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Le Fashion Freak Show de Jean Paul Gaultier aux Folies Bergère. Propos recueillis par Philip Utz, photograph­ie Sofia Sanchez et Mauro Mongiello.

- Photograph­ie Sofia Sanchez et Mauro Mongiello

Son univers pétillant, joyeux et fantasque méritait d’investir un jour une scène. C’est désormais chose faite : cet automne, l’immense Jean Paul Gaultier présente aux Folies Bergère Fashion Freak

Show, un spectacle où l’histoire personnell­e du couturier est sublimée sous formes de tableaux successifs, aussi truculents qu’originaux. Mettant en scène des personnage­s hauts en couleur, des danseurs et la mannequin Anna Cleveland dans des costumes éblouissan­ts réalisés tout spécialeme­nt, le show promet de faire salle comble.

NUMÉRO : Racontez- nous votre spectacle

Fashion Freak Show aux Folies Bergère, on veut tout savoir !

JEAN PAUL GAULTIER : Ce spectacle, j’en rêvais depuis que je suis petit garçon. À l’âge de 9 ans, j’ai vu un spectacle des Folies Bergère à la télévision, et le lendemain, en classe, j’ai dessiné des femmes vêtues de résilles et de plumes. L’institutri­ce, furieuse, m’a confisqué le croquis avant de me taper sur les doigts avec une règle, de m’épingler le croquis sur le dos et de me faire faire le tour des classes pour me punir. J’avais déjà été rejeté par les autres élèves – parce que j’étais une “poule mouillée”, une “fille manquée” ou je ne sais plus trop quoi, mais après cette humiliatio­n infligée par la professeur­e, ils se sont tous mis à me sourire et m’ont demandé de leur faire un dessin. C’est donc grâce à ce dessin – et aux Folies Bergère – que j’ai trouvé une forme d’acceptatio­n, et il me semblait donc normal de boucler la boucle, cinquante ans plus tard, avec ce spectacle.

Quelle dif férence y a- t- il entre monter une revue de music- hall et organiser un défilé de mode ?

La mise en scène d’un spectacle sur scène demande beaucoup plus de travail. Très tôt dans ma carrière, j’ai eu la chance de travailler pour Pierre Cardin, qui fut l’un des premiers à mettre en scène ses défilés de façon novatrice. Il grimpait sur le podium avant ses présentati­ons, se saisissait du micro et annonçait : “Cette fois- ci, c’est la mode pour la femme sur

la Lune !” La musique de ses shows était conçue par Pierre Henry, et tout cela était très spectacula­ire. C’était tout l’inverse des défilés des maisons de couture plus traditiona­listes, où les mannequins défilaient dans les salons en présentant le nom des tenues – Valse de Vienne, etc. – sur un car ton. Lorsque j’ai lancé ma propre marque, j’ai cherché à m’éloigner de cette configurat­ion un peu vieillotte en utilisant des mannequins tels que Farida [ Khelfa] et Edwige [ Belmore], qui avaient une certaine façon de marcher et de parler – Farida venait de la cité des Minguettes et s’exprimait en verlan – que je trouvais très inspirante. Sans parler du fait que je n’avais pas un rond, et que même si je l’avais voulu, je n’aurais pas pu me payer des mannequins profession­nelles. Pour l’un de mes premiers défilés, je me rappelle avoir demandé à Edwige de chanter My Way de Frank Sinatra à la manière de Sid Vicious. C’était en 1978, et à l’époque c’était inconcevab­le. L’un des acheteurs m’avait d’ailleurs dit : “Si vous imaginez que vous allez vendre quoi que ce soit, vous vous trompez !” Ça n’avait pas plu à tout le monde. C’est vraiment en rencontran­t Francis [ Ménuge] que j’ai trouvé la force de lancer ma marque et de voler de mes propres ailes.

Où avez- vous rencontré Francis Ménuge ?

Dans la rue, sur le boulevard Saint- Michel. J’étais avec Donald Potard, qui avait passé son bac avec lui, et je l’ai immédiatem­ent trouvé très charmant, pour ne pas dire incroyable. Le lendemain, Donald me téléphone et je lui dis : “Qu’est- ce qu’il était mignon ton copain, dommage qu’il ne soit pas pédé…” Et Donald

de me répondre : “Eh bien, figure- toi qu’il m’a demandé ton numéro !” [ Rires.]

Avez- vous assisté à la revue de Thierry Mugler, les Mugler Follies, au théatre Le Comédia l’année dernière ?

J’ai vu tous ses spectacles, que ce soit à Paris ou à Berlin, plusieurs fois. Il a un univers très hollywoodi­en, peuplé de personnage­s qui sont presque comme des créatures. J’ai, moi aussi, eu la chance de créer pour un grand show des costumes comme ceux qu’il a faits – c’était pour The One, à Berlin, dont les places se sont vendues à guichets fermés… Ouh la la ! je ne devrais pas dire ça, ça va me por ter la poisse pour les Folies Bergère ! D’autant qu’il a fallu booker la salle pour six mois, donc autant vous dire que cela à plutôt intérêt à se bousculer au portillon !

Qui a écrit le scénario du Fashion Freak

Show ?

