Bruno Serralongue. Par Éric Troncy
Il y a plus de vingt ans, Bruno Serralongue immortalisait un concert exceptionnel de Johnny Hallyday à Las Vegas… Plutôt que sur la star, c’est sur les fans que l’artiste braquait son objectif, interrogeant, comme il le fait dans toute son oeuvre, les codes de la photographie et ses différents usages.
En novembre 1996, le photographe Bruno Serralongue par tait pour Las Vegas rencontrer les fans du rockeur Johnny Hallyday, à l’occasion d’un concert en tout point exceptionnel et destiné à entrer dans l’histoire. Le musée national d’Ar t moderne, Centre Georges- Pompidou, après avoir fait l’acquisition d’un vaste ensemble de ses clichés, vient de consacrer une grande exposition
( du 16 octobre au 24 février derniers) au travail que mène cet ar tiste depuis 2006 auprès des migrants de Calais, dans ce qui a été appelé la “jungle”. Exposition véritablement remarquable qui confirme l’importance, la singularité et la cohérence de l’oeuvre de ce Français, qui explore avec une belle constance, depuis une trentaine d’années, la spécificité de l’image photographique dans sa conception comme dans les usages qu’en font les médias.
À peine son diplôme de l’École nationale supérieure de la photographie d’Arles en poche, Bruno Serralongue se rendit à Las Vegas, dans le Nevada, pour un concer t de Johnny Hallyday organisé sur le mode de la démesure : 5 000 fans européens étaient convoyés par avions spécialement af frétés – une opération d’autant plus complexe qu’à
l’époque il n’existait pas de vols directs Paris- Las Vegas. L’événement prenait place dans l’Aladdin Theater, le lieu même qui avait accueilli Elvis Presley et Priscilla Ann Wagner pour leur mariage, en 1967. “Il s’agissait avant tout de créer du buzz, m’explique Bruno Serralongue. La carrière du chanteur commençait à s’essouf fler, et son producteur lui avait alors suggéré d’aller faire un concer t là où Elvis Presley s’était marié, et d’amener avec lui plusieurs milliers de fans dans des avions spéciaux. En l’occurrence, ce qui avait excité ma curiosité, c’était la démesure déployée pour que les médias s’intéressent à un événement. Cette série n’était pas politique, mais la question des médias était centrale.”
Les fans avaient d’ailleurs le choix entre plusieurs forfaits allant de 7 000 à 11 000 francs, selon l’intensité des activités proposées et la durée du séjour ( entre trois et sept jours). Serralongue, dont les procédures de travail étaient déjà bien établies, se comporterait comme un journaliste, renonçant toutefois à bénéficier des privilèges qui leur sont d’ordinaire accordés et échappant ainsi au “point de vue officiel”, aux lieux obligatoires de prises de vue et aux accès facilités à ce qu’on veut bien montrer. En outre, il photographierait avec une chambre photographique, c’est- à- dire probablement le matériel le moins adapté au repor tage événementiel ( c’est un gros appareil qu’on pose sur un trépied et qui requiert un maniement minutieux, avec voile de tissu opaque recouvrant la tête pour voir se former l’image inversée à l’intérieur de la chambre). Ce faisant, il réintègre dans la photographie de repor tage les exigences qualitatives et les handicaps de la photographie “posée” ou de la photographie d’art. Un mi- chemin permettant d’observer, en parallèle, les mécanismes du journalisme d’une par t, et ceux de la photographie plasticienne d’autre part.
“J’ai construit cette série comme les autres, en payant mon billet d’avion comme tous les fans de Johnny. J’ai voyagé avec eux, logé dans le même hôtel. Je suis quand même allé voir le début du spectacle, mais je suis ressorti assez vite puisqu’il était interdit de faire des photographies. Ce qui m’a particulièrement intéressé, c’est le rapport avec les fans, qui étaient bien évidemment les gens les plus intéressants. Ils ont tous des histoires incroyables avec Johnny Hallyday, qu’ils voient en chair et en os, mais qui est aussi une idole, donc un personnage un peu faux. Chacun entretient avec lui un lien unique, sous diverses formes, par fois inscrit dans leur chair. Beaucoup de fans se sont fait tatouer son visage, d’autres achètent des vêtements griffés Johnny Hallyday, d’autres collectionnent tous les badges et les pin’s qui existent de Johnny Hallyday…”
Intitulée Destination Vegas, comme le quarantième album de Johnny sorti en décembre 1996, cet te série put,
“Pour le concert de Johnny, ce qui avait excité ma curiosité, c’était la démesure déployée afin que les médias s’intéressent à un événement. Cette série n’était pas politique, mais la question des médias était centrale.”
à l’époque, sembler une évolution curieuse du jeune travail de Bruno Serralongue, qui l’avait, à peine deux mois plus tôt, conduit au Chiapas sur les traces du sous- commandant Marcos ( Encuentro, Chiapas, 1996) et l’entraînerait six mois plus tard à Hong Kong pour les célébrations saluant la rétrocession de ce territoire à la Chine par les Britanniques ( Handover, 1997). De fait, les événements qu’il considère pour son travail photographique ont en général un caractère politique évident, qu’il aille à Cuba pour l’anniversaire des 30 ans de la mor t d’Ernesto Guevara ( Homenaje, 1997), au Kosovo pour le premier anniversaire de l’indépendance de ce pays ( Kosovo, 2009) ou auprès des Indiens sioux de la réserve de Standing Rock ( Water Protectors, 2017). C’est pour tant trop hâtivement que son art est qualifié de “politique”, ce qui ne veut strictement rien dire, a for tiori à l’heure où tout peut l’être sur simple déclaration de bonne foi (même Madonna montrant ses fesses au Met Gala en 2016, dans une robe Givenchy plutôt provocante, déclara : “Ma robe au bal du Met était aussi une prise de position politique.”).
