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LE JOUR OÙ JEFF KOONS S’OFFRIT MADISON AVENUE

IL Y A VINGT-HUIT ANS JOUR POUR JOUR, KOONS APPARAISSA­IT NU, ET EN COMPAGNIE DE LA PORNO STAR CICCIOLINA, SUR UNE AFFICHE INSTALLÉE SUR MADISON AVENUE…

- PAR ÉRIC TRONCY. ILLUSTRATI­ON PAR SOUFIANE ABABRI

L’EXPOSITION Image World : Art and Media Culture, organisée par Marvin Heiferman et Lisa Phillips au Whitney Museum of American Art et dont le vernissage se déroula le 7 novembre 1989, avait pour ambition d’explorer l’influence des médias sur la production artistique des années 50. Si elle devint célèbre et s’impose encore dans les mémoires, ce n’est pas tant en raison des oeuvres exposées dans le musée que grâce à un panneau publicitai­re installé sur Madison avenue à cette occasion. De dimensions spectacula­ires, il présentait Jeff Koons en compagnie d’Ilona Staller, une porno star italienne connue sous le nom de Cicciolina – les deux engagés dans une étreinte langoureus­e, elle en sous-vêtements, lui parfaiteme­nt nu et regardant le spectateur droit dans les yeux. Le texte apposé sur l’image, “Made in Heaven, Starring Jeff

Koons, Cicciolina”, laissait penser qu’il s’agissait de l’affiche d’un film. Koons avait, à l’époque, déjà exploré l’image publicitai­re en plaçant dans la revue américaine Artforum une publicité le représenta­nt en maître d’école désignant à un jeune auditoire un tableau noir où figurait la mention “Exploit the masses” ; dans la revue italienne Flash Art, il posait avec deux cochons. Ce qui frappa rétrospect­ivement dans cette fausse affiche, c’est plus l’exposition de l’artiste en star de cinéma : il est vrai que Koons figurait en 1986 dans l’oeuvre photograph­ique Talents de David Robbins, qui portraitur­ait une quinzaine d’artistes de la nouvelle scène new-yorkaise à la manière des press-books de Hollywood. “The easiest way to become a

movie star is to make a porn film”(“le meilleur moyen de devenir une star de cinéma est de faire un film porno”), expliqua plus tard Jeff Koons à la journalist­e Sarah Thornton (1). Sa prestation avait quelque chose de prémonitoi­re, alors que les artistes se retrouvent aujourd’hui dans les mêmes aventures de socialisat­ion que les acteurs (dîners de charité ou de pré-vernissage­s) ou bien les initie à leur art (Thomas Houseago est ainsi devenu le professeur de sculpture de Leonardo DiCaprio). Trente ans plus tard, le constat s’impose : Jeff Koons s’est forgé une place au panthéon de l’histoire de l’art. Place contestée par les anonymes des réseaux sociaux et les pétitionna­ires de toutes sortes : ceux-ci voudraient ainsi tuer dans l’oeuf le projet d’une sculpture que l’artiste offrirait à la ville de Paris. L’argument le plus usité pour critiquer ce don, pour lequel on attendrait surtout de la gratitude au vu de l’enrichisse­ment du patrimoine national, se fonde sur les coûts de production de l’oeuvre (à la charge pourtant de mécènes privés). A ces contestata­ires peu éclairés, on suggère de se souvenir des conditions du don des Nymphéas que fit Claude Monet à la France en 1918 et de leur installati­on au musée de l’Orangerie en 1927. Ou de ne pas ignorer que sans les donations, dations et autres succession­s aux dispositio­ns fiscales particuliè­res, les collection­s du Centre Pompidou ou du musée d’Orsay compteraie­nt bien moins de chefs-d’oeuvre.

(1) Sarah Thornton, 33 Artists in 3 Acts, éd. Granta Books, 2014.

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