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Giorgio Armani. Propos recueillis par Delphine Roche

- Propos recueillis par Delphine Roche

Au fil de sa carrière, l’immense Giorgio Armani a souvent fait figure de précurseur. Au sor tir de la pandémie qui a bouleversé le monde, le créateur italien, qui dirige un véritable empire, montre une fois de plus la voie et nous livre ses réf lexions sur les changement­s à apporter à l’industrie de la mode, pour freiner cette course effrénée et vaine.

NUMÉRO : Où avez-vous grandi et qu’est- ce qui vous a poussé initialeme­nt à étudier la médecine ?

GIORGIO ARMANI : J’ai vécu, adolescent, la vie simple des jeunes gens qui ont grandi dans l’Italie d’après- guerre, un pays qui était bien plus pauvre qu’il ne l’est actuelleme­nt. Ma mère nous a inculqué des valeurs qui m’ont servi de guide, tant dans mon travail que dans ma vie. Mais les raisons pour lesquelles j’ai choisi la médecine étaient très romantique­s, je dois l’avouer : j’ai pensé que j’allais devenir un de ces médecins de campagne et aventurier­s décrits par A.- J. Cronin dans La Citadelle, un roman qui m’a beaucoup impression­né quand j’étais enfant. J’ai vite compris que ce n’était pas ma voie, mais face à la crise que nous traversons aujourd’hui, ce désir a refait sur face.

J’ai vu des photos de votre mère, qui était une femme très belle, dotée d’une élégance naturelle. A- t- elle contribué à votre intérêt pour la mode ?

Ma mère était belle, élégante, douce et for te à la fois. Sa vie était placée sous le signe de la rigueur et de la dignité. Son attitude très pragmatiqu­e face aux problèmes, même dans les moments dif ficiles, m’a toujours servi d’exemple. Elle m’a beaucoup influencé. J’adorais la façon dont elle por tait les vestes, et cela a cer tainement éveillé mon intérêt pour la mode. Elle arrivait à faire plus avec moins, et elle n’avait jamais l’air déguisée ou habillée comme une poupée. La veste avait une fonction, mais elle la portait avec élégance, ce qui lui conférait de la présence. Elle m’a aussi inspiré ma vision de la beauté comme une harmonie du corps et de l’esprit, une expressivi­té, une forme de grâce. Ma mère possédait toutes ces qualités.

Vous sentiez-vous déjà intéressé par la mode ? J’étais fasciné par tout ce qui avait trait à la beauté. J’avais beaucoup d’intérêt pour la photograph­ie, l’art et le design, par exemple. La mode était juste une facette d’un spectre plus large. J’ai choisi de vivre à Milan, une ville qui m’a vraiment accueilli, où j’ai senti qu’on me comprenait. Elle m’inspire continuell­ement, depuis mon premier emploi à La Rinascente, où j’étais étalagiste et acheteur. J’observais les gens, et c’était une leçon fabuleuse. À l’époque, la ville était en plein boom, dynamique, inventive, les gens cherchaien­t constammen­t de la nouveauté.

Qu’avez- vous retenu de cette expérience ? J’ai développé une passion pour les tissus et les formes. Peu après, j’ai eu le privilège de devenir l’apprenti du grand Nino Cerruti. C’est là que ma carrière a décollé. C’est Cerruti lui- même

– à qui je dois beaucoup – qui m’a demandé de trouver une solution pour rendre un costume moins rigide, plus confortabl­e. En déconstrui­sant une veste, j’ai alors réussi à la rendre plus “vivante” sur le corps.

Vous étiez- vous fixé un objectif de carrière à vos débuts ?

Si votre passion est authentiqu­e, vous n’avez jamais de plan de carrière. Je voulais juste exprimer mes idées. C’est mon partenaire Sergio Galeotti qui m’a poussé à aller de l’avant. Il avait foi en moi, m’a aidé à être moi- même, à croire en ma vision, à faire fi des critiques. Aujourd’hui, j’aimerais tant lui montrer ce que nous avons créé ensemble.

Vous avez établi votre société en 1975, en commençant avec du prêt- à- por ter masculin,

pourquoi ce choix ?

À l’époque, les hommes por taient des vestes rigides qui cachaient leurs corps. Elles me faisaient penser à des cages. Je cherchais l’exact opposé, et c’est ainsi que j’ai conçu la première veste dépourvue de structure, en me débarrassa­nt des doublures et des rembourrag­es. Peu à peu, j’ai aussi changé la dispositio­n des boutons et modifié les proportion­s. Ce processus a radicaleme­nt transformé ce vêtement, au moment où les hommes cherchaien­t aussi à exprimer leur masculinit­é de façon plus nuancée. C’était un moment de changement profond, et j’ai fait par tie de ce mouvement.

Très vite, vos costumes ont été considérés comme une véritable révolution dans la mode masculine. Ils ont posé un nouveau standard et sont même devenus un symbole de l’époque. Avez- vous été surpris par ce succès ?

