Numéro Homme

L’oeuvre d’une vie

Des cartes postales qu’il rassemble dès l’âge de 6 ans aux oeuvres qu’il acquiert aujourd’hui pour des millions de dollars, Leonard Lauder est un collection­neur dans l’âme. Quand l’héritier de l’empire Estée Lauder donne ses soixante-dix-huit chefs-d’oeuv

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propos recueillis par Matt Tyrnauer, portrait Andres Serrano Au mois d’avril 2013, Leonard Lauder, le chairman emeritus du groupe Estée Lauder (fondé par ses parents, Estée et Joseph Lauder, en 1946), a fait don de sa stupéfiant­e collection de soixante-dix-huit oeuvres cubistes au Metropolit­an Museum of Art de New York (MET). L’ensemble, d’une valeur estimée par le magazine Forbes à 1,1 milliard de dollars, réunit trente-trois Picasso, quatorze Léger, dix-sept Braque et quatorze Gris. Amassée au fil de trente-cinq années de passion, la collection rivalise avec celles du MoMA et du musée de l’Ermitage. Cette donation est l’une des plus importante­s jamais effectuées à un musée, et l’un des plus grands actes philanthro­piques de l’histoire de l’art. Grâce à ce don, le MET accède soudain au rang de grand spécialist­e mondial du début de l’art moderne. Lauder a déclaré qu’il continuera­it à collection­ner le cubisme et qu’il donnerait systématiq­uement les oeuvres nouvelleme­nt acquises au musée new-yorkais. Bien installé dans le monde de l’art tant à New York qu’au plan internatio­nal, le bienfaiteu­r âgé de 80 ans a longtemps été membre du conseil d’administra­tion du Whitney Museum of American Art, où il officie désormais en tant que président honoraire. Au plus fort d’une des vagues de chaleur qui ont sévi cet été à New York, Numéro Homme s’est entretenu avec Leonard Lauder – dont le premier emploi, dans l’entreprise familiale, consistait à livrer des cosmétique­s à vélo avant d’aller à l’école – dans la salle à manger qui lui est réservée à l’étage de la direction, au siège social d’Estée Lauder, en face du Plaza Hotel. Courtois et bien ancré dans le réel, le fringant collection­neur nous a reçus dans son costume italien en seersucker de chez Bergdorf Goodman, au milieu des oeuvres de Motherwell et de Christo exposées dans les élégants bureaux de la société.

Numéro Homme : Vous avez débuté votre collection à un âge extrêmemen­t

précoce, avec des cartes postales Art déco.

Leonard Lauder : En effet, j’avais 6 ans quand j’ai commencé à collection­ner des cartes postales des hôtels Art déco de Miami.

S’agissait-il de votre destinatio­n de vacances ? Non, j’étais en pension à la Normandy School sur Normandy Island, à Miami Beach.

Qu’est- ce qui vous fascinait tant dans l’Art déco et les cartes postales ?

Leur design et leurs couleurs vives. C’étaient vraiment des images très bleu, romantique­s. devant une étendue Un hôtel de sur sable la plage, où sont sous plantés un ciel quelques parfaiteme­nt parasols. L’hôtel rayonne, seul, dans la lumière du soleil. C’est comme si le passé rencontrai­t le présent.

Vous souvenez-vous d’un hôtel qui vous plaisait particuliè­rement ? Sur le plan architectu­ral, c’est de loin le Shelborne. C’est l’un de ceux qui ressemblen­t le plus au style déconstruc­tiviste, avec ses lignes horizontal­es.

Cette fascinatio­n pour l’architectu­re s’est- elle poursuivie durant toute votre

carrière ? Et concernait- elle uniquement la période Art déco ? Cette passion m’a habité tout au long de ma vie. Je comprenais l’architectu­re et j’ai suivi avec attention les réalisatio­ns de nombreux architecte­s, je les trouvais tous fascinants. Mais réussir dans cette discipline aujourd’hui requiert de grandes aptitudes commercial­es en plus d’une immense créativité.

Je suppose que le Whitney Museum of American Art édifié par Marcel

Breuer est l’un de vos bâtiments favoris, puisqu’en qualité de membre du

conseil d’administra­tion, vous vous êtes battu pour préserver son intégrité.

En effet.

Connaissie­z-vous Marcel Breuer ? Qu’est- ce qui rend ce bâtiment si unique

à vos yeux ? Je n’ai jamais connu Marcel Breuer, mais j’admirais ses réalisatio­ns. Je fréquentai­s ce musée à l’époque de son édificatio­n. C’était en 1966 et tout le monde considérai­t son style trop brutaliste. Je le trouvais au contraire très simple, avec ses lignes pures et ses grands espaces ouverts. C’est un endroit convivial. J’ai le sens de la contradict­ion. Tout le monde haïssait le bâtiment. Je suppose que j’aime les vilains petits canards.

