UNE SCÈNE FRANÇAISE
GASPAR WILLMANN ET JEAN CLARACQ : PEINTRES D’UN NOUVEAU MILLÉNAIRE.
La jeune scène française est traversée par une magistrale force créative, portée par des points de vue puissants sur les bouleversements actuels. Dans cette édition, la maison Gucci s’associe à Numéro art pour mettre en lumière ces nouveaux talents. Première étape avec deux artistes qui replacent la peinture au coeur des enjeux contemporains.
Diplômé des Beaux-arts en 2019, Gaspar Willmann envisage ses peintures tels des photomontages. D’abord retouchées sur Photoshop, puis à la peinture à l’huile sur la toile imprimée, ses créations entremêlent ses propres photos et d’autres, trouvées au hasard sur Internet. Poursuivant la réflexion sur la production et la circulation des images, le Français se pose en digne héritier de Seth Price. FR
LORSQUE GASPAR WILLMANN, DEPUIS L’ÉPOQUE QUI EST LA SIENNE, ET LA NÔTRE, rouvre la question des images reproduites et trouvées, de leur médiation et de leur circulation, il le fait en héritier critique du mouvement post-internet dont le cadavre fut laissé pour mort au lendemain de la 9e Biennale de Berlin, en 2016. Les temps ont changé, les corps souffrants se rappellent à l’utopie digitale qui a voulu les dissoudre, et les yeux se dessillent sur les inégalités structurelles entérinées par la rationalité algorithmique. Si l’artiste, diplômé en 2019 des Beaux-arts de Lyon, se pose en héritier de Seth Price et d’artie Vierkant, il lui est néanmoins impossible de les célébrer : les “images objets” du second, qui servirent de manifeste ( The Image Object Post-internet publié sur plusieurs sites) à l’art post-internet, en 2010, opérant un aller-retour permanent entre la sculpture et sa vue d’exposition modifiée, sont déprimantes car elles ouvrent sous nos pieds le gouffre infini du néant. Lors de ses premières années d’études, Willmann entreprend un travail de peinture qui ne le satisfait pas : quel intérêt, autant d’effort pour reproduire ce qui existe déjà, et qui ne mènera la plupart du temps qu’à sa mise en circulation autogratifiante sur les réseaux sociaux ? Il opte alors pour la vidéo en found footage… trop lisse, trop vide, avant de trouver sa tactique : les parasiter l’un l’autre pour briser la surface, maculer le lisse, faire saillir l’affect.
Willmann mène de front ces deux pratiques, qu’il destine à être présentées indépendamment ou sous la forme d’installations dans un espace réel. La peinture procède du même protocole qu’il mène depuis deux ans : sur Photoshop, il réalise un photomontage mélangeant deux registres d’images, les siennes, prises au flash avec son portable, et d’autres trouvées au hasard des banques d’images. Au sein d’un même fichier, il les assemble et avec l’outil pinceau, vient les retoucher et en mélanger les couleurs, veillant notamment à rendre les bords coulants comme les bords de l’aquarelle. L’image est imprimée sur la toile et à
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PAINTERS FOR A NEW MILLENNIUM X GUCCI
GASPAR WILLMANN
FRESHLY GRADUATED JUST LAST YEAR, THE YOUNG FRENCHMAN HAS ALREADY MADE HIS MARK WITH A SERIES OF PHOTOMONTAGES THAT INTERROGATE THE CIRCULATION OF IMAGES IN OUR DIGITAL WORLD.
When Gaspar Willmann, at these times that are his and ours, re-explores the question of reproduced and found images, their mediation and their circulation, he does so as a critical heir to the post-internet era whose corpse was left for dead after the 2016 Berlin Biennale. Times have changed, suffering bodies resemble the digital utopia that wanted to dissolve them, and eyes have been opened to the structural inequalities validated by algorithmic rationality. While Willmann, who graduated from Lyon’s fine-arts school last year, may pose as the heir to Seth Price and Artie Vierkant, it is impossible for him to celebrate them: the latter’s “object images,” which served as a manifesto for post-internet art in 2010, constantly moving back and forth between sculpture and its modified exhibition view ( The Image Object Post- Internet published on several Internet sites), are depressing because they open up the infinite abyss of nothingness right under our feet. Early in his studies, Willmann unertook a painting project which failed to satisfy him: what was the point of such painstaking efforts to reproduce something that already exists and which mostly leads only to self- gratifying circulation on social media? He opted instead for found-footage video, before deciding it was also too smooth and empty. Until suddently he hit on the perfect tactic of having them
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nouveau retouchée, à la peinture à l’huile cette fois-ci. Émerge une nature morte agencée par décrochages et flous, avec des denrées comestibles et des emballages plastique, sur fond de coucher de soleil paradisiaque ou crépusculaire, pointant un souvenir déjà évanescent, standardisé et précapturé par la mémoire d’autres images, d’autres cadrages qui conditionnent notre poursuite de la “bonne” image.
