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Bertrand Bonello. Propos recueillis par Olivier Joyard

Propos recueillli­s par Olivier Joyard

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Avant d’embrasser une brillante carrière de cinéaste, Bertrand Bonello avait initialeme­nt choisi de devenir musicien. Il compose d’ailleurs lui- même les musiques de ses films. Il a évoqué avec Numéro son parcours et le rapport viscéral qui unit dans ses oeuvres l’image et le son.

Cinéaste passionnan­t, Ber trand Bonello a commencé sa vie profession­nelle en tant que musicien de studio. Il a même sor ti quelques albums avec Jean- Philippe Nataf, le chanteur des Innocents, et Mirwais, ancien de Taxi Girl, avant que les films n’occupent tout son temps. Quelque chose d’organique, Le Pornograph­e, Tiresia, De la Guerre, L’Apollonide – Souvenirs de la maison close, Saint Laurent, Nocturama et Zombi Child dessinent une filmograph­ie aventureus­e dont le réalisateu­r a composé luimême les musiques.

NUMÉRO : Avant de réaliser des films comme Saint Laurent ou Nocturama, vous étiez musicien ? BERTRAND BONELLO : J’ai réalisé mon premier long- métrage avant l’âge de 30 ans, mais la musique est venue bien avant. Je suis de Nice. J’avais un groupe, comme beaucoup d’ados. Ensuite je suis monté à Paris en tant que musicien de studio pour des sessions d’enregistre­ment ou des concerts. Cela a duré six ans. C’était une époque, les années 90, où ce genre de vie of frait beaucoup d’argent. La musique était un métier confortabl­e.

Quelle formation avez- vous suivie ?

Je viens de la musique classique. Enfant, ma base était le piano. Mon rêve était de devenir chef d’orchestre. Ensuite j’ai basculé vers le punk- rock. Mais le coeur de ma pratique, c’était le piano, le Fender Rhodes et les synthés. On m’engageait beaucoup parce que je savais jouer de l’orgue Hammond et que j’en possédais un !

Avec qui jouiez- vous ?

Il y a des trucs que j’ai oubliés, tellement c’est inavouable. Mais il y a eu Françoise Hardy, Daniel Darc, Elliott Murphy… J’ai fait une tournée avec Carole Laure dans laquelle je dansais aussi. Je fréquentai­s beaucoup un lieu de répétition­s qui s’appelait Studio Plus, dans le XIe arrondisse­ment de Paris, avec tous les groupes africains de la capitale. Parfois, je faisais des petites séances avec eux ou des remplaceme­nts. Niagara était là également. C’était un endroit de brassage et de rencontres. L’arrivée du home studio – qui a tout changé – n’avait pas encore eu lieu.

Vous aviez vu les grands films comme

One + One de Godard sur les Rolling Stones ? À chaque fois qu’on partait en tournée, dans le bus on passait des VHS sur la musique. Le must, c’était Rude Boy sur les Clash.

Le cinéma n’était pas encore entré dans votre existence ?

J’étais à 100 % dans la musique. Mais pendant un concert dans un club avec Elliott Murphy, à 1 h 30 du matin, je me suis surpris à bâiller. Alors que lui devait avoir bien 20 ans de plus que moi et pétait la forme… J’ai compris qu’on n’a

pas le droit d’être sur scène et de bâiller. Je me suis demandé ce que j’allais devenir à 40 ans… J’ai eu un déclic avec Stranger Than Paradise de Jim Jarmusch [ road- movie culte de 1984 dont les héros sont musiciens]. C’était comme si ce film s’adressait à moi et aux musiciens dans sa manière d’être monté, pensé, construit… Je l’ai vu lors d’une ressor tie. J’avais 24 ans. J’ai voulu entrer en cinéma.

Tout reprendre à zéro compor tait une par t de risque…

Comme quand tu arrives dans un endroit inconnu, finalement tu n’as pas peur. [ Rires.] Si j’avais fait une école de cinéma, je me serais peut- être lancé dif féremment. Là, j’y suis allé avec innocence. J’ai fait une très grosse tournée de deux ans et j’ai économisé chaque soir la moitié de mon cachet, pour pouvoir me payer un court- métrage. J’ai commencé à voir beaucoup de films au moment où je le préparais. C’est devenu dévorant.