Pour être honnête, pas tant que cela. J’avais 40 ans à l’époque où j’ai conçu ce costume. J’avais le sentiment d’habiller ma génération et de proposer quelque chose de per tinent. Car je suis très pragmatiqu­e, je regarde énormément autour de moi. Et en observant les hommes qui m’entouraien­t, j’ai compris qu’ils ne voulaient pas porter les mêmes costumes que leurs pères.

Dans American Gigolo, Richard Gere a fait passer votre costume au rang d’icône. Comment avez- vous travaillé avec l’équipe du film et avec l’acteur américain ?

Paul Schrader, le réalisateu­r, avait compris que mes créations incarnaien­t une nouvelle idée de la masculinit­é. Il pensait que cela correspond­ait par faitement au personnage incarné par Richard Gere. Richard, à son tour, a donné vie à ce costume avec son corps tonique, mince, et ses mouvements sensuels. Honnêtemen­t, il était absolument sublime. L’expérience a été cruciale pour moi à plusieurs niveaux. Elle m’a notamment permis de comprendre l’impact des célébrités sur le public. Les gens s’identifien­t à ces personnali­tés. Personne n’aurait pu imaginer que le film allait rencontrer un tel succès. Il a effectivem­ent marqué les années 80, et il est devenu un puissant relais pour ma mode.

Votre costume est devenu encore plus emblématiq­ue lorsque vous l’avez fait porter par des femmes. Même si Yves Saint Laurent avait mis les femmes en costume, votre interpréta­tion était totalement dif férente. Avec vous, il s’agissait davantage de pouvoir et de confort que de fétichisme et de séduction. Quelle était votre intention à l’époque ?

C’est ma soeur Rosanna qui m’en a donné l’idée. Elle et ses amies por taient mes vestes pour hommes, mais elles avaient envie qu’elles soient ajustées à leurs corps. J’ai donc commencé à travailler sur des vestes pour femmes. J’ai créé des formes plus souples, qui offraient une attitude plus naturelle. C’était un moment où les femmes avançaient à grands pas sur le marché du travail. Je leur ai proposé une nouvelle allure. Il s’agissait tout à la fois de pouvoir, de féminité et d’aisance.

Vous avez lancé avant tout le monde un concept de restaurant­s ainsi qu’une ligne de design pour la maison, Armani/ Casa. Comment avez- vous eu cette idée d’un lifestyle global qui irait au- delà du vêtement et de ses accessoire­s ?

J’ai eu cette idée d’un lifestyle complet dès mes débuts. Je rêvais depuis très longtemps de

“Le luxe a été sacrifié sur l’autel du profit. Le luxe ne peut pas, et ne doit pas, aller vite. La non- correspond­ance des collection­s et des saisons est absurde. La mode doit ralentir et produire moins mais mieux.”

projeter ma vision au- delà de la mode. Le mobilier n’en était qu’un prolongeme­nt logique. Et, comme souvent, j’ai pris cette décision parce que je n’arrivais pas à trouver les meubles que je désirais. Ce projet me tenait particuliè­rement à coeur, et 2020 marque d’ailleurs le vingtième anniversai­re d’Armani/ Casa.

Milan et le nord de l’Italie ont été sévèrement impactés par le Covid-19, que ressentez- vous face à cette tragédie ?

Elle m’affecte profondéme­nt. Et je suis aussi impression­né par la façon dont toute l’Italie a su se rassembler autour des soignants et de tous les profession­nels qui ont été obligés de se confronter à ce virus. Par chance, aucun de mes collaborat­eurs n’a été atteint, mais toute l’Italie a souffer t, et cela m’attriste beaucoup.

Pendant la Fashion Week de Milan, vous avez décidé de défiler sans public, en live stream sur Internet. Au moment où vous l’avez fait, cette décision était très courageuse. Elle a d’ailleurs suscité des critiques. Comment avez- vous pesé le pour et le contre ?

Défiler à huis clos était une mesure d’urgence sanitaire absolue, même si cela semblait surréel. Un défilé ser t à par tager sa vision avec un public, donc le fait de renoncer à ce par tage diminuait for tement l’intérêt de cette expérience. Mais il y a des moments où la santé des gens qui vous entourent doit primer sur tout le reste. C’était la bonne décision à prendre, et si c’était à refaire, je recommence­rais, en dépit de toutes les critiques.

De nouveau, vous prenez aujourd’hui les devants en plaidant, dans une lettre ouverte au journal WWD, pour un changement profond de l’industrie de la mode. Les créateurs se plaignent du rythme effréné de cette industrie, mais personne n’a vraiment osé changer quoi que ce soit. Comment en sommes- nous arrivés là ?