Avec JUMAP (pour Juste une mise au point sur les plus belles images de ma vie), l’émotion est immédiate. Cette série atteint sa cible, provoquant une sensation de l’ordre de la “stuplimité” : un mélange de stupéfaction engourdie et de sublime exubérant, de l’ordre de ces affects de la modernité aliénée que répertorie Sianne Ngai dans son livre Ugly Feelings (2005). Dans ses vidéos, Willmann attrape au vol le “tournant affectif” récent des sciences sociales, porté par des chercheurs comme Sianne Ngai, Sara Ahmed ou Brian Massumi, et traque ces émotions mineures ou altérées, entre frustration et impuissance, qui naissent d’une surstimulation permanente du consommateur d’images et font le lit du capitalisme émotionnel. Dans The Unknown Man (2019), un acteur loué à la prestation sur le site de services Fiverr.com raconte une histoire commune à tant de travailleurs à la tâche, inséré dans les intérieurs uniformisés d’airbnb et autres espaces de coworking façon Wework – une esthétique que l’écrivain Kyle Chayka nomme “Airspace”. Dans BNB, a Love Story Between Benoît and Brittany (2019), une histoire d’amour se raconte, empreinte de la même lassitude pesante face aux bullshit jobs, ces “métiers à la con” diagnostiqués en 2018 par l’anthropologue David Graeber. Dans sa première exposition à l’espace Exo Exo à Paris, Willmann présente des peintures et des vidéos qui nous propulsent dans la texture dysphorique des affects standardisés.
Gaspar Willmann, La Petite Mort, du 16 octobre au 6 novembre, Galerie Exo Exo, Paris.
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parasite off each other to break the surface, stain the smooth and bring out all the affect.
Today Willmann works in both painting and video simultaneously. His paintings have used the same protocol for two years now: first he creates a montage in Photoshop combining two registers of images, some he’s taken, others found at random in image databases. Using the brush tool, he retouches the montage, mixing the colours and blurring the edges like watercolour. After that, he prints onto canvas and again retouches, this time in oil. A still life of edibles and plastic packaging emerges, often set against a sunset backdrop that is heavenly or crepuscular depending on your point of view, evoking a memory that is already evanescent, standardized and pre-captured by the memory of other images and other compositions that influence our pursuit of the “right” image. With the JUMAP series ( Juste une mise au point sur les plus belles images de ma vie), emotion comes easily, immediately, causing a sensation of “stuplimity”: numb stupefaction mixed with an exuberant sublime, the type of affect of alienated modernity described by Sianne Ngai in her book Ugly Feelings (2005). In his videos, Willmann also catches the recent “emotional turn” in the social sciences as found in the work of Ngai, Sara Ahmed or Brian Massumi, hunting down the minor or altered emotions between frustration and impotence that are born from the image consumer’s constant over-stimulation, the bedrock of emotional capitalism. Willmann’s first solo show at Exo Exo in Paris mixes paintings and videos which, by reflecting one another, propel us into the dysphoric texture of standardized affects.
UNE NATURE MORTE ÉMERGE, AVEC DES DENRÉES COMESTIBLES ET DES EMBALLAGES PLASTIQUE, SUR FOND DE COUCHER DE SOLEIL PARADISIAQUE OU CRÉPUSCULAIRE.