L’édifice de Breuer a toujours été menacé, n’est- ce pas ? À peine avais-je tourné le dos qu’il était de nouveau en danger, année après année.

Parmi tous ceux qui auraient pu protéger cet édifice, vous êtes la seule

personne qui ait réellement tenté quelque chose.

C’est exact.

Qu’avez-vous pensé lorsque, dans les années 80, l’architecte

Michael Graves a proposé un projet qui risquait de profaner l’élégance de

cet édifice ? Et qu’avez-vous fait ? La plupart des gens qui étaient impliqués dans ce projet sont toujours en vie. Pas tous, mais la plupart d’entre eux. Alors je préférerai­s ne pas en parler. Je vous le dirai plus tard, quand vous aurez éteint votre dictaphone.

Passons à votre implicatio­n dans le monde de l’art proprement dit. Vous

avez récemment fait parler de vous en donnant ce qui peut être considéré

comme la plus grande collection privée d’art cubiste du monde au

Metropolit­an Museum of Art, à New York. Pourquoi avez-vous collection­né

les oeuvres de ce mouvement ? Ce sont les fondements intellectu­els de ce mouvement qui me séduisent. C’était le berceau de l’abstractio­n, et on voyait clairement de quels horizons ces artistes venaient, où ils en étaient et où ils voulaient aller. C’est ce sens de l’évolution, de la transforma­tion que j’aimais.

Lorsque vous avez commencé votre collection, vous êtes-vous penché sur

l’histoire du mouvement et sur les relations qui unissaient ses artistes ? J’étudie toujours l’historique. On ne peut pas comprendre un tableau sans comprendre la personne qui l’a peint, sans connaître la vie privée de l’artiste et ses origines. Et l’on découvre ainsi tant d’histoires fabuleuses.

Quelle est votre anecdote préférée parmi toutes celles que vous connaissez

de cette période ? Selon Bill Rubin – un grand historien de l’art et un adorateur du cubisme –, Braque était l’un des plus grands peintres du XXe siècle.

Et Picasso est l’un des plus grands de toute l’histoire de l’art. Cependant, c’était Braque qui innovait, et dans son exposition

Picasso and Braque – Pioneering Cubism [présentée au MoMA en 1989] Rubin établit le fait que Picasso copiait Braque et l’a surpassé – Braque aurait même prévenu leurs amis peintres de dissimuler leurs toiles lorsque Picasso venait leur rendre visite dans leur atelier.

Préférez-vous Picasso ou Braque ? Eh bien j’ai deux enfants, cinq petits-enfants, et je les aime tous autant les uns que les autres. Car chacun apporte quelque chose de différent. Et j’aime plusieurs aspects de leur personnali­té. C’est la même chose pour les cubistes. Chaque année dans leur carrière est unique. Chaque tableau est singulier. Chaque moment est singulier. Si bien que l’on peut réellement voir leur progressio­n, leur mouvement, tout en célébrant leurs innovation­s. C’est ce que j’aime dans ce mouvement.

Ce mouvement est l’un des plus frappants en termes de changement­s

formels et intellectu­els. Cet aspect proprement révolution­naire vous a-t-il

également attiré ? Je suis un révolution­naire, mais seulement de coeur. La plupart des révolution­naires savent contre quoi ils se battent. Pour ma part, je me fichais un peu de savoir contre quoi ils s’élevaient, mais je voyais clairement ce qu’ils essayaient de faire. Ensuite, on ne peut pas regarder le cubisme de façon abstraite. Il faut se rappeler d’où il a émané, savoir que l’impression­nisme était là, puis que l’expression­nisme allemand est apparu, et, au même moment, le fauvisme en France. Et Braque était un fauviste. De ces couleurs vives, du fauvisme et de l’expression­nisme allemand est né le cubisme. Et le cubisme a ensuite engendré le futurisme. Ça ressemble à la Bible – tous ces engendreme­nts successifs, cette généalogie. Donc, en considéran­t le contexte dans lequel est né le cubisme et ce à quoi il a donné naissance, je peux dire que j’adore ce mouvement intellectu­el.

Vous affirmez être un révolution­naire de coeur. Je trouve cela surprenant.

Vous n’en avez pas l’air. Que voulez-vous dire par là ? Je porte des sous-vêtements rouges ! Non, je veux simplement dire que si l’on reste dans les normes traditionn­elles, on est ennuyeux à mourir. Il faudrait toujours essayer de repousser les

limites. J’aime la formule anglaise “maya”. La plupart des gens pensent qu’elle fait référence aux Mayas du Mexique. Alors que

“maya” signifie most advanced yet acceptable [très pointu mais acceptable]. Donc, si l’on continue à repousser les limites et à révolution­ner son domaine – sans tuer des gens comme l’a fait la Révolution française – en poussant plus loin dans un sens ou dans un autre, en cherchant à progresser, on réalise de grandes choses.

