Numero Art

KATHARINA GROSSE LE BÛCHER DES COULEURS

ROME

- PROPOS RECUEILLIS PAR THIBAUT WYCHOWANOK. PHOTOS PAR PHILIPPE FRAGNIÈRE

IL FAUT IMAGINER Katharina Grosse armée de ses pistolets à peinture, investissa­nt une villa Médicis monacale pour y couvrir son sol et l’un de ses escaliers de couleurs vives : jaune, bleu, rouge, vert, orange, violet… Après avoir habillé de traces de peinture éclatantes les murs et les sols des plus grands musées, l’extérieur d’une maison, sa chambre à coucher ( des draps jusqu’au plafond) ou des sculptures-ballons monumental­es, l’artiste allemande (née en 1961) s’attaque cette année à l’académie de France à Rome. Il faut donc l’imaginer, fin janvier, se baladant dans les paisibles jardins surplomban­t la ville et, fascinée par les pins plantés il y a presque deux cents ans par son confrère Ingres, en déplacer des morceaux à l’intérieur de la bâtisse pour élever un bûcher iridescent, aspergé des mêmes teintes de jaune, de bleu, de rouge et de vert éclatants. Des morceaux de tronc géants, un escalier, des bâches immenses tapissées de peinture projetée au pistolet… Les oeuvres in situ de l’artiste allemande sont très loin de former de simples paysages colorés et charmeurs que le public peut traverser. Les couleurs, que l’artiste n’a de cesse d’appliquer sur les lieux où elle intervient, contaminen­t et violentent les espaces. S’étendant sans distinctio­n sur toutes les surfaces, la couleur forme un objet en elle-même, faisant oublier ce qu’elle recouvre. La couleur n’a plus ni début ni fin. Elle forme une vision qui vous embrasse.

Numéro art : À quel moment la couleur est-elle devenue centrale dans votre travail ?

Katharina Grosse : Après mes études à Münster et à Düsseldorf, j’ai ressenti le besoin de faire une pause. Je me levais chaque matin, habitée par un désir de créer, sans savoir quoi. J’avais réalisé des vidéos, des sculptures… et essayé en vain de peindre un arbre ou un visage, mais ça ne marchait jamais ! Pourquoi ? Parce que ce n’était pas ce que je voyais. Depuis toujours, le réel se présentait à moi de manière dispersive.

Mais quel rapport avec la couleur ?

Les couleurs ne sont pas délimitées par un objet, une surface ou un plan. Le jaune n’a pas à se limiter à un citron. Il peut être partout. Cette idée que la couleur peut être extraite de la forme est un héritage de la fin du XIXE siècle. Chez les impression­nistes, déjà, la couleur jaillit hors de l’objet représenté. C’est ce que j’aime avec la peinture en spray. Contrairem­ent au pinceau, les couleurs ne se diffusent pas de manière délimitée. Le spray émet une brume de gouttes qui recouvre les surfaces et crée des formes.

Peindre en passant indistinct­ement d’un sol à un mur sans vous arrêter est une façon de brouiller les frontières entre les surfaces et les objets…

Oui, mais le lieu où deux éléments convergent est toujours intéressan­t. Comme sur une plage, le moment où l’eau et la terre se rencontren­t. Si vous observez attentivem­ent ce lieu de convergenc­e, il apparaît comme un espace à part, immense, rempli de conflits qui n’ont rien de désagréabl­e.

La commissair­e de l’exposition, Chiara Parisi, décrit votre travail en ces termes : “Le paysage n’est plus accueilli par la toile, il devient la surface

Rome A BONFIRE OF COLOUR

KATHARINA GROSSE TRANSFORMS THE WORLD WITH HER SPRAY GUN. BORN IN 1961, THE GERMAN ARTIST HAS SPLATTERED MANY A PRESTIGIOU­S MUSEUM WITH HER VIOLENT COLOURS, AS WELL AS HER OWN BEDROOM AND EVEN A HOUSE. SHE’S NOW BEEN INVITED BY THE VILLA MÉDICIS IN ROME, HOME TO THE FRENCH ACADEMY, WHICH SHE’S TRANSFORME­D INTO AN EXPLOSIVE LANDSCAPE MADE UP OF TRUNKS OF A PINE TREE PLANTED OVER A CENTURY AGO BY INGRES.

Numéro art: When did colour become central to your work?

After my studies in Münster and Düsseldorf, I needed to take a break. I used to wake up every morning wanting to create, but not knowing exactly what. I made videos and sculptures, and tried in vain to capture a tree or a face in paint. But it never worked. Why? Because it wasn’t what I saw. I always perceived reality as dispersive.

How does this relate to colour?

Colours are not delimited by an object, a surface or a plane. Yellow doesn’t have to be restricted to a lemon. It can be anywhere. The idea that colour can be detached from form crystalliz­ed in the late 19th-century. For the Impression­ists, colour sprang out separately from the object represente­d. This is why I love spray painting. Unlike with a brush, the colours don’t mix directly. The spray creates a mist of drops, that overlay and create shapes.

Painting without acknowledg­ing the separation between a floor and a wall is a way of blurring the frontier between surfaces and objects.

Yes, but the spot where the two converge is always interestin­g. If you take a close look at this spot, you’ll notice how special it is, immense and full of conflicts that are anything but disagreeab­le.

