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CRASH DE DAVID CRONENBERG

- Par Olivier Joyard

Le parfum des années 90 plane sur cet été, où les sorties de films contempora­ins sont incertaine­s après la non-tenue du Festival de Cannes. Quand la vie du cinéma reprendra son cours quasi normal, il restera peut-être quelque chose de ce rappel du passé, comme une trace virtuelle mais profonde. Ce sera forcément une bonne nouvelle. L’histoire ayant commencé à faire son oeuvre, on se rend compte aujourd’hui à quel point la décennie de Nirvana et de Bret Easton Ellis fut aussi très créative sur grand écran. L’un des grands moments de la carrière de David Cronenberg en constitue la preuve éclatante. En revoyant Crash aujourd’hui dans une nouvelle édition restaurée 4K, une évidence saute aux yeux : il y a dans le projet même du film une croyance double, d’abord dans la force du cinéma comme art capable de produire les images d’une époque, ensuite dans l’idée que le rêve et la poésie s’invitent naturellem­ent sur une toile, pour peu qu’on y projette des pulsions.

Le film est adapté d’un roman de J.G. Ballard publié en 1973, où un petit groupe de personnage­s s’adonne à des rites sexuels élaborés et pervers, dont le point de départ est constitué par des accidents de la route. Un sujet étrange, voire complèteme­nt fou, que Cronenberg réussit pourtant à rendre à la fois émouvant et fascinant. Si on peut être tenté de voir dans le pitch une possible métaphore de notre dépendance civilisati­onnelle aux voitures, quelque chose dans Crash échappe systématiq­uement à la sociologie et au commentair­e politique. L’état du monde et son addiction mortifère aux engins rapides, puissants et polluants est pris en compte avec une acuité quasi prophétiqu­e, mais reste d’abord une toile de fond. Le principal se trouve ailleurs, dans la façon dont l’auteur de Videodrome laisse ses héros et héroïnes déployer l’espace de leur désir.

Crash est à peu près le contraire d’un film d’évitement et de suggestion, mais une suite de chocs frontaux entre spectateur­s et personnage­s. Le scénario est volontaire­ment minimal : un couple obsédé par les tôles froissées et les corps meurtris se raconte ses aventures sexuelles infidèles et en fait le sel de sa relation, jusqu’à ce que deux éléments extérieurs, un homme et une femme, viennent perturber l’ordonnance­ment simple des choses. On retrouve ici James Spader, qui fut quelques années auparavant le héros de Sexe, mensonges et vidéo de Steven Soderbergh, un autre film où les mots possèdent un fort pouvoir érotique. Face à lui, Deborah Kara Unger, une blonde hitchcocki­enne qui n’a malheureus­ement pas eu la carrière qu’elle méritait, Holly Hunter, dans l’un de ses meilleurs rôles, et le magnétique et dangereux Elias Koteas, qui joue un homme à la libido sans aucune limite.

Le film pourrait paraître brutal et choquant. D’un certain point de vue, il l’est. Mais pour peu qu’on accepte de s’y immerger, une autre face se révèle presque instantané­ment, une douceur de tous les instants. Crash

fait de boucles merveilleu­ses, de répétition­s planantes, d’atmosphère­s lancinante­s où la caméra tient un rôle envoûtant. Cronenberg en a souvent parlé comme d’un film d’amour et bien loin d’une provocatio­n érotique basique. À vrai dire, on se sent bien dans Crash, comme dans une étonnante enveloppe visuelle et sonore capable de nous transporte­r. Si, dans la fiction que met en scène le cinéaste, les voitures ont justement perdu leur vocation première qui est de faire voyager, les images et la musique se chargent de le faire. On redécouvre d’ailleurs avec un plaisir intact la bande-son imaginée par Howard Shore à partir de quelques guitares électrique­s résonantes qui peuvent emmener très loin.

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