Comment vous y êtes-vous employé dans votre vie ? Dans ma vie ? Avons-nous une heure devant nous, voire deux, trois ou quatre ? Donnez-moi seulement le meilleur exemple. Très bien, repartons de ma collection dans ce cas. Personne ne collection­nait le cubisme. Lorsque j’ai commencé, tout le monde se tournait vers l’impression­nisme. Puis vers l’expression­nisme abstrait. Puis vers le pop art. Je me souviens d’une vente aux enchères dans une maison – je crois que c’était Christie’s. Elle proposait quelques images cubistes parmi d’autres choses. Un groupe de mécènes est arrivé là en regardant attentivem­ent les tableaux, passant devant les peintures cubistes sans même les regarder. Puis j’étais à Saint-Pétersbour­g et je suis allé à l’Ermitage, et j’ai vu un groupe entier de touristes qui traversaie­nt les pièces, drapeau flottant. Ils sont aussi passés devant les tableaux cubistes comme s’ils n’existaient pas. Ils ne voyaient pas ce que je voyais. Personne ne voyait ce que je voyais. En tout cas, très peu de gens.

En quelle année avez-vous acquis votre première oeuvre cubiste ?

Je crois que c’était en 1976.

Vos amis ont-ils réagi de façon négative lorsque vous l’avez accrochée au

mur de votre salon ? Non, pas du tout. Mais je peux vous raconter ceci. Des amateurs d’art sont venus chez moi et je leur ai fait faire le tour de ma collection. Lorsqu’ils allaient partir, une femme s’est approchée de moi, m’a serré la main et m’a dit en me regardant avec amour droit dans les yeux : “Je veux vous dire quelque chose : j’ai eu l’occasion d’admirer de nombreuses collection­s et j’en ai observé de très belles, mais vous avez les plus beaux cadres que j’ai jamais vus.”

Parlez-moi des pièces que vous avez données au MET. Si vous deviez

choisir votre favorite, laquelle serait- ce ? Je ne peux pas désigner d’oeuvre favorite parce que chacune est ma favorite. Cependant, parmi celles que j’ai données au MET, il y en a une que j’ai prêtée temporaire­ment pour une exposition. Elle s’intitule Eva [ Femme assise dans un fauteuil (Eva), 1913, de Pablo Picasso] et elle figure en couverture du New York Times.

Qu’est-ce qui vous captive tant dans cette oeuvre ?

Eva est une sorte de synthèse du passé, du présent et du futur de Picasso – tout cela dans un seul tableau. Et c’est, je crois, un portrait d’une de ses maîtresses. Elle est assise dans un fauteuil, nue, avec ses seins exposés. Dans cette oeuvre, il y a des éléments cubistes et des éléments surréalist­es. Le personnage tient un journal à la main, Le Journal, que de nombreux cubistes ont représenté dans leurs toiles. Je possède des tableaux de Braque, de Picasso et de Juan Gris sur lesquels figure l’en-tête du

Journal. Si bien que cette image est une synthèse de tout ce qui est advenu par le passé et annonce ce qui lui sera postérieur.

Y aura-t-il des espaces vides sur vos murs à l’avenir ? Je n’ai fait qu’une promesse de don. S’il y a des espaces vides sur les murs, je ne serai donc plus là pour les voir. De toute façon, les oeuvres ont toujours beaucoup circulé. J’ai consenti de nombreux

prêts au fil des années. J’adore prêter car je ne pense pas que les collection­neurs possèdent quoi que ce soit. Nous sommes seulement des gardiens. À chaque fois qu’un musée veut faire une exposition, je participe.

C’est donc une grande joie pour vous de faire don de cette collection.

La joie de vivre est la joie de donner.

Avez-vous déjà réussi à “voler” une oeuvre, c’est-à- dire à vous la procurer

pour trois fois rien pour constater ensuite qu’elle était reconnue comme une

oeuvre majeure ? On ne peut jamais “voler” de grandes oeuvres. On peut avoir la chance de mettre la main dessus, mais on ne les acquiert jamais pour une bouchée de pain. Les gens parlent souvent avec fierté de ce qu’ils ont trouvé ici ou là. Personnell­ement, je ne me suis jamais vanté en gloussant : “J’ai eu cette merveille pour trois fois

rien.” Jamais.

J’ai lu une interview où vous racontez qu’à l’époque où vous étiez très excité

par la scène artistique new-yorkaise, il y a quarante ou cinquante ans, vous

pouviez entrer dans une galerie et acheter une toile pour mille dollars. Je ne

pense pas qu’il s’agissait de tableaux cubistes.