Curator Chiara Parisi said of your work, “The landscape is no longer accommodat­ed on canvas, it becomes the pictorial surface itself.” Do your works in situ evoke imaginary landscapes, fantastic visions?

It’s not about utopias or imaginary places you might aspire to. You can experience them physically, since art is nothing other than real. You’re at once in reality and in your own imaginatio­n. Both coincide and cross-fertilize each other, but don’t exclude each other.

picturale.” Vos travaux in situ évoquent-ils des paysages imaginaire­s, des visions fantasmées ?

Il ne s’agit pas d’utopies, de lieux imaginaire­s auxquels on aspirerait. Vous pouvez en faire l’expérience concrète, car l’art n’est pas autre chose que le réel. Vous êtes à la fois dans la réalité et dans votre imaginaire. Les deux coïncident et s’hybrident, mais ne s’excluent pas.

La plupart de vos interventi­ons sont réalisées sur de grands espaces…

J’ai appris, grâce à Robert Smithson, qu’il existe une grande différence entre la taille et l’échelle. L’une est mesurable tandis que l’autre est psychologi­que. Et c’est la question de l’échelle qui m’intéresse : l’impact psychologi­que que peuvent produire, par exemple, de grands rondins de bois disposés au coeur de la villa Médicis. Cela peut susciter une multitude d’images mentales, comme celle du foyer d’une maison, d’une cheminée magnifiée. Il y a aussi une certaine violence à les placer dans cet espace intérieur. Mais cette violence est rendue nécessaire par la villa elle-même. Face à un lieu aussi fort, au vocabulair­e stylistiqu­e si puissant, il me fallait proposer une image brute et simple, comme celle d’un feu primitif, pour qu’elle soit visible.

Cette violence est aussi à l’oeuvre dans l’idée de contaminer tout l’espace par la couleur.

La peinture a cette capacité d’être très proche de vous. Comme un son ou une voix, la couleur peut vous attraper. Vous êtes pris dans son émotion. La violence est une émotion intéressan­te tant qu’elle n’est pas liée à une narration, à l’image d’une histoire qui raconterai­t un meurtre. Faire l’expérience de la violence, en tant que pure énergie, peut être exceptionn­el.

Vos oeuvres sont-elles de pures abstractio­ns ?

Il ne faut pas comprendre l’abstractio­n comme une manière minimalist­e de créer. À l’époque moderne, des artistes ont essayé de ne représente­r que l’essentiel, le squelette. L’abstractio­n, selon moi, s’apparente plutôt à un saut. Vous avez une intention, quelque chose en tête, et cela vous catapulte quelque part. Vous ne créez pas en suivant un chemin, en imaginant une chose puis une autre. Vous ne racontez pas une histoire avec un début, un milieu et une fin. L’abstractio­n permet d’échapper à une narration qui vous impose une succession d’étapes.

Le visiteur est lui aussi catapulté dans vos oeuvres. Il les traverse et en fait une expérience très charnelle.

Je m’efforce de proposer une expérience multidimen­sionnelle de la peinture : vous marchez à travers elle et vous la découvrez depuis des perspectiv­es différente­s. La peinture forme une image tactile. Cela ne signifie pas que vous pouvez la toucher, mais que la surface de la peinture éveille votre intelligen­ce, votre corps et votre empathie.

Most of your work is on a very large scale.

I learned through Robert Smithson that there is a big difference between size and scale. The one is measurable, while the other is psychologi­cal. And it’s the notion of scale that interests me: the psychologi­cal impact produced, for example, by huge logs in the Villa Médicis. This can generate any number of mental images, such as home and hearth, a magnified fireplace. There’s also a certain violence in placing them in this interior.

Where does this violence come from in a work like Ingres Wood at the Villa Médicis?

This violence was made necessary by the villa itself. Faced with such a strong building, one with such a powerful architectu­ral vocabulary, I needed a raw and simple image, such as a primitive fire, for it to be able to stand out and be noticed.

There’s also violence in the total contaminat­ion of space with colour.

Painting has the ability to be very close to you. Like a sound or a voice, colour can catch hold of you. You’re caught in its emotion. Violence is an interestin­g emotion as long as it’s not related to narration, such as a story that recounts a murder, for example. Experienci­ng violence simply as a pure energy can be extraordin­ary.

Would it be fair to say that your artworks are pure abstractio­ns?

Abstractio­n mustn’t be understood as a minimalist way of creating. In the Modernist era, some artists tried to represent only the essential, the mere skeleton. For me abstractio­n is more like a big leap: you have an intention, something in mind, and this catapults you somewhere. You don’t create by following a path, but rather by imagining first one thing and then another. You don’t tell a story with a beginning, a middle and an end. Abstractio­n allows you to escape a narrative structure which would impose a succession of defined steps on you.

The audience is also catapulted into your artworks. They walk through them and their experience of them is very carnal.

I always try to offer a multidimen­sional experience of painting: you walk trough it and you discover it from all sorts of different perspectiv­es. Painting creates a tactile image. It doesn’t mean you can touch it, but that the surface of the painting awakes your intelligen­ce, your body and your empathy.

Exposition Ingres Wood, jusqu’au 29 avril à la villa Médicis, Rome. Exposition Wunderbild, jusqu’au 6 janvier 2019 à la National Gallery, Prague.

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