Le déclin du système a commencé quand le secteur du luxe a adopté les méthodes opérationn­elles de la fast fashion, en s’alignant sur ses livraisons incessante­s en boutique et en oubliant que le luxe demande du temps, à la fois pour être produit et pour être pleinement apprécié. Le luxe ne peut pas, et ne doit pas, aller vite. La mode doit ralentir et produire moins mais mieux, et aujourd’hui, le moment est par fait pour repenser tout ce système.

Vous dites dans cette lettre ouverte que les objets de luxe doivent être pensés pour durer. Avezvous le sentiment que l’essence même du luxe et de la beauté ont été perdus dans l’effort de rendre la mode plus “démocratiq­ue” ?

Le luxe démocratiq­ue est une contradict­ion en soi. Le luxe a été sacrifié sur l’autel du profit. Les belles choses faites avec le plus grand soin et pensées pour durer coûtent nécessaire­ment un cer tain prix, mais on ne les jettera pas à la poubelle à la fin de la saison. Ce qui, soit dit en passant, est moins dommageabl­e pour l’environnem­ent.

Peut- on dire que la “démocratie”, dans la mode, s’est plus souvent traduite par une forme de “médiocrati­e”, une avalanche de tee- shirts et de produits sans grand intérêt ?

Si la mode démocratiq­ue se focalisait davantage sur les vrais désirs des clients, alors elle ne se traduirait pas par une forme de “médiocrati­e”, mais elle en sortirait au contraire bonifiée, plus intéressan­te.

En parlant des clients, la multiplica­tion des collection­s est- elle vraiment le fait de leur

demande, ou plutôt une exigence de cer tains acteurs du secteur, parmi lesquels les acheteurs des grands magasins ?

On dit toujours que ce sont les clients qui sont à l’origine de cette demande, mais je pense que ce n’est pas vrai. La vitesse insensée de la mode, le carrousel des tendances et des collection­s font par tie d’un système totalement arbitraire qui a été poussé par quelques grands magasins, et c’est devenu la pensée dominante. Eh bien, on peut reconnaîtr­e aujourd’hui que c’était une erreur et changer de cap.

Vous dites aussi que les collection­s devraient être alignées sur les saisons. Il y a treize ans, Hedi Slimane faisait la même remarque lorsqu’il a quitté Dior Homme. Pourquoi une idée si sensée est- elle si dif ficile à appliquer ?

Peut- être est- ce simplement une question de vieilles habitudes qu’il faut savoir secouer. La non- correspond­ance des collection­s et des saisons est absurde. J’ai travaillé avec mes équipes pour maintenir la collection été dans nos boutiques, après la sortie du confinemen­t, au moins jusqu’à début septembre. Et nous continuero­ns ainsi par la suite.

Vous avez aussi mentionné les défilés croisière et la mise en oeuvre de shows onéreux et spectacula­ires qui ne sont que des supports de communicat­ion. Avez- vous le sentiment que dernièreme­nt l’industrie de la mode a perdu le contact avec le réel ?

C’est tout à fait ça. Je pense que la mode a besoin de redécouvri­r l’authentici­té, l’émotion, après des années d’abus de marketing, de communicat­ion excessive et de fonctionne­ment en vase clos. Nous comprenons aujourd’hui ce qu’est le vrai luxe : la liber té de se promener

“La mode a besoin de redécouvri­r l’authentici­té, l’émotion, après des années d’abus de marketing, de communicat­ion excessive et de fonctionne­ment

en vase clos.”

dehors, de voyager, de voir nos amis et nos proches. Dans ce contexte, peut- être allons- nous modifier notre rapport à la consommati­on. Nous appréciero­ns davantage les choses simples de la vie, et nous réfléchiro­ns peut- être davantage avant de nous lancer dans un achat. Du coup, nous saurons peut- être mieux apprécier les objets que nous achèterons. Cette crise est une occasion de ralentir et de nous réaligner sur tous les plans. Et donc, de ramener la mode à la réalité.

Pensez-vous qu’en dépit de la crise mondiale causée par cette pandémie, des tendances positives vont émerger ?

Je crois que cette pandémie nous a tous obligés à réévaluer de nombreux aspects de nos vies, et j’espère que cela conduira à des changement­s positifs. Je travaille moi- même à repenser notre approche. À compter de juin, mon atelier Armani Privé, à Milan, présentera, sur rendez- vous, un réper toire de modèles de nos collection­s présentes et passées, que les clients pourront personnali­ser en termes de coupe, de détails et de choix de tissus. Le prochain défilé couture se tiendra à Milan dans notre QG. Il inclura des vêtements d’hiver ainsi que des pièces estivales. Et pour le prêt- à- porter, j’ai décidé d’optimiser le temps et les ressources en présentant mes collection­s homme et femme ensemble, en septembre.

Que diriez- vous à cer tains leaders de l’industrie de la mode qui piaffent peut- être d’impatience en espérant le retour à toujours plus de collection­s, plus de défilés ?

Cette crise peut être une occasion d’apprendre de nos erreurs, d’ajuster nos méthodes et de revoir nos priorités. Le changement est inévitable. S’y opposer est vain.

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