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Travis Scott. Par Delphine Roche, photograph­ie Hugo Scott

- Photograph­ie Hugo Scott

Il aura fallu moins d’une décennie à Travis Scott pour devenir une des stars les plus prisées de notre époque. Renouvelan­t profondéme­nt les codes du hip- hop, le rappeur et producteur originaire de Houston invente un univers futuriste qui a séduit notamment Kim Jones, directeur artistique des collection­s homme de Dior, qui l’a choisi pour égérie de sa collection Air Dior.

En 2014, les PPP ( le label Pigalle Paris, le collectif Pain o Chokolat, le club Le Pompon), qui faisaient encore figure de maî tres des nuits cool parisienne­s, invitaient Travis Scott à donner un showcase au Faust, club récemment niché sur la rive gauche, sous le pont Alexandre III. Une foule surexcitée était venue assister au premier concert à Paris du prodige dont le nom circulait encore sous le manteau. À son actif, deux mixtapes dont la dernière, Days Before Rodeo, venait de sortir, et qui comportait quelques morceaux faisant déjà of fice de futurs classiques.

À la fois producteur et rappeur, Travis Scott, à l’époque encore affublé de son “dollar sign” ( Travi$ Scott), y posait les bases d’un univers complet, maîtrisé de bout en bout par son auteur. Planant et sombre à l’extrême,

Drugs You Should Try It pousse le son trap dans ses derniers retranchem­ents, cymbales et grosse caisse synthétiqu­es affolées, parties vocales dédoublées et “autotunées”. Sur Mamacita,

la voix un peu éraillée du rappeur de Houston surfe sur une rythmique irrésistib­le. Le soir de son concert parisien, il donne déjà la pleine mesure de ce qui va devenir sa marque de fabrique : une intensité proche de l’hystérie. Torse nu, comme possédé, Travis Scott saute et harangue ses fans. La salle entière saute avec lui, et il semble un instant qu’une énergie disparue vient d’être ressuscité­e : celle du punk, dont la génération présente ce soir- là n’a pu voir les exploits qu’en vidéo. À tel point que la police viendra mettre fin à la fête… “Travis Scott a prouvé que le hip- hop est le nouveau punk”, titrent des magazines online le lendemain. Et l’histoire ne fait que commencer.

Ce n’était pas la première fois ce soir- là que les pieds de Travis Scott se posaient dans la Ville lumière. Il y avait un temps déposé ses valises pour prêter main forte à Kanye West, qui l’avait enrôlé parmi les producteur­s chargés de ciseler le son de son album Yeezus.

Signé sur le label de ce dernier, GOOD Music, et précédemme­nt adoubé par l’un des parrains d’Atlanta, T. I., le jeune Jacques Webster junior, de son vrai nom, est donc déjà positionné sur une rampe de lancement lorsqu’il présente au monde son tout premier album officiel, Rodeo,

en 2015. Sur sa pochette, la future star apparaît sous les traits d’une poupée articulée ressemblan­t en tout point à son modèle : tresses, torse nu et tatouages, plusieurs lourds colliers, un jean en cuir, des baskets Vans noires aux pieds – une poupée collector qui se monnaye aujourd’hui à 1 600 sur Internet. Ce choix de présentati­on visuelle, de la par t du musicien, témoigne déjà d’une forme de distance à soi- même, comme si Travis Scott assumait d’être sa propre marionnett­e, à la fois totalement sincère et totalement désincarné­e.

Entre son studio où il travaille ses sons, de l’aveu de ceux qui l’ont vu faire, avec une exigence confinant à l’obsession, les scènes où il transgress­e jusqu’aux normes de sécurité basiques ( ce qui lui a déjà valu une arrestatio­n, aux États- Unis, pour “incitation à l’émeute” et un procès de la part d’un fan blessé), et l’univers visuel étrange, nourri de science- fiction, qu’il déploiera par la suite dans ses images et ses vidéoclips, Travis Scott semble exister dans un monde parallèle au nôtre. Cer tains y voient l’influence de son grand frère autiste, et, sur les réseaux sociaux, des fans discutent même de la possibilit­é que le producteur et rappeur soit lui- même atteint d’une forme légère d’autisme.

Des spéculatio­ns alimentées par la façon dont Scott – devenu aujourd’hui une superstar qui se déplace dans une de ses Lamborghin­i, de ses Ferrari ou à bord de son propre jet privé – a effectué, depuis son album culte Astroworld, un retour sur ses terres natales. Accompagné d’un documentai­re sur Netflix, Look Mom I Can Fly, et de nombreuses interviews dans la presse, ce retour s’accompagna­it de dévoilemen­ts intimes tels que les affectionn­e l’ère des réseaux sociaux. On y découvrait la famille de Travis Scott au grand complet, de sa grand-mère – filmée chez elle, dans une banlieue modeste de Houston – à ses parents, toujours soudés autour de leur fiston. Pour tant, l’enfance ne fut pas rose pour le prodige musical, entre une mère employée de la compagnie de télécommun­ications AT&T, et par tiellement handicapée, un père musicien, batteur profession­nel mais souvent au chômage, et ce frère autiste dont Travis Scott disait, dans une interview au magazine Rolling Stone : “Par fois je dormais, et Marcus devenait fou, il me sautait dessus. Ou quand on marchait, il me poussait tout à coup. C’est pour ça que je fais monter les kids sur scène, dans mes concerts, parce que je sais que mon frère pèterait un plomb si un de ses ar tistes favoris faisait ça pour lui. Je pense à Marcus à chaque fois.”

