L’artiste a conçu deux pièces pensées pour l’espace vitré et ouvert sur l’extérieur qui lui est confié, des installations sonores qui viendront décliner en ondes sinusoïdales les différentes fréquences de la note ‘la’ à travers l’histoire et les cultures”, explique Marcella Lista, qui en assure le commissariat. Si l’un et l’autre volet explorent tous deux le dialogue entre art, science et technologies, c’est qu’ils sont organisés dans le cadre de la plateforme “Mutations/créations” lancée l’an passé au Centre Pompidou pour tenter de défricher ce territoire de pratiques et de généalogies mouvantes. Ikeda est l’un des rares artistes ayant réussi à imposer, à partir d’une “désubjectivisation” radicale, quelque chose comme un style individuel reconnaissable entre mille – tout autant que le serait la touche d’un peintre.
Né en 1966, il se fera d’abord connaître comme DJ dans les années 90. C’est en intégrant le collectif multimédia japonais Dumb Type, hub créatif rassemblant des vidéastes, des danseurs, des musiciens et des architectes tout juste sortis
Paris PORTRAIT OF THE ARTIST AS HACKER
ALGORITHMS, CODING, DATA, HARDWARE – WHAT USE (OR MISUSE) CAN ARTISTS MAKE OF ALL THESE NEW TECHNOLOGICAL TOOLS? THIS IS THE FASCINATING QUESTION ASKED BY A DOUBLE EXHIBITION AT THE CENTRE POMPIDOU, TO WHICH JAPANESE ARTIST RIOJY IKEDA HAS BEEN INVITED AS GUEST OF HONOUR.
Even the most intangible and atemporel objects of study have histories. The utopian dream of floating in a dematerialized digital cocoon is now being replaced by its contextualization in a clear historical timeline. Two exhibitions this year retrace this history. One, Thinking Machines: Art and Design in the Computer Age, opened at New York’s MOMA last November. Concentrating on the formative period of 1959–89, and mainly drawing from the museum’s own collections (John Cage, Richard Hamilton, Alison Knowles, Stan Vanderbeek), it places works of art side by side with contemporaneous computer designs with a view to breaking the “black box” and revealing how much the insides of these machines influenced the perceptions and thought processes of artists, architects and designers. And this summer, Paris’s Centre Pompidou is also examing this history, one that according to Marcella Lista, new-media specialist and curator, “contains as many approaches as local incarnations.” So in response to MOMA’S design and visual-art focus, the Pompidou is exploring “the immaterial part of this heritage.” A group show entitled Coding the World – Mutations/creations, curated by Frédéric Migayrou, brings together 19 practitioners who generate work through digital tools. “This lineage reveals the influence of the conceptual tradition, which was marked by Les Immatériaux, a 1985 Pompidou show curated by, among others, the philosopher Jean-françois Lyotard. But avant-garde music is also very present, accentuating the overall impression of a panorama dominated by abstraction,” explains Lista.
A second monographic exhibition of the work of Japanese artist Ryoji Ikeda will accompany the collective show. “Ikeda specially created two pieces for the space, which is
PAGES PRÉCÉDENTES THE PLANCK UNIVERSE (MACRO) (2015) DE RYOJI IKEDA. MATÉRIAUX : 3 VIDÉOPROJECTEURS DLP, ORDINATEURS, MICROS. CONCEPT ET COMPOSITION DE RYOJI IKEDA. PROGRAMMATION ET INFOGRAPHIE DE NORIMICHI HIRAKAWA, TOMONAGA TOKUYAMA, YOSHITO ONISHI ET SATOSHI HAMA.
