LES OBJETS SINGULIERS DE MARTIN SZEKELY
Le Français qui a séduit François Pinault, pour lequel il a conçu le mobilier de son bureau à la Bourse de commerce, réalisera aussi celui des salles muséographiques du Louvre. Pour lui, une table est une table, une chaise, une chaise. Le créateur revendique la notion d’usage, réfutant la “belle forme”. Ses productions, par leur minimalisme, atteignent pourtant une beauté radicale.
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ON AURA LONGTEMPS TOURNÉ AUTOUR DU POT pour tenter d’exprimer d’un mot ordinaire et précis l’impression produite par chaque table, bureau, étagère, chaise, boîte de Martin Szekely. Trouver le terme juste pour les tables ML et PB (2002 et 2005), pour la console KL (2003), entités réfléchissantes du pied au plateau, si uniment qu’elles renvoient la disparité du monde qui les entoure, ou pour les bouts de canapé Bing One (2005) et Bing Two (2007), monolithes de cristal moulé ressemblant à des blocs d’énergie gelée, relève d’une gageure. Comment dire simplement, en effet, cette sensation d’“un”, d’unité, de résolution associée à la discrétion et à l’évanescence de l’objet en question ? Comment décrire le sentiment de plénitude sans virer au mystique ? Comment, en d’autres termes, exprimer cette monumentalité compacte mais aussi cette radicalité élémentaire qui nous saisit lorsqu’on regarde Des étagères (2004-2005), les boîtes Sam (2005) ou le bureau FP (2002), qu’ils soient photographiés en studio dans un contexte abstrait, ou in situ dans l’environnement au sein duquel ils font leur office ? À propos de l’armoire (1999) faite d’une seule feuille d’aluminium Alucobond découpée et pliée comme un origami, sans vis ni écrous, Martin Szekely a évoqué la notion d’“objet incompressible parce qu’il est sans doute le pendant du corps”. Même le marchepied NG (2002) en contreplaqué résiné devient ainsi, dans son environnement, un objet de première nécessité : trois boîtes réunies, qui sont également des marches irrémédiablement solidaires, dans une bibliothèque à laquelle cet escabeau donne accès dans sa hauteur, tout en permettant de tirer un ouvrage, de s’y asseoir et d’y lire. D’y méditer. L’américain Donald Judd utilise le terme de singleness, mot intraduisible sauf, peut-être, par une formule du philosophe Michel de Certeau, lorsque celui-ci parle de “science pratique du singulier”. Et, faute de mieux, c’est à une singulière absence de dualité qu’on se référera aussi pour qualifier ces meubles qui apparaissent tout d’un bloc, souvent comme une énigme et toujours comme un nom : chaise, table, bureau,
EN MARTIN SZEKELY
A SHEET OF CUT AND FOLDED ALUMINIUM REQUIRES NO SCREWS OR BOLTS TO BECOME A CUPBOARD. THREE SUPERIMPOSED BOXES BECOME STEPS OR A SEAT. A TABLE IS TABLE, A CHAIR A CHAIR: THE MINIMALISM OF THE FRENCH DESIGNER’S ELEMENTAL PIECES IMBUES THEM WITH A RADICAL BEAUTY.
One could beat around the bush trying to find ordinary and precise words to express the impressions produced by each Martin Szekely table, desk, shelf, chair or box. It’s a challenge to find descriptions for the entirely reflective ML and PB tables (2002 and 2005) and KL console (2003), which are so uniform they mirror the disparity of the world around them, or for the moulded crystal monoliths that are the sofa ends Bing One and Bing Two (2007), which resemble blocks of frozen energy. How can one express the compact monumentality, but also the elementary radicalism, of the Shelves (2004–05), the Sam boxes (2005) or the FP desk (2002), whether they’re photographed in an abstract context in the studio, or in situ in the environment where they perform their function. With respect to the Cabinet (1999) made from a single sheet of Alucobond cut and folded like origami without screws or bolts, Martin Szekely evoked the notion of an “incompressible object because it is undoubtedly the counterpart of the body.” Even the resin-covered plywood NG step stool (2002) becomes, in its environment, an object of primary necessity: it brings together three boxes, irremedially united to form steps and a bookcase, accessed by a stepladder, allowing one to pull out a book, sit and read, or meditate. Donald Judd, who was a great critic before
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armoire, boîte, bout de canapé, fauteuil, pouf, miroir. Ce nom commun est, la plupart du temps, leur nécessaire condition. Ils ne se prêtent pas à la fragmentation en une composition qui les déconcentrerait même si, parfois, différentes matières se rencontrent à l’occasion de la table NG (2006), du bureau FP ou des Stonewood One, Two et Three (2005), dont les pieds d’acier vissent le plateau de pierre, renversant le champ des probabilités. D’ailleurs, ce sont des meubles qui ne se laissent pas non plus “démonter”, au sens propre comme au figuré.
