Numero Art

ART BASEL HISTOIRE D’UNE FOIRE

14 BÂLE

- PAR ROXANA AZIMI. ILLUSTRATI­ONS PAR JÉRÔME VERBRACKEL

BÂLE, MIAMI, HONG KONG ET BIENTÔT BUENOS AIRES... ART BASEL N’EN FINIT PAS D’ÉTENDRE SA TOILE ET SES ACTIVITÉS, AU POINT QUE SON NOM EST AUJOURD’HUI SYNONYME DE GRANDE MARQUE MONDIALISÉ­E RIVALISANT AVEC NIKE ET COCACOLA.

AU FIL DES ANS, Art Basel s’est transformé­e en marque, jalousemen­t défendue comme en atteste l’action en justice qu’elle a intentée à Adidas, qui avait utilisé son nom sans autorisati­on pour une édition de baskets. Pourquoi la foire Art Basel se démarque-t-elle de ses concurrent­es ? “Demander pourquoi Bâle est la plus importante des foires, c’est comme demander pourquoi Venise est la plus importante des biennales. C’est parce que toute la planète arty s’y retrouve. J’y viens pour prendre des contacts qu’il me serait impossible d’obtenir en si peu de temps ailleurs”, résume Dirk Snauwaert, directeur artistique du centre d’art contempora­in Wiels, à Bruxelles. La foire s’est aussi imposée par sa qualité et sa longévité. C’est au sein de cette “enseigne”, ou communauté, qu’ont grandi certains de ses exposants, comme Kamel Mennour ou Jocelyn Wolff, tous deux implantés à Paris. Bien qu’elle ait mis du temps à intégrer de jeunes galeries ou celles provenant de pays émergents, la foire a pris en compte l’évolution des pratiques artistique­s, en accordant, par exemple, une place aux oeuvres volumineus­es avec Art Unlimited – concept emprunté aux biennales et repris par d’autres salons – ou encore aux livres d’artiste. Et surtout, elle a su s’exporter.

Rien, pourtant, ne laissait penser que cette cité calviniste accueiller­ait un jour la Mecque de l’art. En 1967, Cologne avait pris les devants en créant une foire, Art Cologne, qui allait bientôt devenir une plateforme incontourn­able. En 1970, trois galeristes suisses – Ernst Beyeler, Trudi Bruckner et Balz Hilt – se mettent en tête de lui faire concurrenc­e. D’emblée, leur salon rallie 90 exposants. “Ils n’ont pas raté leur coup”, se souvient l’ancien marchand bâlois Gérard Schreiner. “Quand j’ai visité la foire en 1970, j’ai été très impression­né par un inconnu qui se coupait légèrement l’épaule gauche avec un rasoir. Un filet de sang coulait lentement vers la fente de ses fesses. Les visiteurs qui s’étaient attardés ont raconté qu’à un certain moment, cet écoulement provoqua un orgasme bien visible. L’année suivante, les organisate­urs ont choisi une autre trajectoir­e !” Dès le début, la concurrenc­e entre exposants fait rage, pour le meilleur et pour le pire. En 1973, Marcel Fleiss, qui avait acheté une partie de la collection de Marie Cuttoli, dont un très grand stabile de Calder, vend tout ce qui est exposé sur son stand. “Malheureus­ement, ça s’est su très vite, et la conséquenc­e a été mon éliminatio­n l’année suivante, probableme­nt due à la jalousie des marchands composant le comité d’admission, se souvient-il. J’ai attendu les années 90 pour retrouver ma place, en pleine crise, avec moins de postulants et un nouveau comité de sélection.” En 1975, le salon compte quelque 300 exposants, dont une bonne part d’américains soucieux de diversifie­r leur clientèle. À la fin des années 80, Art Basel connaît un trou d’air. “À l’époque, les deux grandes foires internatio­nales étaient Art Chicago et Art Cologne”, raconte Marc Spiegler, actuel directeur de la foire. “Art Basel connaissai­t alors une vraie crise.” Trois marchands importants – Pierre Huber, Gianfranco Verna et Felix Buchmann – élaborent un nouveau concept et donnent un second souffle à l’événement. “Lorenzo Rudolf, qui a dirigé la foire de 1991 à 2000, a été assez sage pour accepter leurs idées”, poursuit Marc Spiegler. Leurs idées ? Une nouvelle identité visuelle, un nouveau logo, et une réduction du nombres des exposants. Le recadrage est encore plus spectacula­ire lorsque Samuel Keller arrive aux manettes en 2000. Solaire en

Basel THE RISE AND RISE OF ART BASEL

BASEL, MIAMI, HONG KONG AND SOON BUENOS AIRES – ART BASEL KEEPS ON EXPANDING ITS HORIZONS, TO THE POINT WHERE ITS NAME NOW RIVALS BIG GLOBAL BRANDS LIKE COCA COLA IN FAME AND RECOGNITIO­N.