du Kyoto City Art College, que sa pratique musicale se lie à la visualisation. Pour produire une critique des médias et refléter l’intrusion de la technologie dans le quotidien, Dumb Type (littéralement “individu stupide”, celui produit par la surcharge d’informations) met au point une esthétique futuriste où corps et mots se mêlent dans des teintes bleutées cyberpunk. Ikeda, lui, n’aura de cesse de viser l’abstraction, s’acheminant vers une oeuvre algorithmique comme seul un programme informatique peut en produire. Certes, il y a les albums déclinant des fréquences aux confins de la perception humaine, mais inextricablement liés à eux, également une certaine esthétique, succession épileptique de barres noires et blanches. C’est en convertissant des données en signaux visuels et sonores qu’il réalise ses installations audiovisuelles monumentales présentées aussi bien en institution que dans l’espace public. En décembre, il avait ainsi dévoilé une déclinaison de Test Pattern à la Villette et une série d’oeuvres plus domestiques (à peine) à la Galerie Almine Rech, témoignant d’un intérêt croissant pour les mathématiques et le concept d’infini.
Comment hérite-t-on alors de ces précurseurs en tant que jeune artiste natif de l’ère digitale ? Pour Marcella Lista, Ryoji Ikeda est symptomatique de créateurs qui s’inspirent du mode de fonctionnement des ordinateurs pour repenser une forme abstraite autogénérée. Impossible, alors, de circonscrire une quelconque filiation esthétique à une généalogie qui se dessine principalement comme un modus operandi. “Hacker, c’est instaurer une différence”, écrit Kenneth Mckenzie Wark dès les premières lignes du livre Un manifeste hacker, qu’il publie en 2004. S’attachant à penser une classe de hackeurs qui dépasserait l’acception restreinte du terme au lien à un ordinateur, le théoricien en fait une figure conceptuelle porteuse de la glass-walled and gives onto the street. Sound installations will play the different frequencies of the note A in sinusoidal waves, throughout history and different cultures,” explains Lista, who is curating this part of the show. Both Migayrou and Lista’s contributions explore the dialogue between art, science, and technology within the context of the “Mutations/creations” programme launched last year by the Pompidou to explore this field of evolving practices and genealogies. Ikeda is one of the few artists who, through acts of radical desubjectification, have been able to create their own immediately recognizable individual style, like a painter’s unique brushwork.
Born in 1966, Ikeda first made a name for himself as a DJ in the 90s. It was when he joined the Japanese multimedia collective Dumb Type (a creative hub of videographers, dancers, musicians and architects who had just graduated from Kyoto City Art College) that his musical work became linked to visualization. In their critique of mass media and technology’s invasion of daily life, Dumb Type developed a futurist aesthetic where bodies and words meshed in blue cyberpunk tones. Ikeda explored abstraction through algorithms and computation. Some of his albums explore frequencies at the limits of human perception, to which are inextricably linked an aesthetic, an almost epileptic succession of black and white bars. Ikeda creates his
IKEDA CREATES HIS MONUMENTAL AUDIOVISUAL INSTALLATIONS BY CONVERTING DIGITIZED DATA INTO SOUND AND VISUAL SIGNALS.
C’EST EN CONVERTISSANT LES DONNÉES NUMÉRIQUES EN SIGNAUX VISUELS ET SONORES QUE RYOJI IKEDA RÉALISE SES INSTALLATIONS AUDIOVISUELLES MONUMENTALES.
capacité d’invention dans un monde saturé. Dédiant lui aussi son premier chapitre à l’abstraction, il avance la thèse que, “en art, en science, en philosophie et dans la culture en général, dans toute production de connaissance reposant sur la collecte de data, sur l’extraction d’information et par elle, sur la production de nouvelles possibilités, il y a des hackeurs qui produisent du neuf avec du vieux”. Comme d’autres contre-cultures auparavant, comme le skate ou le rock, le milieu du hacking inspire effectivement les artistes. C’est le cas de Jason Matthew Lee, né en 1989 et représenté par la Galerie Crèvecoeur à Paris, qui s’est fait connaître avec une série de téléphones publics bidouillés reprenant la mythologie fondatrice de la culture Internet des phreakers, ancêtres des hackeurs en tant que tels. Ou encore, en remontant d’une génération en arrière, de Cory Arcangel qui, de son côté, ne s’attaque pas tant au dispositif qu’au logiciel lui-même. Ses détournements de jeux vidéo obsolètes comptent ainsi parmi ses oeuvres les plus célèbres. S’il enlève tout décor autre que le ciel bleu dans Super Mario Clouds (2002), dans Super Slow Tetris, appelé originellement Tetris Screwed (2004), il fait ralentir la chute des blocs, qui mettent désormais plusieurs minutes à tomber. Reprogrammés à la main, ces jeux restent néanmoins accessibles de chez soi, fonctionnant alors sur le principe d’un logiciel en open source.