C’est un tour de potier et la suite d’opérations conduisant à la fabrication artisanale d’un pot de fleurs qui ont – entre autres – déterminé pour “MSZ” une reconfiguration du regard, l’amenant à reconsidérer totalement sa pratique. La fabrication consistait à conduire à la main l’élévation d’une boule de terre crue tournant sur un tour : une transformation de la matière impliquant l’horizontalité et la verticalité, le mouvement régulier et la pression des doigts empreints, à leur tour, de terre. D’une peau à l’autre. Cette opération humaine simple, habituelle et des millions de fois répétée, MSZ l’a regardée, laissant la chose se faire, depuis un point de vue qu’il a qualifié de “distant”. La création s’opérait non à l’intérieur mais devant soi, voire avant soi. Elle avait lieu à partir d’un certain nombre de données qui ne concernaient point la température de ses passions d’artiste ou “l’état égocentrique”, comme dit MSZ, “dans lequel met un dessin expressif qui signe le projet”.
Au tournant du XXIE siècle, sa démarche se radicalise ainsi, dans le détachement d’une “coupure épistémologique”, qui pousse le travail hors du monologue intérieur et soulève des questions : Quoi ? Pour qui ? Comment ? Les référents quittent le répertoire des styles pour rejoindre les données, qui appartiennent à tous et qu’il appelle “des lieux communs, des places publiques”. Citons encore ses mots : “Jusqu’alors, mes projets étaient basés sur l’idée que le design est affaire de dessin
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becoming an artist, used the term “singleness,” which could qualify these pieces of furniture that appear all of a block, often as an enigma and always as a name: chair, table, desk, cupboard, box, sofa end, armchair, ottoman, mirror. The common name is, most of the time, their necessary condition. They cannot be fragmented into a composition that would deconcentrate them even when different materials meet, such as in the NG table (2006), the FP desk or the Stonewood One, Two and Three (2005), whose steel feet screw into the stone plate, inversing the field of probabilities. Moreover, these are pieces of furniture that cannot be taken apart, both literally and figuratively.
It is a potter’s wheel and the sequence of operations leading to the artisanal making of a flowerpot that have – among other influences – reconfigured Szekely’s gaze, leading him to reconsider his practice completely. The making in question consisted of hand-guiding a ball of raw clay turning on a wheel: a transformation of the material involving horizontality and verticality, regular movement and the pressure of imprinting fingers, in their turn covered in clay. From one skin to the other. Szekely watched this simple, habitual operation that is without origin, repeated millions of times, a constant of human pottery, letting it happen from a point of view he described as “distant.” The act of creation took place not inside oneself but in front of, even before oneself. It took place on the basis of a certain amount of data that did not concern the temperature of his passions as an artist or “the egocentric state,” as he puts it, “in which an expressive sketch signs the project.” At the turn of the 21st century, Szekely’s approach was thus radicalized, not by the
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et le dessin, tout comme la graphie, une manifestation incontestable de la personnalité de celui qui en est l’auteur. Pour la Brique à fleurs, les usages, la fonction, le matériau et son mode de transformation se sont imposés en tant qu’éléments tangibles et, surtout, extérieurs à ma personne : des ‘pierres dures’ posées devant moi.” MSZ utilise l’expression de “déplacement du regard” dans la solution retardée qu’il apporte en 1999 à l’invitation du Centre international de recherches sur le verre et les arts plastiques (CIRVA) lancée dix ans plus tôt. “Une nouvelle période s’annonce plus ouverte sur les expériences et si possible les micro-inventions réalisées à partir de ces très légers déplacements du regard que l’on pose sur ce que l’on connaît déjà”, écrit-il à la directrice Françoise Guichon. Prolongeant et renversant un procédé imaginé par Gaetano Pesce, il propose de façonner un plat par pulvérisation de verre en fusion à l’intérieur d’une forme définie en creux, selon des modalités impossibles dans la tradition verrière. MSZ produit des formes obtenues par hasard dirigé, jouant sur la plasticité du matériau : une bande de métal qui détermine des bords, rugueux à l’extérieur et lisses à l’intérieur. Paradoxe de la maîtrise : “Il s’agit de délimiter un périmètre qui n’est pas dessiné. On peut, à partir de cette limite, imaginer des milliers de pièces, je ne suis pas à l’origine de cette idée qui est celle de l’élastique, ou encore celle des Stoppages-étalon de Duchamp…”
“N’importe, bien ou mal, c’est une délicieuse chose que d’écrire ! Que de ne plus être soi, mais de circuler dans toute la création dont on parle”, écrivait Flaubert à Louise Colet. Pour le devenir d’un “designer”, comme l’était jusqu’alors MSZ, quelle plus ample ambition que de laisser faire le hasard, quel plus profond vertige que de ne pas dessiner l’objet avant de le faire. L’exigence d’impersonnalité implique ici de se mesurer à l’aune de l’expérience commune, où l’objet s’envisage par le biais de ses destinations : cuisson, service ou conservation, mais aussi une foule d’utilisations plus étonnantes, toujours à venir.