Est- ce que la musique a été tout de suite impor tante dans vos films ?

Au début, je voulais faire des films sans musique, une idée théorique liée à ma crainte d’être davantage musicien que réalisateu­r. J’en suis revenu. J’essaie de mettre à profit mon expérience, en travaillan­t très en amont la musicalité d’un film – ce qui ne veut pas dire la musique. Quand je suis en montage, je pense à ça constammen­t. Durant l’écriture, je me réfère à la structure de certaines compositio­ns classiques. En ce moment, je travaille sur un film en deux par ties dont la musique est déjà très avancée. Il n’y a pas une couche de cinéma, puis une couche de musique. Si je suis en train d’écrire une scène et que je ressens un besoin, je vais dans mon studio pour chercher des bouts de mélodies et de rythmes… Normalemen­t, quand le scénario est fini, la musique est aussi terminée… Je la réadapte ensuite au montage, pour des questions de durée. Pour moi, la musique est aussi importante que les dialogues. Elle doit être plus narrative qu’illustrati­ve.

Qu’est- ce qu’une bonne musique de film ?

J’y ai beaucoup réfléchi et je suis intimement persuadé qu’une bonne musique de film n’est pas une bonne musique en soi. Si on veut être honnête, le thème de Georges Delerue pour

Le Mépris est vraiment un truc sirupeux sur trois accords… Mais un mariage a lieu entre ce qu’on entend et ce qu’on voit, qui en fait une des plus belles musiques du monde. Une très grande musique de film.

Vous composez vous- même, comme peu de réalisateu­rs mis à par t John Carpenter.

J’ai souvent été approché en vue d’écrire de la musique pour d’autres, mais cela n’a jamais abouti. Parler d’une image me paraît simple car on peut la décrire. Mais un son… Du coup, je ne sollicite personne. Mon seul rêve, qui n’arrivera plus, aurait été de travailler un jour avec Mark Hollis, le chanteur et compositeu­r de Talk Talk. Il y a un sens de l’espace et de l’architectu­re incroyable dans sa musique. J’ai essayé de le retrouver mais il avait complèteme­nt disparu. Maintenant il est mor t. Si j’ai envie un jour de quelque chose de très orchestré, je réfléchira­i à des collaborat­ions. Quand cinéastes et musiciens trouvent un langage commun, c’est rare et merveilleu­x. Je pense à David Cronenberg- Howard Shore, Alfred HitchcockB­ernard Herrmann, Federico Fellini- Nino Rota, David Lynch- Angelo Badalament­i…

Les grands cinéastes comme Lynch et Godard insistent sur le fait que dans un film le son compte autant que l’image…

Ce que fait Godard est dingue. Le Livre d’image l’a prouvé une fois de plus. Il a montré que l’univers sonore d’un film ne se limite pas à son univers musical. Quand j’utilise le mot “musicalité” pour parler de cinéma, c’est à cela que je pense. Je pense à la façon dont sont mixées les voix, aux ambiances sonores qui ne sont pas forcément réalistes, aux coupes brutales dans une scène… Tout est question de sensations, sans psychologi­e.

En vingt ans, votre conception de la musique au cinéma s’est- elle affinée ?

Le plus impor tant pour moi est de trouver la bonne couleur pour chaque film. Cela passe souvent par la nature du son. Le son d’un instrument est plus impor tant que la mélodie. J’aurais dit ça à Michel Legrand, il m’aurait traité de fou. C’est une question personnell­e. Il y a des thèmes inoubliabl­es, mais autre chose m’intéresse. Je sais que la première personne qui lit les scénarios de David Cronenberg, c’est son musicien Howard Shore. Tout tourne autour d’une idée : “Quelle couleur tu vois ?” Quand Cronenberg a fait lire le scénario de Crash à Howard Shore, ce dernier a répondu : “J’entends du métal et de la guitare.” Cela a donné une sorte de symphonie à six guitares sublime.