La pratique du hacking réhabilite surtout, toujours d’après Mckenzie Wark, un usage instinctif et déhiérarchisé du bricolage qui “mêle objets et sujets, brisant leurs enveloppes, brouillant leurs identités, les mêlant au sein d’une nouvelle formation”. Qu’il s’agisse de la visualisation de données que l’on trouve chez un Ian Cheng, qui renoue avec le versant algorithmique d’un Ikeda en développant des “simulations vivantes” où un écosystème virtuel évolue de manière autonome, ou d’un Simon Denny qui, pour le pavillon de la Nouvelle-zélande à la Biennale de Venise en 2015, embauchait tout bonnement (et à son insu) un ancien graphiste de la NSA pour reproduire le graphisme des documents révélés par Edward Snowden. Manière de penser qui dépasse l’esthétique, le hacking, comme une contre-culture au sens large, fédère les artistes, et cela pour une raison simple : la volonté de ne pas abandonner le rêve aux bureaucrates, ni l’invention aux scientifiques, mais rester les défricheurs de mondes, de tous les mondes. monumental audiovisual installations – in both museums and public space – by converting digitized data into sound and visual signals. In December he presented a new variation of Test Pattern at La Villette in Paris as well as (slightly) more domestic-scale works at the Almine Rech Gallery, reflecting his growing interest in mathematics and the idea of infinity.
What does today’s generation of artists learn from pioneers like Ikeda? For Lista, Ikeda is emblematic of artists who are inspired by how computers function to produce autogenerated abstract forms. Which means it’s impossible to delineate aesthetic affiliation in a lineage which is principally a question of modus operandi. “To hack is to differ,” wrote Kenneth Mckenzie Wark in the first lines of his 2004 book, A Hacker Manifesto. Tasking himself with defining a class of hackers who transcend the term’s accepted link to computers, he imagined a conceptual figure with the ability to invent in a hyper-saturated world. In his first chapter, on abstraction, Wark put forward the idea that “in art, in science, in philosophy and culture, in any production of knowledge where data can be gathered, where information can be extracted from it, and where in that information new possibilities for the world are produced, there are hackers hacking the new out of the old.” Just as past countercultures, like skateboarding or rock, inspired artists of the era, the hacking milieu inspires the artists of today.
According to Wark, hacking rehabilitates an instinctive and de-hierarchized bricolage practice that “meshes objects and subjects, breaking their envelopes, blurring their identities, blending each into a new formation.” Take Ian Chang’s visualization of data, which picks up on the algorithmic side of Ikeda’s work by developing “living simulations” in which virtual ecosystems evolve autonomously. Or Simon Denny, who hired an EX-NSA graphic designer to reproduce the layout of the Edward Snowden documents (without his knowledge) for the New Zealand pavilion at the 2015 Venice Biennale. As a way of thinking that transcends aesthetics, hacking, like other countercultures in the wider sense, unites artists for a simple reason: the determination not to abandon dreams to bureaucrats or invention to scientists, but to remain the trail blazers in every field.
Thinking Machines: Art and Design in the Computer Age, 1959-1989, jusqu’au 8 avril, MOMA, New York. Exposition de Jason Matthew Lee à la galerie Crèvecoeur, Marseille, en mai. Coder le monde, exposition collective et exposition monographique de Ryoji Ikeda, du 13 juin au 27 août, Centre Pompidou, Paris. Dumb Type. Actions + Réflections, jusqu’au 14 mai, Centre Pompidou-metz, Metz.
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