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DAMIEN JALET

- Propos recueillis par Delphine Roche, portrait Stéphane Gallois

Dans le Suspiria de Luca Guadagnino, la danse joue un rôle central. Les chorégraph­ies y sont l’oeuvre du FrancoBelg­e Damien Jalet, qui s’illustre par le vaste spectre de ses interventi­ons, depuis les salles de théâtre jusqu’à un film de mode avec Nick Knight et Bernhard Willhelm, en passant par de multiples collaborat­ions avec des plasticien­s tels qu’Antony Gormley. Depuis ses débuts, Damien Jalet investit et explore aussi bien des formes intimes proches de la performanc­e, à l’exemple du trio Les Médusés, qu’il présente en 2013 au musée du Louvre, que des mises en scène ambitieuse­s telles que le Boléro, pour l’Opéra de Paris, ou encore Pelléas et Mélisande, présenté en 2018 à l’Opéra d’Anvers – deux pièces cosignées avec le chorégraph­e Sidi Larbi Cherkaoui et scénograph­iées par Marina Abramovic. Damien Jalet nous en dit plus sur son rôle dans Suspiria.

NUMÉRO : Comment avez- vous été choisi pour par ticiper à Suspiria ?

DAMIEN JALET : Luca cherchait un chorégraph­e, et on lui a montré

Les Médusés, le trio que j’avais créé en 2013 au musée du Louvre. Dans la cour Marly, mes danseuses évoluaient parmi des sculptures représenta­nt notamment des nymphes. Elles passaient alors d’une position à une autre, comme des sculptures qui se mettraient en mouvement. À l’époque, j’avais demandé à mes danseuses de voir le

Suspiria de Dario Argento, car je m’intéressai­s beaucoup au lien entre la danse et la sorcelleri­e établi par le film. Lorsque Luca m’a contacté, il m’a expliqué qu’il voulait que la danse, qui est secondaire dans le film d’Argento, soit centrale et omniprésen­te dans sa version de Suspiria. Il m’a fait confiance et m’a permis de développer une propositio­n sans trop faire de compromis. La danse joue- t- elle un rôle dans la structure narrative du film ? Oui, elle fait évoluer l’histoire. Le challenge consistait justement à faire en sorte que la chorégraph­ie ne soit pas décorative, mais qu’elle ait un rôle dans la dramaturgi­e. Comment avez-vous travaillé avec Luca, et avec les actrices du film ? Dans le film, la compagnie de danse est menée par Madame Blanc, un personnage que joue Tilda Swinton, inspiré de Pina Bausch, Mary Wigman et Isadora Duncan. Nous avons passé du temps à essayer de définir quel pourrait être le style de cette compagnie, car dans l’histoire, elle est active depuis les années 40, mais l’action du film se passe dans les années 70. Donc la compagnie continue à interpréte­r une danse qui a été créée 30 ans auparavant. Et le style de danse que je pratique personnell­ement a été influencé par les années 90 et 2000. Le film original se passe dans une école de ballet, là, nous sommes dans une compagnie qui développe un langage unique proche de la danse contempora­ine. Une danse viscérale, qui a un côté à la fois primal et sophistiqu­é. À rebours des codes académique­s du ballet, elle n’est pas connectée à quelque chose d’éthéré et exprime une énorme violence, car dans ce film la danse a le pouvoir de tuer et c’était une énorme responsabi­lité qu’elle soit convaincan­te de ce point de vue- là. J’ai donc décidé de repar tir de mon trio créé pour le Louvre, car il y avait déjà cette idée de jeter un sor t ou d’être soi- même sous l’emprise d’un sort. J’ai développé cette pièce pour douze danseuses, plus une treizième qui vient s’ajouter à cette performanc­e centrale. Vous évoquiez Pina Bausch et la notion de sorcelleri­e ou de magie. Le film évoque- t- il en creux la façon dont certains chorégraph­es, tels que Pina Bausch, étaient des sor tes de gourous pour leurs danseurs ? Le personnage de Madame Blanc est un personnage magnétique. Luca pensait aussi à des femmes ar tistes comme Gina Pane. De même que Mary Wigman, Isadora Duncan ou Pina Bausch, ces femmes très puissantes, dotées d’une intuition très for te, ont exercé une sorte de magnétisme, à mi- chemin entre l’art et une forme de magie. C’était inspirant car j’ai connu Pina, j’ai eu la chance d’avoir été invité dans son festival, de l’avoir vue répéter Le Sacre du printemps avec sa compagnie. Pour jouer Madame Blanc, Tilda Swinton a regardé de nombreuses vidéos montrant des chorégraph­es à l’oeuvre. Le magnétisme qu’exerce son personnage sur les danseuses est si for t qu’elles ne peuvent plus la quitter. Plutôt qu’une école perdue dans la forêt, comme dans la version d’Argento, Luca voulait une compagnie située à Berlin, à deux pas du mur. Il y a donc un lien politique, aussi, avec Ulrike Meinhof de la RAF, une autre femme puissante. Le film tisse de façon subtile une connexion entre ces inspiratio­ns, avec l’idée d’une société secrète, d’une forme de résistance qui s’est créée de manière artistique avant de dériver vers le surnaturel. Vous collaborez régulièrem­ent avec des plasticien­s, et avec un autre chorégraph­e, Sidi Larbi Cherkaoui. Le fait que la danse soit un médium qui crée du lien est- il impor tant ? Oui, c’est primordial. Je vois la danse comme un médium apte à converser avec d’autres médiums, et mes quinze dernières années de carrière n’ont été faites que de ça. J’ai travaillé avec Hussein Chalayan, avec des plasticien­s. C’est la première fois que je collabore avec le cinéma. Travailler sur un film aussi ambitieux, dif ficile à faire et intense a été fabuleux. J’aime la façon dont Luca a développé un langage qui unit dif férentes influences. Je suis très excité par ce film qui ne suit aucune recette et pousse encore plus loin le thème du film de Dario Argento.

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