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adoption of a form, a manner, a two-dimensional gesture to signify the third dimension, but in the detachment of an “epistemological break,” which pushes the work out of the inner monologue and raises questions: “What? For whom? How?” The referents leave the repertoire of styles to rejoin the given data, which belongs to everyone and which he calls “common places, public places.” “Until then, my projects were based on the idea that design is a matter of drawing, and drawing, like writing, is an indisputable manifestation of the personality of the author.”
With his Flower Brick, “the uses, function, material and the way it is transformed have imposed themselves as tangible elements and, above all, external to my person: ‘ hard stones’ placed in front of me.” Szekely uses the expression “displacement of the glance” in the delayed solution he offered, in 1999, at the invitation of the Centre international de recherches sur le verre et les arts plastiques (International Research Center for Glass and Plastic Arts, or CIRVA), which had launched ten years earlier. “A new period promises to be more open to experiments and, if possible, to micro-inventions based on these very slight shifts in the way we look at what we already know,” he wrote to the director Françoise Guichon. Prolonging and reversing a process imagined by Gaetano Pesce, he proposed shaping a dish by spraying molten glass inside a defined hollow shape, something that was impossible in traditional glassmaking. Szekely produced forms obtained by controlled chance, playing on the plasticity of the material: a strip of metal, used to form edges, rough on the outside and smooth on the inside. “It is a question,” he says, “of delimiting a
QUELLE PLUS AMPLE AMBITION QUE DE LAISSER FAIRE LE HASARD, QUEL PLUS PROFOND VERTIGE QUE DE NE PAS DESSINER L’OBJET AVANT DE LE FAIRE.
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Revenons à notre singleness, à l’unité éprouvée et indicible, faite, non d’une accumulation de signes relevant d’une signature d’artiste, mais d’une donnée collective, d’une prise en considération des usages sociaux, des comportements communs. Les “étant-donnés” de son art, MSZ les trouve donc dans la notion d’usage comme il cherche ses potentialités dans cette activité de laboratoire qui consiste à tester des textures toujours plus résistantes, c’est-à-dire moins encombrantes pour le regard. L’usage est ce qui permet de sortir de la belle forme, du beau dessin, de l’art surligné comme tel. “Une chaise ou un building non fonctionnels, et qui se proposeraient seulement comme des oeuvres d’art, seraient ridicules. L’art de dessiner une chaise n’a rien à voir avec la conception d’une oeuvre d’art, il consiste en partie à créer un objet qui, comme chaise, soit fondé dans la raison, qui soit utilitaire et dont les dimensions soient bonnes. Une chaise doit tenir compte de la proportion qui est la raison rendue visible… Une oeuvre d’art existe en soi ; une chaise existe en tant que chaise. L’idée d’une chaise n’a rien à voir avec l’objet lui-même.” MSZ aime à citer ces propos de Donald Judd. C’est dans ce distinguo qu’ont résidé les enjeux de la production utilitaire de l’américain, comme sa chaise de contreplaqué du milieu des années 80, provoquant “un sentiment envahissant de déjà-vu, qui est tout à fait légitime si l’on considère à quel point le matériau qui les constitue – le contreplaqué – possède une longue histoire dans le design de meubles depuis Charles Eames”, écrit le critique d’art Alex Coles.
Les productions de MSZ déclinent leur identité dans le présent, un temps partagé avec tous les arts qui inscrivent leur futur sous le signe d’une approche radicale en matière de technologie et d’autorité, soulignant la désuétude des notions de signature et de style ; ainsi le chorégraphe Jérôme Bel, notant que règne encore dans le champ de la danse “le paradigme de l’artiste romantique”, ajoute-t-il : “Il serait temps que ça change, non ?” C’est sur cet “à-venir” que MSZ mise sa puissance d’agir.
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perimeter that is not drawn. One can, from this limit, imagine thousands of pieces, I am not at the origin of this idea which is that of the rubber band, or that of Duchamp’s Stoppages étalon.” For Flaubert, “It’s a delicious thing ... not to be yourself anymore, but to move in an entire universe of your own making.” For the “becoming” of a “designer,” as Szekely could be considered, what greater ambition – literally disproportionate – than to let chance take its course, what greater vertigo than not drawing the object before making it. The requirement of impersonality, as found in Flaubert’s work for example (“one should not write oneself”), implies measuring oneself against the yardstick of common experience, where the object is envisaged through its uses: cooking, service or conservation, but also a host of more astonishing functions that are always immanent.
Functionality is what allows the beautiful form, the beautiful drawing, the art highlighted as such. Thus, the Domo armchair (2004), in wood, metal and a complex assembly of leather-covered foam pieces, whose straight backrest and cube-shaped seat allow, thanks to the slit that separates them and their different geometric densities, a variety of comfortable positions. Szekely’s pieces delineate their identities in the present, a temporality that they share with music, dance, and all arts that inscribe their future under the sign of a radical approach to technology and authority, underlining the obsolescence of traditional ideas of signature and style. Jérôme Bel, in late 2009, remarked that, in choreography, “the paradigm of the romantic artist” still reigns, adding that, “It’s about time that changed, isn’t it?” This is the future on which Szekely stakes all his power to act.