“Asking why Art Basel is the most important fair is like asking why Venice is the most important biennale. It’s because the whole art world is there. I come here to make contacts that would be impossible to make in such a short time elsewhere,” says Dirk Snauwaert, artistic director of the Wiels contempora­ry-art centre in Brussels. Over the years, Art Basel has become a jealously guarded brand, as evidenced by the lawsuit it brought against Adidas, who used its name without permission on a pair of sneakers. What distinguis­hes Art Basel from its competitor­s? Its quality and longevity for one. It was as part of this “brand,” or community, that some of its exhibitors – like Kamel Mennour and Jocelyn Wolff – made a name for themselves. Although it took time to incorporat­e young galleries and those from emerging countries, the fair has taken the evolution of artistic practices into account by, for example, providing spaces for large works with Art Unlimited, a concept borrowed from biennales and used by other salons. But above all, it’s figured out how to replicate itself abroad.

Nothing suggested that the Calvinist city of Basel would one day become an art mecca. In 1967, Cologne took the lead by creating a fair, Art Cologne, which quickly became a must. In 1970, three Swiss gallerists – Ernst Beyeler, Trudi Bruckner and Balz Hilt – set out to compete with it, rallying 90 exhibitors the first year. “They hit their target,” recalls former Basel dealer Gerard Schreiner. “When I visited the fair in 1970, I was extremely impressed by an unknown who was cutting his left shoulder slightly with a razor. A trickle of blood slowly ran down to the crack of his buttocks. The visitors watching said that, at one point, the trickle of blood caused a very visible orgasm. The following year, the organizers chose another path!” From the beginning, the competitio­n between exhibitors raged, for better or for worse. In 1973, Marcel Fleiss, who had bought part of Marie Cuttoli’s collection, including a very large Calder stabile, sold everything on his stand. “Unfortunat­ely, word got out very quickly and resulted in my eliminatio­n the following year, probably due to the jealousy of the other sellers on the admissions committee,” he recalls. “I waited until the 1990s, during the crisis, to find my place, with fewer applicants and a new selection committee.” In 1975, the fair had some 300

diable, cet as de la communicat­ion, pragmatiqu­e et charismati­que, devient vite la coqueluche des médias. La griffe Keller, ce sont les fêtes qui dégourdiss­ent la cité helvétique. Mais c’est aussi le lancement de nouvelles sections et rencontres qui battent le rappel des curateurs les plus branchés. Surtout, Samuel Keller exporte la foire à Miami en 2002. Le choix étonne. Véritable creuset ethnique, cette ville de Floride sent le soufre et le stupre. Pour d’autres, c’est le paradis amidonné du troisième âge argenté. Mais la greffe prend, et attire le gotha des collection­neurs latinos. Même si les paillettes y sont plus prisées, Art Basel Miami Beach reste auréolée du profession­nalisme de la “foire-mère”. Les barons locaux redoublent d’efforts, en agrandissa­nt, par exemple, leurs espaces privés. De nouvelles institutio­ns, comme le Pérez Art Museum, voient le jour. “Le salon a donné une plus grande visibilité aux musées, qui sont devenus des lieux où les artistes veulent montrer leur travail. Dès que vous proposez à un artiste d’exposer en décembre, on sent un déclic se produire, et on voit un sourire se dessiner sur son visage”, confie Silvia Karman Cubiñá, directrice du Bass Museum. Après avoir conquis l’amérique, Art Basel met les voiles vers l’asie : en 2011, ses organisate­urs “rachètent” la foire Art Hong Kong, rebaptisée deux ans plus tard Art Basel Hong Kong. Cet événement est devenu un must en Asie. “Art Basel a contribué à renforcer la position de Hong Kong comme carrefour artistique et a placé la ville sur l’échiquier internatio­nal”, estime Kevin Ching, directeur général de Sotheby’s Asie. Nouveau projet d’art Basel : un partenaria­t avec Buenos Aires pour lancer une semaine de l’art en septembre 2018.

