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L’artiste du mois : Avery Singer. Propos recueillis par Nicolas Trembley

- Propos recueillis par Nicolas Trembley

À 33 ans, cette jeune artiste new-yorkaise est le plus jeune talent représenté par la galerie Hauser & Wirth. Dans ses oeuvres, elle mêle références à la tradition picturale et outils de modélisati­on 3D, nous interrogea­nt a insi sur la place croissante prise par la technologi­e dans nos existences.

Avery Singer peint avec de nouveaux outils technologi­ques qui ont été développés à l’intention de l’architectu­re ou l’animation de jeux vidéo. Il est vrai que visuelleme­nt, dans ces portraits de personnage­s robotiques créés grâce à un logiciel de modélisati­on 3D ou à l’aérographe, quelque chose rappelle le film Tron et la science- fiction. Mais s’arrêter à ces questions techniques serait réducteur pour définir cette oeuvre en constante évolution, qui se nourrit de son environnem­ent mais aussi de l’histoire de l’ar t, que l’ar tiste connaît bien grâce à ses parents issus eux- mêmes du milieu culturel. Alors qu’elle vient de réaliser une gigantesqu­e fresque pour le musée Ludwig de Cologne et d’entrer chez Hauser & Wirth, devenant ainsi la plus jeune ar tiste représenté­e par cette galerie, Avery Singer nous a accordé cette interview.

NUMÉRO : Quel a été votre parcours ? Comment le contexte dans lequel vous avez grandi vous a- t- il influencée ? AVERY SINGER : J’appar tiens, dans l’histoire de ma famille, à la troisième génération de New-Yorkais “pur jus”. J’ai grandi à Manhattan, à deux rues au nord du World Trade Center, et j’ai fait ma scolarité dans les écoles publiques de la ville de New York. J’ai grandi dans un environnem­ent très bohème. Mes deux parents étaient peintres et gagnaient leur vie en tant que projection­nistes de cinéma. Mon père travaillai­t au MoMA. Plus tard, ma mère a également été secrétaire pour une entreprise du World Trade Center, puis graphiste chez un éditeur de livres pour enfants. J’ai ainsi été très tôt au contact de l’art, ce qui a eu une influence déterminan­te sur le sentiment de proximité que j’ai développé vis- à- vis de l’art moderne et contempora­in. J’ai eu la chance de pouvoir très régulièrem­ent admirer des chefs- d’oeuvre dans des musées, et je suis absolument convaincue que l’art ne doit pas être conser vé loin des regards dans des collection­s privées. Il doit être accessible à tous les publics, parce que l’art – moderne et contempora­in, en par ticulier – est vraiment fait pour être vu dans un contexte muséal. Pendant ma scolarité dans le public, je me suis forgé une certaine éthique du travail. Le lycée que j’ai fréquenté – la Stuyvesant High School – est à la fois le plus per formant et l’un des plus pauvres des États- Unis. J’étais l’une des seules élèves à ne pas être issue de l’immigratio­n. Mes valeurs par rapport au travail me viennent de mes parents, mais aussi de mes camarades de Stuyvesant. Après ça, j’ai pu étudier à la Cooper Union grâce à une bourse qui couvrait la totalité de mes frais de scolarité. Déjà très solide à l’époque, mon éthique du travail s’est encore renforcée à ce moment- là.

Vous souvenez- vous de votre première rencontre avec l’art ? Comment avez- vous su que vous vouliez devenir artiste ? Je n’ai pas un souvenir précis parce que j’ai vraiment grandi dans l’atelier de mes parents. Je n’avais pas de chambre à moi, juste un lit installé sur la mezzanine qui donnait sur l’atelier de ma mère. Pendant longtemps, nous n’avons pas eu de climatisat­ion, et je me souviens que pendant les nuits étouffante­s de l’été, les ventilateu­rs fixés au plafond tournaient en permanence pour nous rafraîchir et faire sécher les toiles. J’ai pris conscience que je voulais être ar tiste quand j’ai tourné mon premier film avec la caméra super- 8 que mon père m’avait offer te pour mes 15 ans. C’est à cet âge- là que je suis vraiment tombée amoureuse de l’art. J’aime bien dire que depuis cette époque, l’art et moi vivons une éternelle lune de miel. Avant de me rendre compte que je voulais devenir artiste, j’espérais être soit mathématic­ienne, soit informatic­ienne.

À quel type d’ar t vous intéressie­z- vous à l’époque, et que regardez- vous aujourd’hui ?

Je regarde absolument tout, j’aime l’art de façon inconditio­nnelle, et j’aime les ar tistes. Ce sont des gens qui mettent toute leur âme, tout leur être, toute leur vie dans leur pratique artistique et dans la création. En dehors de l’art, je me passionne pour les technologi­es de fabricatio­n des images, ainsi que pour les avancées technologi­ques qui modifient notre expérience et notre vision du monde. La culture liée aux médias populaires est aussi un sujet que je regarde de près et, de façon générale, je m’intéresse à tout ce qui est nouveau et novateur.

Vous considérez- vous comme une peintre, et, à vos yeux, cette catégorie est- elle encore pertinente en 2020 ?

En dehors du mot “peintre”, je ne vois pas bien ce qui pourrait me qualifier. “Être humain”, éventuelle­ment ? En tout cas, cette catégorie existe puisque nous devons nous poser la question de savoir si elle est pertinente ou non. Et si elle n’existait pas, la question ne se poserait pas ! Cela dit, à mon avis, plus la catégorie est vaste et librement définie, mieux c’est.

D’où viennent vos images ?

D’une infinité de sources et de provenance­s dif férentes. Elles peuvent venir d’expérience­s que j’ai vécues. Elles me sont aussi inspirées par la façon personnell­e dont je perçois les choses par rappor t à la manière dont elles apparaisse­nt aux yeux du monde. Mes croquis sont issus de programmes de modélisati­on 3D, que j’utilise pour construire visuelleme­nt des figures et des espaces.