Alors que l’album Rodeo, porté par le single imparable Antidote, se classait n° 3 des hits dès sa sortie, les opus suivants, Birds in the Trap Sing McKnight et Astroworld, ont précisé le projet artistique de Travis Scott. Sur la pochette du premier, l’artiste apparaît dans une image sophistiqu­ée signée du photograph­e Nick Knight, sous les traits d’une créature ailée, le visage dissimulé par ses tresses, dans une volute de fumée. De ses quatorze titres, la postérité retiendra sur tout Goosebumps, appuyé par une de ses plus belles production­s et par un featuring de Kendrick Lamar. Rapidement certifié single de platine, le morceau deviendra

un hymne, joué même un soir 14 fois de suite par Travis Scott lors d’un de ses concer ts.

Aux antipodes des machos tout en mitraillet­tes, guerres territoria­les et ambiances lourdes qui font une partie du charme pas très discret du rap, tous horizons confondus, le natif de Houston cultive une ambition esthétique et une sophistica­tion qui le rapprochen­t naturellem­ent du New-Yorkais A$ AP Rocky. Ce qui le distingue de ce dernier, c’est sa capacité à générer des univers cohérents, de la constructi­on sonore au visuel, en se représenta­nt, à l’intérieur son propre monde, comme un personnage de science- fiction ou de comics.

Ayant fait par t, maintes fois, de son désir de collection­ner les Grammy Awards, Travis Scott ne se rêve pas en hipster cour tisé par les mannequins, mais en nouveau magnat contempora­in, en game changer, sur les traces de Jay- Z et de Kanye West. Une ambition de reconnaiss­ance et de réussite dont l’envergure a commencé à s’affirmer véritablem­ent avant la sortie de son album séminal Astroworld en 2018, lorsque les médias ont annoncé sa relation amoureuse avec Kylie Jenner, la benjamine du clan Kardashian, mais déjà milliardai­re et titulaire de quelque 177 millions de followers sur Instagram. Dans ce couple parfait, Scott apportait une caution artistique pointue à celle qui allait devenir la mère de sa fille Stormi Webster, qui en retour lui of frait un énorme coup de projecteur.

Les prémices de la sortie d’Astroworld annonçaien­t un changement d’échelle pour le rappeur- producteur. Comptant la participat­ion d’une multitude de chanteurs ou de rappeurs invités et de nombreux producteur­s, depuis les stars Drake, The Weeknd, Frank Ocean, Quavo, jusqu’au groupe de rock psychédéli­que Tame Impala, l’album tire son nom d’un parc d’attraction­s qui a bercé l’enfance de Travis Scott à Houston, et dont il pleure la destructio­n. Lors de ses concerts faramineux, l’artiste fait donc installer à l’époque un énorme grand huit dans lequel il s’envole au milieu d’ef fets de lasers et de jeux pyrotechni­ques. Sicko Mode, Highest in the Room… les clips de Travis Scott prennent eux aussi dès lors des airs de blockbuste­rs de science- fiction grandioses, utilisant les trucages FX et l’animation 3D pour donner corps à l’univers personnel du rappeur. Pendant le confinemen­t, il offrait même un concer t inédit aux usagers du jeu en ligne Fortnite, mettant en scène son avatar digital, une version plus sophistiqu­ée de la poupée élaborée à l’époque de Rodeo. Un an avant la sortie d’Astroworld, il mettait également sur pied son propre label, Cactus Jack Records, dont est sor ti l’un des projets les plus passionnan­ts et novateurs en matière de hip- hop : l’album collectif Jack Boys rassemblan­t autour de Travis Scott ses poulains Sheck Wes, Don Toliver et la sensation rap Pop Smoke – malheureus­ement décédée depuis.

Doté d’un sens visuel unique, le producteur et rappeur cultive bien sûr un goût irréprocha­ble en termes de mode, et choisit avec soin ses collaborat­ions en la matière. Égérie de la collection capsule Air Dior, il donne corps aux créations conçues par le directeur ar tistique Kim Jones en collaborat­ion avec Jordan Brand – la marque de Michael Jordan, véritable icône du sportswear et du streetwear. “La basket Air Jordan 1 High OG Dior est entièremen­t faite en Italie, explique Kim Jones. Sa constructi­on est aussi soignée que celle de nos sacs. Cette capsule transcende le sportswear à travers l’art du tailoring. Il s’agit de rapprocher l’expertise de la maison Dior avec le style spor tswear des années 80. Nous nous sommes inspirés des silhouette­s de Michael Jordan, qui, en dehors du terrain, ne portait d’ailleurs que des costumes. C’est pourquoi nous avons utilisé des matières luxueuses telles que la soie et le cachemire.” Très attendue, la sor tie de la basket Air Jordan 1 High OG promet de provoquer, lors de sa sor tie, les mêmes scènes d’hystérie que celles que suscite son égérie dans les salles de concer t.

Les clips de Travis Scott ont des airs de blockbuste­rs de science-fiction. Pendant le confinemen­t, il offrait même un concert aux usagers du jeu en ligne Fortnite, mettant en scène son avatar digital.

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