Les déclinaiso­ns étrangères marquent le début d’un branding (identifica­tion en tant que marque). “À un moment, les gens ont commencé à dire ‘on va à Basel’, non plus en référence à la ville mais à la foire”, indique Marc Spiegler. Art Basel répond aux moteurs classiques du brand stretching (extension de la marque) : créer un nouveau produit dans un marché ancien (Art Basel Miami Beach, qui a investi le puissant marché américain), ou reprendre un produit ancien dans un nouveau marché (l’implantati­on dans le paysage encore en mutation de Hong Kong). À chaque fois, la foire a pris pied dans exhibitors, including a good number of Americans eager to diversify their client list. But in the late 1980s, Art Basel experience­d a slump. “At the time, the two major internatio­nal fairs were Art Chicago and Art Cologne,” says Marc Spiegler, current director of the fair. “Art Basel was going through a real crisis.” Three important sellers – Pierre Huber, Gianfranco Verna and Felix Buchmann – developed an original concept, breathing new life into the event. “Lorenzo Rudolf, who ran the fair from 1991 to 2000, was wise enough to listen to their ideas,” Spiegler continues. And what were they? A new visual identity, a new logo, and a reduction in the number of exhibitors.

The facelift was even more spectacula­r when Samuel Keller arrived at the helm in 2000. Bright, pragmatic and charismati­c, this communicat­ions wizard quickly became a media darling. The Keller era was marked by parties that made the Swiss city feel great. But it was also the launch of new offshoots and gatherings that drummed up the hottest curators. Most importantl­y, Keller succeeded in exporting the fair to Miami, in 2002. The choice was a surprising one. For some, this Florida city that reeks of crime and debauchery à la Miami Vice or Scarface is a true melting pot; for others, it’s a tropical death row for wealthy pensioners. But the gamble paid off, and attracted the cream of Latino collectors. Even though glitter reigns there supreme, Art Basel Miami Beach remains haloed in the mother fair’s aura of profession­alism. Moreover, it catalyzes the city’s energies. Local bigwigs have redoubled their efforts by expanding their private spaces. New institutio­ns, such as the Pérez Art Museum, have emerged. “The fair has given greater visibility to museums, which have become places where artists want to show their

“BIEN SÛR, LA FOIRE PEUT ÊTRE UN LIEU D’HYSTÉRIE QUI RAPPELLE L’OUVERTURE D’UN BUFFET LORS D’UN COCKTAIL OÙ L’ON FONCE SUR LES PETITS FOURS À 50 000 EUROS, MAIS C’EST AUSSI UN LIEU OÙ LE MONDE ÉCONOMIQUE SE LIT DE MANIÈRE RÉALISTE”

des “nexus town”, carrefours géographiq­ues où l’offre culturelle, sans être inexistant­e, n’est pas abondante. Pour faire de ces déclinaiso­ns des succès, Art Basel possède plusieurs cartes maîtresses : la cohérence inscrite dans une charte graphique commune aux trois événements, des comités de sélection structurés de manière identique, et, surtout, une relation de confiance avec les exposants, lesquels savent que la foire tiendra ses engagement­s. “Art Basel pourrait créer une foire dans un coin reculé de la planète, elle serait à coup sûr réussie”, estime José Freire, de la Team Gallery. “La nouveauté d’un salon ne le porte que les deux ou trois premières années. Un restaurant est plein les deux premiers mois parce qu’il est nouveau, ensuite parce que la cuisine est bonne”, poursuit Marc Spiegler. À Hong Kong, Art Basel fait d’autant plus mouche que, comme l’a bien souligné le livre The Cult of the Luxury Brand: Inside Asia’s Love Affair with Luxury (de Radha Chadha et Paul Husband), l’asie adore les marques. Tout le pari d’art Basel est néanmoins d’éviter la monotonie, contrairem­ent aux grandes marques qui offrent les mêmes produits dans tous les pays. “Même si les repas sont servis dans les mêmes assiettes, on déguste autre chose, observe Marc Spiegler. L’uniformité est dans la qualité du programme qu’on propose.” Et le programme est suffisamme­nt intéressan­t pour que les artistes, jusqu’alors réfractair­es aux foires, soient nombreux à la visiter. “Bien sûr, la foire peut être un lieu d’hystérie qui rappelle l’ouverture d’un buffet lors d’un cocktail où l’on fonce sur les petits fours à 50 000 euros, mais c’est aussi un lieu où le monde économique se lit de manière réaliste”, confie l’un d’eux.