À 29 ans, Jean Claracq s’inscrit dans la nouvelle garde de la peinture figurative tout droit sortie des Beaux-arts de Paris. Minutieuses et énigmatiques, ses peintures évoquent autant le Flamand Jan van Eyck que le photographe canadien Jeff Wall. Dans ses toiles, des personnages ultra-contemporains incarnent avec finesse les attitudes de la mélancolie moderne. FR
“AU RAS DU TABLEAU, QUE CHERCHE SON SPECTATEUR ET QU’Y TROUVE-T-IL ? […] Et que se passe-t-il quand, soudainement ou progressivement, le spectateur s’attache au détail ou quand un détail l’appelle ?” se demandait l’historien de l’art Daniel Arasse il y a près de trente ans*. Minutieuses et énigmatiques, les peintures de Jean Claracq sonnent comme une réponse directe à ce questionnement esthétique. Dans l’oeuvre de cet artiste français, tout est réduit : les villes et les objets tiennent dans le format d’une carte postale, et les jeunes hommes deviennent les figurines de ce monde en miniature. Alanguis par l’attente ou le repos, perdus dans leurs pensées, ces derniers apparaissent tantôt les yeux rivés sur l’écran de leur smartphone ou de leur ordinateur portable, tantôt mus par leur errance dans des allées désertes. Aux côtés d’autres artistes de sa génération, à l’instar de Nathanaëlle Herbelin, Apolonia Sokol ou encore Simon Martin, Jean Claracq s’inscrit dans une forme de nouvelle garde de la peinture figurative tout droit sortie de l’école des beauxarts de Paris. Nés entre la fin des années 80 et le début des années 90, ces artistes milléniaux ne craignent pas de se mesurer aux grands maîtres et chefs-d’oeuvre de l’histoire picturale, ni d’imprégner leur pratique de références aux mass media, à la pop culture et à la déferlante d’images qui caractérise notre époque post-internet. Un héritage pluriel que Claracq revendique en faisant référence aux peintures médiévales ou à des peintres comme Jan van Eyck et Hans Memling, qu’il imite d’ailleurs en peignant à l’huile sur bois plutôt que sur toile : “Ces peintres flamands du XVE siècle étaient les meilleurs techniciens : aujourd’hui, leurs tableaux sur bois n’ont pas bougé”, justifie-t-il.
À l’âge de 13 ans, Jean Claracq (né en 1991) commence instinctivement à peindre sur des formats 5 x 5 cm puis s’aventure peu à peu vers d’autres médiums et d’autres dimensions. Pour autant, l’artiste revient le plus souvent à la miniature, arguant que celle-ci reflète sa
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PAINTERS FOR A NEW MILLENNIUM X GUCCI
JEAN CLARACQ
PART OF A NOUVELLE GARDE OF FIGURATION, THE YOUNG FRENCH PAINTER’S EXQUISITE, ENIGMATIC MINIATURES BORROW HISTORICAL TECHNIQUES TO DEPICT CONTEMPORARY CHARACTERS IMBUED WITH ALL THE MELANCHOLY OF MODERN LIFE.
“At the painting level, what is the viewer looking for and what does he find? … And what happens when suddenly or gradually the viewer hones in on a detail or a detail grabs them?”, wondered the art historian Daniel Arasse almost 30 years ago. Meticulous and intriguing, Jean Claracq’s paintings seem to answer this aesthetic question directly. In his work, everything is reduced, entire cities and objects fitting into a postcard format. In this miniature world, young men become figurines, languidly waiting, at rest, lost in their thoughts. At times they are depicted glued to their smartphones or laptop screens; at others they are shown driven by their wanderings in deserted alleys. Like other artists of his generation – such as Nathanaëlle Herbelin, Apolonia Sokol or Simon Martin – Claracq has embraced a new form of figurative painting that originated at Paris’s École des Beaux-arts. These millennial artists are not afraid to take on the great masters and masterpieces of pictoral history, nor to imbue their work with references to mass media, pop culture and the manifold images that characterize our post-internet era. Claracq openly claims this plural heritage, with references to medieval paintings and artists like Jan van Eyck and Hans Memling, whom he emulates by working on wood rather than on canvas. “These 15th- century
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propre échelle du réel. Caractérisées par des couleurs froides et sourdes réveillées par des tonalités vives, des contours très nets et une infime précision des détails, ses peintures incitent à la découverte par l’effort du regard. Afin de jouer avec la perception du spectateur, l’artiste fait d’ailleurs délibérément en sorte que certains éléments ne soient visibles qu’à la loupe ou grâce au zoom d’un objectif.
