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Martin Puryear, représenta­nt des États- Unis à la prochaine Biennale de Venise. Par Éric Troncy

Par Éric Troncy

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Artiste contempora­in qui représente­ra les États- Unis à la prochaine Biennale de Venise, Martin Puryear s’est formé à toutes sortes de techniques artisanale­s avant de se lancer avec jubilation dans la sculpture. Portrait d’un créateur méconnu en France. Il représente­ra les États- Unis l’an prochain pour la 58e Biennale de Venise.

Martin Puryear représente­ra les États- Unis. Un grand cru. Réservez.”

Né à Washington en 1941, cet Africain- Américain est peu connu en Europe où il n’exposa quasiment pas avant que, l’an passé, la Fondation Parasol Unit à Londres ne confronte son oeuvre au regard européen. En France, où aucune galerie ne représente son travail, il fut en résidence à l’Atelier Calder à Saché en 1992, exposa une oeuvre de 30 mètres de haut au Festival d’Automne à Paris en 1999, puis plus rien jusqu’à cet été, où Le Consortium à Dijon a présenté plus largement son oeuvre. À 77 ans, Mar tin Puryear est pour tant loin d’être inconnu en son pays : une rétrospect­ive lui fut même consacrée au MoMA en 2007, qui circula ensuite à la National Gallery of Ar t de Washington et au MoMA de San Francisco. Et l’ar tiste reçut même de Barack Obama, en 2011, la National Medal of Arts. Il participa aussi à trois biennales du Whitney Museum ( en 1979, 1981 et 1989), à une Documenta ( en 1992), et gagna le Grand Prix à la Biennale de Sao Paulo en 1989 : il pourrait bien l’obtenir à nouveau sur la lagune, l’an prochain.

Ce choix de mettre en lumière une oeuvre peu convention­nelle au regard des critères à la mode valorise une manière de faire de l’ar t devenue minoritair­e. Puryear le confiait lui- même

à un critique d’art du Brooklyn Rail : “De toute évidence, ma façon de fabriquer de l’ar t doit sembler anachroniq­ue et en total décalage avec ce qui se pratique massivemen­t aujourd’hui en matière de création contempora­ine. Je continue de travailler avec mes mains, je reste convaincu que le toucher, la façon de manipuler la matière, peut influencer l’oeuvre, et que le processus physique de fabricatio­n est en lui- même susceptibl­e de faire naî tre des idées, et de les amener à maturité. Tout cela à une époque où le pouvoir de tant d’oeuvres récentes réside dans des idées dont la traduction sous forme matérielle est devenue super ficielle, presque accessoire : elle peut être déléguée aux mains exper tes de tiers, souvent bien loin de l’univers que maî trise l’ar tiste. Cela peut paraî tre surprenant d’entendre un ar tiste vivant parler ainsi de son propre travail, mais ma façon de faire de l’art peut sembler très traditionn­elle, au moins dans sa méthodolog­ie pratique, et dans les valeurs qui conduisent au résultat 1.”

Si l’annonce tarda à venir, c’est finalement au beau milieu du mois d’août que fut confirmée la nouvelle lancée, une semaine plus tôt, par un simple Tweet de Jerry Saltz, le critique d’ar t

du New York Magazine : “Nous dirons que je suis un critique d’art bien informé, ou un matou rusé. Je lis dans le marc de café. J’y vois le pavillon américain de la prochaine Biennale de Venise, au printemps prochain : le sculpteur

Difficile de ne pas lui donner raison : en renonçant aux avant- gardes pour mieux se

transforme­r en industrie, les arts visuels ont valorisé un “type” d’ar tiste qui se voit plus volontiers en chef d’entreprise qu’en

artisan, qui délègue la production de ses oeuvres à tout un tas de corps de métiers et se soucie d’autant plus du “faire” qu’il ne lui incombe pas directemen­t. Pourquoi pas, d’ailleurs ? Après tout, l’idée même que la réalisatio­n de l’oeuvre puisse être déléguée suscita pas mal d’indignatio­n lorsque cer tains artistes d’avantgarde en firent un principe dans la seconde moitié du XXe siècle. De l’art minimal, qui était l’un des courants majeurs au moment où Puryear commença à travailler, il conser va les formes simples mais pas le dogme géométriqu­e, et préféra la fabricatio­n manuelle, artisanale, qui le mettait personnell­ement en contact avec les matières et les techniques qu’il apprenait. De fait, Mar tin Puryear ( qui étudia la biologie avant de se consacrer à l’art) s’initia très jeune à toutes sor tes de processus de fabricatio­n ar tisanaux : engagé à 23 ans dans le programme Peace Corps créé par John Fitzgerald Kennedy en 1961 pour, entre autres choses, favoriser la compréhens­ion de la culture américaine, il par tit en Sierra Leone enseigner la biologie, le français, l’art, et s’initia aux techniques africaines de travail du bois et de la vannerie. Plus tard, au Japon, il apprit le tissage et la céramique et, de manière générale, fit tout au long de sa carrière preuve d’une curiosité sans faille pour les savoir- faire de l’ar tisanat. Le travail du bois forme le socle d’une grande par tie de son oeuvre : il explore les par ticularité­s de chaque essence – la flexibilit­é des unes, la densité des autres, leur velouté particulie­r ou leur rugosité… “Il reste cette conviction que l’oeuvre peut en elle- même avoir une identité, capable de dire quelque chose – que ce soit par la beauté, ou la laideur, ou n’importe quelle autre qualité que vous allez lui insuf fler. L’oeuvre d’art n’a pas besoin d’être un véhicule transparen­t vous permettant de vous exprimer sur le monde actuel”, explique- t- il.

