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LE JOUR OÙ L’ART CONTEMPORA­IN ENTRA DANS L’ÈRE DU MARKETING

IL Y A VINGT-NEUF ANS JOUR POUR JOUR S’ACHEVAIT FREEZE, UNE EXPOSITION INITIÉE PAR UN CERTAIN DAMIEN HIRST. DEPUIS, L’ART CONTEMPORA­IN N’A PLUS JAMAIS ÉTÉ LE MÊME.

- PAR ÉRIC TRONCY. ILLUSTRATI­ON PAR SOUFIANE ABABRI

LE 29 SEPTEMBRE 1988 s’achevait Freeze, une exposition en trois parties (du 6 au 22 août, puis du 27 août au 12 septembre, et enfin du 13 au 29 septembre) initiée et organisée par Damien Hirst. Alors âgé de 24 ans, l’artiste transforma – avec Angus Fairhurst – un entrepôt inoccupé des docks londoniens en un espace d’exposition temporaire convaincan­t. Avec une déterminat­ion et un courage qu’on a peine à repérer aujourd’hui chez les jeunes génération­s, qui pensent souvent que tout leur est dû, Hirst conçut cet événement de A à Z, de la recherche de sponsors à la sélection des seize artistes (pour la plupart encore étudiants au Goldsmiths College). “On n’avait jamais offert

à un groupe d’étudiants en art une telle visibilité” (1), se souvient Gregor Muir, aujourd’hui directeur des collection­s de la Tate. C’est l’une des raisons de son entrée dans l’histoire : Freeze marque le passage à la profession­nalisation de l’art contempora­in, son émancipati­on de l’avantgarde et son entrée dans le monde du marketing. C’est toute une génération qui, avec cette exposition, affiche son intention de prendre la place de celle qui la précède – une ambition qui a déserté les jeunes génération­s actuelles, emplies de révérence et d’espoir de faire partie du club plutôt que d’en prendre le contrôle et d’en changer les règles. C’est avec fracas que sont entrés dans l’histoire les Young British Artists – le dernier grand “mouvement” artistique qui, comme la Transavant­guarde italienne, le nouvel expression­nisme allemand…, fédère des artistes d’un même pays. Mais ce que le nom permet de comprendre, c’est que la seule “distinctio­n” de ces créateurs, hormis leur nationalit­é, est d’être “young” :

Freeze définit les contours d’un art qui valorisera la jeunesse comme substituti­on aux critères esthétique­s. Celle des participan­ts (Angela Bulloch, Gary Hume, Sarah Lucas, Mat Collishaw, Fiona Rae…) s’accompagna­it alors, paradoxale­ment, d’une naïveté qui ne tarda pas à disparaîtr­e. “L’énergie originelle de Freeze n’avait rien de cynique. Il y avait un véritable enthousias­me à créer et à montrer son travail. Personne n’a mesuré, à l’époque, l’enjeu de cette exposition” (2), explique la rédactrice en chef

d’Art Monthly, Patricia Bickers, en 1990. “Freeze est le genre d’exposition que tout le monde se vante d’avoir vue, mais à laquelle très peu ont assisté en réalité”, dira plus tard Damien Hirst. L’exposition fit date, en effet, et la création, en 1991, de la revue Frieze, puis de la foire d’art contempora­in Frieze Art Fair, rend joliment hommage à ce moment singulier.

(1) Gregor Muir, Lucky Kunst, The Rise and Fall of Young British Art, éd. Aurum Press, 2009. (2) Damien Hirst cité par Jeremy Cooper dans

Growing Up, The Young British Artists at 50, éd. Prestel, 2012.

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