DOUGLAS GORDON
L’ex-enfant terrible de l’art britannique et immense artiste conceptuel a rejoint Kamel Mennour en 2018. Le galeriste parisien en dresse un portrait sincère, entre amitié et admiration. FR
Numéro art : Quel genre d’homme est Douglas Gordon ? À quoi peut-on s’attendre de la part d’un artiste devenu une star à 30 ans seulement, au coeur des turbulentes années 90 au Royaume-uni ? Il gagnait alors le prestigieux Turner Prize (en 1996) et était invité l’année suivante à la Biennale de Venise…
Kamel Mennour : Douglas est un funambule. À la fois puissant et vulnérable. Cette position d’équilibriste, cette fragilité lui permettent de s’offrir totalement dans son art. À la manière d’un anthropologue, il navigue autour de son sujet, l’explore, l’approfondit. Ma première rencontre avec l’une de ses oeuvres s’est faite avec 24 Hour Psycho en 1993. La vidéo est une version ralentie de Psychose d’alfred Hitchcock. Pas moins de vingt-quatre heures sont nécessaires pour regarder dans son intégralité le film initial de 109 minutes. Tout était là : Douglas analyse et dissèque. Ce qui lui permet de voir ce que nous, nous ne voyons pas, et ensuite de nous le donner à voir. C’est un art conceptuel, parfois abstrait, mais extrêmement généreux dès que l’on fait l’effort de s’y abandonner. Douglas impose toujours un tempo très particulier. Il digresse ou divague parfois, fait des détours mais retombe toujours sur ses pieds. Plus pertinent que jamais. Il faut accepter son rythme pour aboutir à l’exceptionnel.
À quoi ressemble ce tempo : lento, moderato ou prestissimo ? Je pourrais vous parler de notre première exposition avec lui à la galerie, fin 2018. Nous devions installer au sein de l’espace avenue Matignon une immense plaque de marbre de plusieurs tonnes. Rendez-vous est pris le mercredi à midi. On avait loué une chèvre [appareil de levage], payé deux régisseurs… À 18 heures, toujours pas de Douglas. C’est un insomniaque, alors rien n’est sûr quant à l’heure à laquelle il se lèvera. Il est dans sa temporalité. Le rendez-vous est reporté au lendemain à 10 heures. Toujours pas de Douglas. Et puis le voilà qui débarque en fin d’après-midi, en combinaison fluo improbable, l’hymne écossais à fond sur son téléphone portable. L’équipe a éclaté de rire. C’est ça, Douglas Gordon. Il me vient une autre anecdote : quand la Fondation Giacometti l’a invité pour une exposition qui devait à l’origine avoir lieu ce printemps [ The Morning After, à l’institut Giacometti], Douglas s’est immédiatement rendu sur place. Il y a dormi pendant quatre heures ! Puis il a installé, au sein de l’exposition en cours sur le marquis de Sade, une main qu’il avait sculptée. Elle est toujours nichée sur l’une des balustrades, et y restera jusqu’au printemps 2021. Douglas avait en réalité commencé son travail d’insémination de l’espace et de questionnement sur le sens que pouvait revêtir son intervention au sein d’une telle institution : que peut dire un artiste face au double monument que forment la fondation et l’artiste Giacometti ? Comment l’artiste va-t-il entrer en dialogue, voire en confrontation, avec ce monument jusqu’à le faire tomber ? Lorsque son exposition a été annulée en raison du
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Numéro art: What kind of a man is Douglas Gordon? What can you expect of an artist who became a star at just 30, in the turbulent 90s in the UK? He won the prestigious Turner Prize in 1996 and was invited to the Venice Biennale the following year…
Kamel Mennour: Douglas is a tightrope walker, both powerful and vulnerable. This balancing act, this fragility, allow him to give himself completely to his art. Like an anthropologist, he explores, deepens, investigates his subject. The first of his works I encountered was 24 Hour Psycho in 1993, a slow-motion version of Alfred Hitchcock’s Psycho: it takes 24 hours to watch what was originally a 109-minute film. Douglas analysed and dissected it all, allowing him to see what we didn’t and then share it with us. It might be conceptual art, sometimes abstract even, but it’s also extremely generous as soon as you surrender yourself to it. Douglas always sets a very specific tempo. He sometimes digresses and takes detours, but always lands on his feet. He’s more relevant now than ever. You have to accept your own rhythm to achieve the exceptional.
Are we talking lento, moderato or prestissimo?