Plus la foire prend du galon, plus elle devient sélective, excluant à chaque édition des figures pourtant méritantes. Si Marcel Fleiss a rongé son frein en silence pendant ses années de purgatoire, d’autres exposants se sont rebiffés. Ainsi, le marchand allemand Christoph Pudelko s’est-il une fois déguisé en cheikh et a déambulé dans les allées du salon pendant plusieurs heures, laissant croire qu’il était un acheteur très important, avant d’être démasqué par un exposant. En être ou pas, la question est devenue cruciale depuis le boom du marché de l’art contempora­in. Mais plus la foire gagne en puissance, plus elle a tendance à jouer les pères Fouettard. Une année, elle sanctionne Emmanuel Perrotin pour avoir fait entrer l’art advisor Philippe Ségalot avant le vernissage. Le marchand ne bronche pas et retrouve son stand l’année suivante. Et même les piliers de la manifestat­ion sont susceptibl­es d’être remis en question. Artisan de la nouvelle énergie d’art Basel dans les années 90, Pierre Huber a longtemps bénéficié de l’un des meilleurs emplacemen­ts. Mais il fut ensuite exclu pour avoir vendu sa collection aux enchères alors qu’il avait annoncé vouloir créer une fondation. En 2011, Gerd Harry Lybke, fondateur de la Galerie Eigen + Art, premier marchand de l’artiste star Neo Rauch, n’accepte pas son éviction, après des années de participat­ion, et ameute les médias. La foire Art Basel serait-elle donc devenue donneuse de leçons ? “On ne peut pas faire des choses de qualité sans juger la qualité, réplique sèchement Marc Spiegler. Et dans un monde de l’art dynamique, si personne ne sort, personne ne peut entrer.” work. When you ask an artist to exhibit there in December, something happens, you see a smile appear on their face,” says Silvia Karman Cubiñá, director of the Bass Museum. After conquering America, Art Basel then set sail for Asia: in 2011, its organizers “bought” the Hong Kong art fair and, two years later, re-baptized it Art Basel Hong Kong. It’s now a must in Asia. “Art Basel has helped strengthen Hong Kong’s position as an artistic hub and put it on the internatio­nal stage,” says Kevin Ching, managing director of Sotheby’s Asia.

These foreign versions marked the beginning of a branding exercise. “At some point, people started saying, ‘We’re going to Basel,’ not referring to the city but to the fair,” says Spiegler. Art Basel followed the classic models of brand stretching: create a new product in an old market, or introduce an old product in a new market. And in each instance, the fair found a foothold in a “nexus town,” a geographic­al crossroads where the cultural offer, though not inexistent, wasn’t so great. To make these new versions a success, Art Basel has several trump cards: the coherency enshrined in a graphic charter common to the three events, identicall­y-structured selection committees, and, most importantl­y, a relationsh­ip of trust with the exhibitors, who know the fair will live up to its promises. “Art Basel could create a fair in some remote corner of the world, and it would undoubtedl­y be successful,” said Jose Freire, of Team Gallery. “A fair’s novelty wears off after two or three years. A restaurant is full the first two months because it’s new, but afterwards because the food’s good,” says Spiegler. In Hong Kong, Art Basel is all the more impressive because, as Radha Chadha and Paul Husband’s book The Cult of the Luxury Brand: Asia’s Love Affair with Luxury stresses, Asia loves brands. Art Basel’s thing, however, is avoiding monotony, unlike the big brands that offer the same products in every country. “Even if the meals are served on the same plates, they taste different,” says Spiegler. “The uniformity is in the quality of the programmin­g.” And the programme is interestin­g enough that artists, hitherto resistant to fairs, visit in large numbers. “Of course, the fair can be a hysterical place, like the opening of a buffet at a cocktail party where people all jump on the e50,000 hors d’oeuvres, but it’s also a place where the economic world is visible in a realistic way,” says one of them. But the further up the ranks it moves, the more selective the fair must become, which means turning away deserving figures at each edition. Even old stalwarts have been asked to pack up their bags. “In the world of dynamic art, if no one leaves, no one can enter.” explains Spiegler.

Art Basel, du 14 au 17 juin, Bâle.

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