Si l’ar t de Serralongue était uniquement politique, il n’aurait pas plus d’intérêt dans la sphère des arts visuels que toutes les oeuvres d’art revendiquant une position politique en oubliant leur dimension formelle. Lorsque je lui demande si ses intentions sont de l’ordre du journalisme ou de l’ar t, il répond sans hésiter et avec détermination : “Uniquement de l’ordre de l’art. Ce qui m’a toujours intéressé, c’est de faire se rencontrer des domaines qui sont peut- être distincts mais relèvent tous deux de la photographie : la pratique artistique d’une part, et la pratique appliquée qu’est le photojournalisme d’autre par t. Le même médium – la photographie – peut être utilisé de manière différente, parfois par la même personne. […] Je ne me sens ni photographe de presse ni journaliste. Je n’ai jamais travaillé pour la presse. Je pense que le champ de l’art est l’un des derniers où des questions de nature politique peuvent être exprimées avec une très grande liber té. Je ne me suis jamais vraiment demandé si mes photographies étaient des oeuvres d’ar t, en revanche je me suis toujours dit que je voulais les exposer dans une galerie ou un musée. Non pas pour qu’on les considère comme des oeuvres d’ar t, mais parce que je veux qu’on leur por te un cer tain type de regard, un regard multiple.” Serralongue s’intéresse aux pour tours de l’information, à ce qui reste dans les marges, à ce que l’impératif médiatique évacue sans autre forme de procès. Il complexifie le regard conventionnel et univoque du journalisme, et invente pour sa photographie une place particulière, à bonne distance de la photographie de propagande, de la photographie de communication, de l’image strictement journalistique, aussi.
“Je ne me sens ni photographe de presse ni journaliste. Je pense que le champ de l’art est l’un des derniers où des questions de nature politique peuvent être exprimées avec une très grande liberté.”
Sa récente exposition au Centre Pompidou était consacrée au travail qu’il mène depuis 2006 à Calais, auprès des habitants provisoires de la “jungle”, ce territoire de transition pour les migrants qui veulent rejoindre l’Angleterre, depuis que le gouvernement français a, en 2002, démantelé le camp de réfugiés de Sangatte. Bruno Serralongue s’y est rendu à maintes reprises, fréquentant les quelque
6 000 personnes vivant dans des terrains vagues ou dans les forêts qui bordent la ville. Bien sûr, il fut présent aussi lorsque, en 2016, fut ordonné le démantèlement de cette “jungle”, alors livrée aux bulldozers et au feu. Pour cette exposition habilement logée dans la Galerie de photographies du musée, Serralongue choisit, d’une part, de confronter son travail photographique à celui de l’Agence France- Presse ( AFP), et, d’autre part, à l’expression des habitants de la “jungle”, qui livrent des photos et des vidéos réalisées par eux- mêmes.
Ces trois points de vue mènent, manifestement, à la production d’images de nature très différente, et leur confrontation permet de mesurer, justement, ces différences. Naturellement, les images de l’AFP s’intéressent davantage aux événements qu’à la vie quotidienne. Celles des habitants sont au plus près de leurs préoccupations essentielles de survie au jour le jour, et, comme l’indique Florian Ebner, le commissaire de l’exposition : “Elles mettent en avant l’impor tance d’un outil existentiel : les téléphones por tables, qui servent non seulement de moyen de communication avec leurs familles et d’instrument de navigation sur la route, mais aussi de caméra.” Dans ce contexte chargé, rehaussé de textes donnant la parole aux habitants de Calais et de textes invitant à penser la complexité de la situation (“Quelle image gardez- vous en mémoire ?”, “Entre surexposition et passeurs de récits : la dialectique des images de la jungle”), les photographies de Serralongue, si elles gardent en elles le souvenir de la peinture d’histoire, sont cependant loin d’être fétichisées. Assumant pleinement leur statut d’images d’exception, elles semblent aussi avoir appelé, plutôt que les murs blancs du précieux musée, cette confrontation aux allures didactiques et cette profusion d’informations.
Viscéralement inscrite dans l’histoire de la photographie, l’oeuvre de Bruno Serralongue sait et montre ce qu’elle doit à la génération de photographes influencés par l’école de Francfort tout autant qu’à celle des pionniers de la photographie documentaire, Eugène Atget ou Jacob A. Riis. Elle a, en sus, vu apparaître et su intégrer l’explosion de la photographie numérique domestique, les changements infligés à la vérité par l’information continue, tout autant que le boom insensé du marché de l’ar t. L’exposition du Centre Pompidou en est la démonstration limpide : Serralongue a su inventer pour ses convictions un langage esthétique singulier – cette dif férence qui fait les très grands ar tistes.
“Je me suis toujours dit que je voulais les exposer dans une galerie ou un musée. Non pas pour qu’on les considère comme des oeuvres d’art, mais parce que je veux qu’on leur porte un certain type de regard, un regard multiple.”