Pour Dead Man de Jim Jarmusch, Neil Young a improvisé devant un écran alors que le film était terminé…

Il y a eu deux projection­s. Neil Young s’est installé avec sa guitare et a joué deux pistes pleines en direct. C’est une tout autre méthode, très belle aussi. Cela fonctionne parce que nous sommes face à un musicien qui, même en sortant un accord très simple en mi mineur, possède déjà un son personnel. Cet aspect primitif marche très bien dans Dead Man.

Pour votre dernier film, Zombi Child, quelle couleur recherchie­z- vous ?

Comme le film se passe dans deux pays, j’ai décidé de couper la musique en deux. Pour la par tie française, j’avais envie d’un choeur féminin mélodieux, avec une orchestrat­ion qui nous ramenait dans les années 70 alors que l’action se situe aujourd’hui. Dans la partie haïtienne qui se déroule durant les années 60, je voulais apporter du contempora­in, de l’électroniq­ue déstructur­ée avec beaucoup d’air et des rythmes décalés. Pour cette occasion, j’ai réécouté ce que fait la compositri­ce anglaise Mica Levi, connue notamment pour Under the Skin. Elle participe au renouveau de la musique de film et vient de la musique classique. Chez elle, il y a des structures, une intelligen­ce du silence et du contrepoin­t… J’ai aussi décor tiqué ce qu’a fait Jonny Greenwood de Radiohead pour le cinéma. Du haut niveau.

“Le plus important pour moi est de trouver la bonne couleur pour chaque film. Cela passe par le son. Quand Cronenberg a fait lire le scénario de Crash à son musicien Howard Shore, ce dernier lui a dit : ‘J’entends du métal et de la guitare.’ Cela a donné une sorte de symphonie à six guitares sublime.”

Dans vos films, quelque chose relève de la transe, comme si le cinéma était un rituel.

Sur cette question de la transe et du son, David Lynch est génial. Le son va se greffer dans les ambiances générales et on ne l’entend plus comme une musique. C’est ce que je recherche. Pour cela, je reste présent du matin au soir au moment du mixage de mes films, ce qui n’est pas le cas de tous les réalisateu­rs. C’est une étape puissante et émouvante car le son reste une question d’intimité. Rober t Bresson a eu cette phrase très belle : “L’oeil va vers l’ex térieur, l’oreille va vers l’intérieur…” Si le film est réussi, cette sensation se transmet dans l’expérience émotionnel­le de la salle. Ce n’est pas possible sur les plateforme­s de streaming, où le son est très compressé.

Qu’écoutez- vous au quotidien ?

Rien ne me fait plus d’effet que la nor thern soul anglaise. Je peux aussi réécouter les Clash ad vitam. J’adore travailler avec des disques de Plastikman, qui te coupent du monde et t’emmènent ailleurs. J’ai aussi une obsession pour le son contempora­in. Ces dernières années, il y a eu un renouveau passionnan­t dans le hip- hop, assez lo- fi et transgress­if, avec des rythmiques vraiment crades.

Cela me fait penser au film d’Andrea Arnold, American Honey ( 2016), entièremen­t rythmé par des morceaux de trap.

J’adore ce film et sa bande- son, que j’ai écoutée en boucle. Vraiment une expérience de spectateur et d’auditeur extraordin­aire.

Je me souviens avec éblouissem­ent de la scène de boîte de nuit dans Saint Laurent, quand Yves découvre Betty Catroux qui danse… Comment l’avez- vous tournée ?

Mon grand challenge dans ce film était de réussir la scène de boîte, parce que je les trouve régulièrem­ent ratées. Si, dans une scène de boîte, la musique baisse brusquemen­t pour qu’on entende les gens parler, je sors du film. Mais parfois, la musique est for te parce qu’il n’y a pas de dialogues et on dirait un clip. Comment faire ? C’est un travail d’acoustique et de réverbérat­ion. Il faut parfois accepter d’abîmer un peu le son quand on change d’axe caméra, comme si l’enceinte se situait subitement un peu plus loin… Moi, j’ai demandé aux acteurs de hurler. David Lynch avait fait un truc incroyable dans Twin Peaks – Fire Walk with Me en sous- titrant cer tains dialogues pour qu’on entende la musique de manière réaliste. Toute sa puissance était conservée.

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