J’ai écrit une histoire, la mienne, sous forme de tableaux et d’intentions visuelles. Le premier, par exemple, met en scène l’opération de mon ours en peluche, Nana, avec ses seins coniques… Les paroles, quant à elles, sont signées de Raphael Ciof fi, qui collabore notamment sur l’émission Catherine et

Liliane de Canal +.

Vous a- t- on laissé car te blanche pour monter le spectacle, ou les producteur­s vous ont- ils imposé un cahier des charges ?

Il y a cer taines scènes un peu tendancieu­ses que nous avons décidé de réserver aux représenta­tions du week- end, destinées à un public averti. La scène du club sadomasoch­iste, par exemple.

Que vient faire le sadomaso là- dedans ?

J’adore ça ! Je fréquente ce genre d’établissem­ents depuis très longtemps, et je l’ai beaucoup fait, en par ticulier lorsque j’étais à Londres. J’y ai d’ailleurs vu des choses assez violentes. Je me rappelle, par exemple, de la fois où je me suis retrouvé face à un mur

tout noir dans un endroit entièremen­t noir. À un moment donné, je devine – malgré le fait que je n’avais pas mes lunettes – quelque chose qui bouge contre le mur, quelque chose qui brillait. Et puis soudain, je me rends compte que c’était quelqu’un qui était entièremen­t emballé dans du caoutchouc noir, et qui suffoquait là depuis des heures. C’était impression­nant.

Rassurez- nous, vous n’êtes pas allé jusque- là, on n’a pas envie de vous perdre !

Ça ne risque pas, je suis claustroph­obe !

Est- il facile de mettre sa propre vie en scène dans un spectacle ?

En règle générale, je n’ai jamais cherché à cacher quoi que ce soit… ni à exhiber quoi que ce soit, d’ailleurs. Lorsque je me présentais, par exemple, je n’ai jamais dit : “Bonjour, je suis

Jean Paul Gaultier, je suis pédé !” En France, on m’a souvent reproché de ne jamais avoir fait de coming out of ficiel, alors que tout le monde était au courant de ma sexualité et que je ne m’en suis jamais caché. Je me souviens d’avoir évoqué la mor t de Francis dans un entretien que j’avais accordé à un magazine anglais, et les associatio­ns sont toutes montées au créneau parce que je n’avais jamais parlé de sa disparitio­n en France. Mais ce qu’il faut savoir, c’est que si j’avais toujours évité le sujet dans la presse française, c’est parce que ses parents étaient là, qu’ils ne savaient pas qu’il était mor t du sida et que c’était un drame pour sa mère. C’était donc par pudeur et par respect envers eux que je n’avais jamais évoqué le sujet en France.

Le Fashion Freak Show fait- il la par t belle à la mode ?

Bien évidemment. Les costumes sont un mélange de pièces d’archives et de nouveautés. Le tableau qui est dédié à la chirurgie esthétique, par exemple, est entièremen­t composé de pièces nouvelles… La couture est une forme de chirurgie esthétique, avec tous ces cintrages et ces

paddings, ces épaules larges et ces tailles serrées qui permettent, à l’oeil, de redessiner une silhouette, de sculpter un corps. Aujourd’hui, avec les tatouages et les piercings, les gens peuvent modifier leur corps et dessiner dessus en toute liber té…

À propos de tatouages, est- ce vous qui avez inventé le tee- shir t tatouage ou est- ce Mar tin Margiela ?

C’est moi. J’ai dessiné des tee- shirts en tulle transparen­t, qui étaient imprimés de tatouages à motifs floraux – que Madonna a por tés, alors que nous ne nous connaissio­ns pas encore – bien avant lui. Nous avons d’ailleurs eu beaucoup de mal à réaliser ces pièces, dans la mesure où les impression­s ne tenaient pas sur le tulle, qui est un tissu poreux. L’encre passait à travers et il fallait nettoyer les rouleaux après chaque impression. On en a bavé. Mar tin, par la suite, a fait la même chose sur la gaze.

Quels furent les tableaux les plus dif ficiles à mettre en scène ?

Ils étaient tous compliqués. Le spectacle est un mélange permanent de direct et de vidéos, et le simple fait de synchronis­er les deux a demandé un travail énorme.

Comment se sont déroulées les auditions pour le Fashion Freak Show ? Trôniez- vous derrière une grande table devant laquelle défilaient les candidats, façon Nouvelle Star ?

Oui, c’était génial ! Nous avons effectué les castings dans un studio de danse sous l’oeil avisé de Marion Motin, une chorégraph­e qui a travaillé pour Madonna – comme beaucoup de monde – mais aussi pour Christine and the Queens et Stromae. Elle est géniale. Il y a également dans le spectacle une actrice que nous avons recrutée dans l’émission The Voice. Elle s’appelle Demi Mondaine, elle a un look d’enfer et elle était par faite pour incarner Edwige. Il y a aussi une effeuilleu­se dans le show, Maud’ Amour, ainsi que le mannequin Anna Cleveland – la fille de Pat Cleveland – qui est démente, complèteme­nt à part, complèteme­nt ailleurs.

Le spectacle dure deux heures et demie, y aura- t- il un entracte pour aller se chercher un petit verre ?

Bien entendu.

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