I’ll tell you about our first exhibition with him at the gallery, in late 2018. We had to install a huge marble slab that weighed several tonnes in the avenue Matignon space. The appointment was set for Wednesday at noon. We’d rented a hoist, paid two crew members... Noon came, then 2.00 pm, 4.00 pm, 6.00 pm ... no Douglas. He’s an insomniac, so there’s no knowing when he might get up. He lives in his own time frame. We postpone to 10.00 am the next day. Still no Douglas. He finally arrives late in the afternoon, wearing an improbable neon suit, with the Scottish national anthem blaring out on a cell phone. The team could only laugh. That’s Douglas Gordon. Another anecdote (there are so many): when the Fondation Giacometti invited him to take part in an exhibition scheduled this spring [ The Morning After, at the Institut Giacometti], Douglas immediately went over there. He slept there for four hours! Then he placed a hand he had carved in the exhibition that was then showing. It’s still there on one of the balustrades, where it will stay till spring 2021. Douglas had already started his work of inseminating the space and questioning the meaning that his intervention might have in a such an institution: what can an artist say faced with the double monument formed by the foundation itself and Giacometti? How can an artist dialogue with, or confront, this monument to the point of
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confinement, le directeur de l’institut Giacometti Christian Alendente lui a envoyé un message : “The exhibition is postponed.” Douglas lui a aussitôt répondu : “je déteste ce mot de ‘postponed’, ‘remise à plus tard’. L’exposition n’est pas postponed, elle est ‘delayed’.” C’est-à-dire qu’elle était étirée. Douglas réalise désormais non pas une exposition, mais une résidence qui durera un an. Comme pour 24 Hour Psycho. Douglas est l’artiste de l’étirement des choses. On le voit aussi, il adore jouer avec l’étymologie des mots.
Douglas Gordon a été représenté à Paris par la galerie Yvon Lambert jusqu’à sa fermeture en 2014. Il n’a intégré votre programmation qu’en 2018. Pourquoi à ce moment précis ? Et en quoi consistait cette première exposition chez vous, avenue Matignon, et la suivante, rue du Pont-de-lodi ?
Cela s’est fait très naturellement. J’ai retrouvé Douglas par hasard chez Philippe Parreno. Douglas et Philippe se connaissent depuis longtemps, ils avaient réalisé ensemble Zidane, un portrait du siècle en 2006. Le film suivait Zinedine Zidane pendant les 90 minutes d’un match ! J’étais impressionné, mais Douglas n’est pas un de ces artistes prétentieux et égotistes. Il sait vous mettre à l’aise. La complicité s’est tissée, sur l’amour de l’art bien sûr, et du foot. Nos deux passions communes ! Et très vite s’est imposée l’idée de faire ensemble une double exposition : la première, L’inventaire de mon désir, avenue Matignon, revenait sur son appétence pour le surréalisme, Claude Cahun, Man Ray… Douglas est doté d’une culture encyclopédique et a une connaissance exhaustive de l’art, de Marcel Duchamp à Ed Ruscha, du cinéma à l’art contemporain.
La deuxième exposition, L’anatomie de mon désir, rue du Pontde-lodi, était inspirée du film Le Ballon rouge d’albert Lamorisse. Énorme succès de 1956 qui raconte l’amitié entre un petit garçon et un gros ballon qui le suit dans les rues de Paris…
Douglas racontait pour la première fois son arrivée à Paris pour intégrer les Beaux-arts, alors qu’il n’avait pas 20 ans et qu’il dormait dans des petits hôtels non loin de la galerie – un hasard. Il déambulait dans les rues. Cette exposition autobiographique est un hymne à l’art, à l’amour, à l’enfant qu’il était. Au-dessus de la verrière de la galerie, un ballon rouge flottait… avec une corde qui pouvait aussi faire penser à celle des suicidés. Douglas était sans doute, à cette période, complètement asséché. Ces deux expositions étaient pour lui un retour aux sources pour pouvoir aller de l’avant, à nouveau.
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bringing it down? When Douglas’s exhibition was cancelled due to coronavirus, Christian Alendente, director of the Institut Giacometti, sent him a message: “The exhibition is postponed.” Douglas replied: “I hate the word ‘postponed.’ The exhibition is not postponed, it is ‘delayed.’” Instead of an exhibition he’s now doing a year-long residency. Douglas is an artist who stretches things, stretches time.
Douglas Gordon was represented in Paris by Yvon Lambert until 2014, but he only joined you in 2018. Why did it happen at that particular point in time?
It all happened very naturally. I ran into Douglas by chance at Philippe Parreno’s. Douglas and Philippe have known each other for a long time. They made Zidane, un portrait du XXIE siècle together in 2006. The film homed in on Zinedine Zidane for the whole 90 minutes of a match! I was very impressed, but Douglas isn’t one of those pretentious or egotistical artists. He knows how to put people at ease. We immediately got on, due to our love for art, of course, but also football. Two common passions. And the idea of doing a double exhibition came pretty quickly. The first, L’inventaire de mon désir, at avenue Matignon, looked back at his interest in surrealism – Claude Cahun, Man Ray… Douglas possesses encyclopaedic cultural knowledge and an exhaustive knowledge of art, from Marcel Duchamp to Ed Ruscha, from the movies to contemporary art.
The second show, L’anatomie de mon désir, at rue du Pont-de-lodi, was inspired by Albert Lamorisse’s 1956 movie Le Ballon rouge, which films the friendship between a little Parisian boy and a big red balloon… Douglas was recounting for the first time his arrival in Paris to study at the Beaux-arts, when he wasn’t even 20 and, quite coincidentally, used to sleep in little hotels near the gallery. He would stroll through the streets, just like that little boy in the film. This autobiographical exhibition was an ode to art, to love and to the child he once was. A red balloon floated above the gallery’s glass roof, with a rope that also recalled suicide by hanging. At that point in time Douglas was no doubt very drained. These two exhibitions were a return to his roots, so that he might move forward again.
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