Car chez Claracq, l’histoire de la photographie n’est jamais loin. Citant Jeff Wall parmi ses références, il assume dans sa pratique cette même position ambiguë entre l’imprévisibilité du réel et la fiction de la mise en scène. Si ses sujets s’apparentent à des scènes intimes du quotidien volées à travers la vitre d’une fenêtre, ils sont en vérité le fruit d’assemblages d’images glanées par l’artiste qui composent un nouvel imaginaire. Dans ses espaces délimités par des lignes verticales, horizontales et obliques, Claracq crée des mises en abyme où les cadres se trouvent à l’intérieur des cadres, depuis un imposant panneau publicitaire jusqu’au format carré d’une photographie Instagram que l’on discerne, minuscule, au sein d’un écran numérique. Les architectures urbaines quadrillées, que le peintre affectionne tant, se prolongent alors dans les formes qui régissent le champ des images et du numérique pour constituer un même monde orthogonal.
Quant aux personnages, paisibles et nonchalants, ils incarnent avec finesse les nouvelles attitudes de la mélancolie contemporaine : une mélancolie solitaire mais non délétère, produit d’un ennui aux sources inédites, étonnamment ancrée dans les paysages réels ou virtuels de notre époque. Indifférents au spectateur, ces éphèbes absorbés dans leur activité ou leur oisiveté évoquent les scènes de genre peintes en Europe occidentale au XVIIE siècle, tout en se teintant d’un homoérotisme discret. Très tôt dans la carrière de Jean Claracq, un artiste reconnu ira jusqu’à qualifier son travail de “peinture pour pédé” :“Ces mots ont créé un vrai traumatisme, au point que je n’en ai pas parlé pendant cinq ans. […] Depuis, j’ai appris à me protéger”, explique le jeune peintre. Comme une revanche, la carrière florissante de Claracq l’amène aujourd’hui à investir la totalité d’une salle de la Fondation Louis Vuitton pour sa première exposition personnelle. Intitulé Propaganda, son projet inédit est le fruit d’une réflexion de six ans autour des mécanismes de la publicité et de la propagande, matérialisée par une maquette d’architecture blanche dans laquelle sont encastrées cinq de ses peintures – l’occasion d’un énième jeu sur la profondeur et la mise en abyme. “Mes oeuvres sont le reflet de quelqu’un qui est face au monde et essaie de le comprendre”, déclare l’artiste. Une affirmation que cette nouvelle installation ne saurait contredire.
Jean Claracq, Propaganda, du 23 septembre au 3 janvier, Fondation Louis Vuitton, Paris.
* Le Détail. Pour une histoire rapprochée de la peinture, éd. Flammarion, Daniel Arasse, 1992.
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Flemish painters were the greatest technicians,” he explains. “Their paintings on wood haven’t budged.”
Born in 1991, Claracq instinctively began to paint in 5 x 5 cm format at the age of 13, before gradually venturing to other mediums and dimensions. But he generally comes back to miniatures, arguing that they reflect his scale of reality. Characterized by cool, muted colours awakened by bright tones, clear contours and minute details, his paintings encourage discovery through the effort of observation; playing with the viewer’s perception, he deliberately includes certain elements that are only visible with a magnifying glass or through a zoom lens. Both the history of painting and of photography are never far off with Claraq: citing among his influences the photographer Jeff Wall, he takes a similarly ambiguous position in his work, somewhere between the unpredictability of reality and fictional staging. While his subjects may resemble everyday scenes captured through a window, they are in fact the result of assemblages of images he has collected and that form a new imaginary. In spaces delimited by vertical, horizontal and oblique lines, Claracq creates a mise en abyme of frames within frames, from an imposing advertising panel to the square format of a tiny Instagram photo that one can barely make out on a digital screen. The orthogonal urban architecture of which he is so fond extends into forms that govern the field of images and digital technology to create a single, matrixed world. As for the peaceful, nonchalant figures, they delicately embody the new attitudes of contemporary melancholy: lonely melancholy, yes, but not detrimental. Melancholy that is the product of a new type of boredom whose sources, surprisingly, are rooted in the real and/or virtual landscapes of our era. These youths, indifferent to the viewer and absorbed in their activities or idleness, evoke 17th-century genre scenes, tinged with homoeroticism. Early in Claracq’s career, a renowned artist even went so far as to describe his work as “painting for queers.” “Those words really traumatized me, to the point that I didn’t talk about it for five years ... Since then, I’ve learned to protect myself.”
Claracq’s flourishing career has landed him an entire room at the Fondation Louis Vuitton for his first solo show, Propaganda. The result of six years’ reflection on the mechanisms of advertising and propaganda, it takes the form of a white architectural model in which five of his paintings are displayed – another play on depth of field and the mise en abyme. “My works are the reflection of someone who is facing the world and trying to understand it,” he modestly explains.