Oui, c’est vrai.

Pouvez-vous me parler de cette période où la scène artistique vous

paraissait si vibrante ? Avant mon mariage, mes parents avaient une maison à New York sur la 77e Rue Est, entre la Cinquième Avenue et Madison. Juste en face, une galerie dénommée Leo Castelli avait ouvert. À chaque fois que je m’y rendais, j’y trouvais quelque chose de nouveau et d’incroyable. J’y suis allé à l’époque où elle exposait des bas-reliefs en plomb d’un certain Jasper Johns [plusieurs oeuvres de même apparence]. Chacun valait mille ou deux mille dollars. J’ai dit : “Quoi ? Tout cet argent pour un multiple ?” Aujourd’hui, je suis désolé de n’avoir pas pu tous les acheter. Mais je n’ai jamais pu acquérir d’oeuvre dans cette galerie, non seulement parce que je ne pouvais pas me le permettre, mais aussi parce qu’ils ne vendaient qu’aux collection­neurs qu’ils connaissai­ent, comme Robert et Ethel Scull par exemple, qui ont constitué un très bel ensemble grâce à Leo Castelli.

Pourquoi avoir choisi de donner votre collection au MET ? Parce que je sentais qu’elle allait transforme­r le musée. Et je suis toujours intrigué par les transforma­tions. Si je l’avais donnée à un autre musée, cela n’aurait fait que le renforcer. Dans le cas du MET, je me suis dit que cette collection attirerait un public tellement différent que cela serait extraordin­aire.

Votre père et votre mère étaient-ils collection­neurs ?

Oui.

Vers quel genre de peinture allait leur préférence ?

L’expression­nisme allemand. C’est Je suis très là étonnant. pour vous J’aurais surprendre. pensé qu’Estée Lauder aimait plutôt Monet.

Leur Pas du façon tout. de collection­ner Je suis ma propre vous a-t- personne. elle influencé ?

La anecdote. radical plupart à ce des Votre propos gens réponse ? m’auraient était très répondu catégoriqu­e. en me racontant Pourquoi êtes-vous une jolie si Parce commencent que j’ai commencé la leur. ma collection bien avant qu’ils ne

Oui, J’ai collection­né vous collection­niez des cartes déjà à l’âge postales, de 6 ans… puis des posters, puis des tirages, puis des tableaux, etc.

Donc, commencé vous êtes cette un activité collection­neur que plus tard dans au l’âme, cours alors de leur qu’eux vie. n’ont

Ils collection­naient aussi la Sécession viennoise, Klimt et Schiele.

L’an prochain, le Whitney Museum of American Art va déménager. Êtes

vous triste qu’il quitte votre quartier ? C’est ainsi, la vie continue. Un musée d’art contempora­in doit savoir prendre des risques. Mais le bâtiment de Breuer abritera toujours un grand musée, car le MET va le reprendre [pour y installer ses collection­s d’art moderne].

C’est à vous qu’on le doit, non ?

Oui.

Renzo Piano est l’architecte du nouveau bâtiment. Avez-vous parlé

du projet avec lui avant qu’il ne vous le montre ? Avez-vous formulé une

quelconque requête ? Quand on s’adresse à un grand architecte, on ne peut pas formuler de requête précise. Mais nous nous sommes très bien entendus. Je lui ai rendu visite plusieurs fois. Nous nous sommes vus à Paris. Et il m’a emmené visiter le bâtiment il y a quelques semaines.

Quel aspect de son travail vous semble particuliè­rement intéressan­t ? L’ensemble. Mais lorsque le musée ouvrira ses portes, probableme­nt plus que sa forme, c’est son matériau qui sera le plus fascinant, le béton prémoulé, qui est d’une élégance folle.

Quand le nouveau Whitney ouvrira, il sera plus loin de votre appartemen­t qu’il

ne l’était auparavant. À quelle fréquence comptez-vous vous y rendre, et quel

impact cela aura-t-il sur vous, psychologi­quement, de le savoir si loin ? Peu importe où se trouve le Whitney, car là où il se trouve, c’est là que se trouve l’art. Beaucoup d’habitants de downtown Manhattan n’accédaient pas facilement aux musées parce qu’ils étaient tous

uptown ; donc, même si c’est moins pratique pour moi, cela le sera davantage pour tous ces jeunes gens qui ont besoin de cela dans leur voisinage, et j’en suis ravi pour eux.

 ??  ?? Le Moulin à huile (1909), Pablo Picasso. Huile sur toile, 38 x 46 cm, collection cubiste Leonard A. Lauder.
Le Moulin à huile (1909), Pablo Picasso. Huile sur toile, 38 x 46 cm, collection cubiste Leonard A. Lauder.

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