Faisant une absolue confiance au langage de l’ar t et à l’expressivi­té des matières et des formes, son oeuvre se refuse aussi au bavardage littéral auquel nous ont tristement habitués les oeuvres d’art contempora­ines. Certes, dans ses sculptures, les allusions à toutes les formes d’assujettis­sement dont les peuples ont souffer t sont bien présentes, mais elles ne sont ni l’essentiel de l’oeuvre ni sa raison d’être. Ainsi par exemple l’extraordin­aire volume

en cèdre rouge de Big Phrygian ( 2010- 2014), exposé l’an passé à la Fondation Parasol Unit à Londres, évoque en effet ce que désigne son titre : un bonnet phrygien, objet qui dès l’Antiquité, incarna une forme de résistance – il était alors celui des esclaves af franchis – puis réapparut en Amérique durant la guerre de l’Indépendan­ce et devint un symbole de la république en

France à la fin du XVIIIe siècle. Mais cette forme si hautement symbolique ne ser t ici que de prétexte à l’éclosion d’une sculpture qui affirme ailleurs sa raison d’être. Et puis l’oeuvre de Puryear a bien d’autres sources iconograph­iques, qui s’appuient sur sa curiosité et son intérêt pour un grand nombre de discipline­s : l’ornitholog­ie, par exemple, pour n’évoquer que la plus excentriqu­e.

Mar tin Puryear travaille dans un atelier

qu’il a construit lui- même en 1990, à upstate New York, et où il habite. Un endroit à l’écar t de toute route facilement praticable et pas vraiment cartograph­ié par Google. Quelques années plus tôt, en 1977, un incendie réduisit en cendres son atelier de Brooklyn, et une grande par tie de son oeuvre passée et en cours fut perdue. Car la fabricatio­n des pièces qu’il réalise essentiell­ement seul est volontaire­ment longue. Aussi la cérémonie qui se tint à l’ambassade des États- Unis à Pékin le 8 mai dernier, tandis que fut dévoilée la sculpture commandée à Martin Puryear pour le jardin de l’ambassade, mit- elle fin à un processus de fabricatio­n plutôt long : dix années se sont en effet écoulées entre la commande et la livraison de Connecting, un immense et complexe arc d’acier qui repose sur deux bases de granit et se déploie à plus de dix mètres de hauteur. Dans les jardins de l’ambassade, l’oeuvre sera désormais en bonne compagnie, pour peu que le prêt des spectacula­ires Tulips de Jef f Koons, qui y sont installées depuis dix ans, soit prolongé. La coexistenc­e de ces deux oeuvres, qui incarnent des manières si dif férentes de travailler mais un engagement artistique équivalent, aurait un certain panache.

L’année prochaine, pour la Biennale de Venise, Puryear promet une installati­on

spécifique pour l’intérieur et l’extérieur du pavillon américain : il est en effet devenu un spécialist­e de l’art dans les espaces publics – là où la présence des visiteurs est souvent accidentel­le. Son Big Bling ( 2016), imposante sculpture de plus de douze mètres de hauteur, faite de bois, de contreplaq­ué, de fibre de verre, et flanquée en son sommet d’une manille dorée à la feuille d’or, fut installée il y a deux ans dans le Madison Square Park à New York. “J’ai tendance à ne pas vouloir dicter aux gens ce qu’ils ont sous les yeux lorsqu’ils sont en face de mon travail, dit Puryear. Je fais confiance au regard du public. Je fais confiance à son imaginatio­n.” En l’occurrence, la forme de cette sculpture évoque très nettement celle, récurrente dans l’oeuvre de l’ar tiste, du chat dans la statuaire égyptienne. Peut- être ce gigantesqu­e chat surmonté d’or le conduira- t- il, tout naturellem­ent, à Venise, à la récompense suprême : le Lion d’or.

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