Quand avez- vous commencé à intégrer les nouvelles technologi­es à votre travail ?

Pendant mes études d’ar t, probableme­nt. Même si je travaillai­s principale­ment sur les techniques traditionn­elles de menuiserie et de travail du bois – avec et sans outils électrique­s –, je m’intéressai­s aussi à l’ar t vidéo et à la modélisati­on par ordinateur. L’élément technique et technologi­que de mon travail évolue, de la même façon que mes objectifs évoluent au gré des changement­s qui intervienn­ent dans ma pratique picturale.

Vous avez commencé avec du noir et blanc (ou des gris) mais, de plus en plus, il semble que vous ajoutiez de la couleur… Je me suis contentée d’arrêter de penser à la couleur et, paradoxale­ment, c’est là que je me suis mise à l’utiliser ! J’y ai pris goût, mais j’ai mis un moment à m’en rendre compte. J’aime l’idée qu’il s’agissait d’une décision inconscien­te de ma part. Au lieu de tout calculer à l’avance pour ensuite mettre en oeuvre une idée, comme un artiste conceptuel, vous laissez simplement la toile imposer sa propre direction.

Vos oeuvres font souvent intervenir des sortes de “robots” ou des personnage­s de manga futuristes. Comment sont apparues ces incarnatio­ns ?

Au départ, il s’agissait d’une figure toute simple, construite en utilisant la géométrie binaire que je pouvais maî triser avec ma connaissan­ce très limitée du logiciel. Les cheveux sont le résultat d’une tentative de reproduire les papillotes que portent les juifs de la communauté hassidique, pour une toile qui s’intitulait Jewish Ar tist and Patron. Un autre de mes personnage­s, qui figure un buste humain, s’inspire des sculptures de Naum Gabo et Antoine Pevsner.

Tous dégagent une impression de solitude. Y a- t- il un lien, selon vous, entre solitude et technologi­e ?

Dans mon travail, je ne m’attache pas vraiment à dépeindre la solitude. C’est probableme­nt une dimension qui est présente dans mes toiles, mais ce n’est pas un enjeu que je mettrais au premier plan.

Vous réalisez aussi des autoportra­its. Quel cheminemen­t suivez- vous pour faire figurer votre propre image dans une toile ?

Récemment, j’ai en effet peint un autoportra­it. La personne qui travaille avec moi m’a prise en photo dans mon studio, et j’ai ensuite intégré cette image, par collage, dans la restitutio­n d’un modèle 3D, développé par un ami artiste pour un projet que nous avions mené ensemble. Cette modélisati­on était prévue pour fonctionne­r comme une satire des luxueux programmes d’urbanisme new- yorkais, et proposait, en guise de parc public, un vaste “pavillon” de toilettes en plein air.

Pouvez- vous nous en dire plus sur la façon dont vous installez vos oeuvres ? Dans vos exposition­s, l’accrochage est- il un vecteur impor tant du message ?

Dans les écoles d’art, on nous enseigne “les dimensions politiques de l’accrochage”, ou, plus précisémen­t, du display. La façon dont vous allez présenter vos oeuvres exprime une prise de position, aussi bien par rapport à l’institutio­n qui les accueille que par rapport à son architectu­re. Selon moi, les architecte­s vivent beaucoup dans l’utopie : ils conçoivent des espaces qui nous promettent de remplir cer taines fonctions. Le rôle d’un ar tiste travaillan­t dans ce cadre, fixé par l’architecte, peut s’exprimer de multiples façons. Vous pouvez dire des choses assez différente­s, par exemple, si vous exposez dans une institutio­n très connotée sur le plan politique ou économique.

Qu’en est- il du Schultze Projects, au Ludwig Museum de Cologne ? Pouvez- vous nous parler de ce travail ?

Bien sûr. Le Schultze Projects rend hommage à l’ar tiste allemand Bernard Schultze, et il est financé par ses ayants droit, qui ont légué au musée un cer tain nombre de toiles et une dotation financière. Tous les deux ans, un ar tiste est invité à réaliser une oeuvre in situ, et il reçoit pour cela une bourse accordée par la succession Schultze. Pour la première édition, Wade Guyton avait réalisé un polyptyque autour de scènes du World Trade Center et du quartier de Lower Manhattan. Pour ma propre car te blanche, je me suis dit que c’était une très belle opportunit­é de produire une oeuvre panoramiqu­e à grande échelle, destinée à être vue de loin. J’ai combiné entre elles plusieurs modélisati­ons SketchUp, que j’avais déjà utilisées, et je les ai intégrées dans une sor te de quadrillag­e bleu, qui est en fait un filtre à peinture proposé par le logiciel. Les silhouette­s et les visages se fondent dans cet arrière- plan, avec une sor te d’effet camouflage.

Comment vous viennent les titres de vos oeuvres ?

Soit j’ai une illuminati­on et ils s’imposent comme des évidences, soit l’oeuvre reste sans titre.

Y a- t- il quelque chose dont vous aimeriez faire prendre conscience à travers votre pratique ar tistique ?

Je n’en suis pas certaine. Je ne sais pas exactement ce que les gens perçoivent dans mon travail. J’aimerais qu’ils y voient ou qu’ils ressentent une forme de réflexion sur la société ou la culture contempora­ine. J’aimerais aussi qu’ils se trouvent confrontés à une nouvelle approche de la peinture.

Vous est- il arrivé de vous sentir proche d’un mouvement ou d’un groupe d’ar tistes ?

Pas vraiment, non. Par nature, je suis plutôt solitaire. Et je ne pense pas que cela change de sitôt.

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