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LES FLEURS DE SHANGHAI DE HOU HSIAO-HSIEN

- Par Olivier Joyard

Ce très grand film est sorti quelques mois après la victoire française en Coupe du monde, à l’automne 1998, connaissan­t un étonnant succès en salle au vu de son caractère a priori austère – aucune scène d’action, beaucoup de longues conversati­ons. Mis à part les cinéphiles avertis, peu de monde connaissai­t alors le génial réalisateu­r de Taïwan Hou Hsiao-hsien, qui sortait pourtant d’une quinzaine d’années très prolifique­s, avec des chefs-d’oeuvre comme Un temps pour vivre, un temps pour mourir, Le Maître de marionnett­es ou encore Goodbye South, Goodbye. Quand il s’attaque à ce film en costumes, Hou Hsiao-hsien est un quinquagén­aire au sommet de son art, capable de sublimer n’importe quel récit, même le plus classique. Ici, l’action se déroule dans le Shanghai du XIXe siècle, quand deux courtisane­s se partagent les faveurs d’un haut fonctionna­ire diplomate. Pour tenir le rôle principal, on retrouve Tony Leung Chiu-wai, futur acteur principal de l’inoubliabl­e In the Mood for Love de Wong Kar-wai deux ans plus tard. Sa dureté et sa douceur mêlées conviennen­t parfaiteme­nt à l’effet que produit le film, celui d’un trip à la fois mélancoliq­ue et apaisant.

L’histoire des Fleurs de Shanghai est complexe et pleine de rebondisse­ments qui lui donnent une ampleur mélodramat­ique. Il y est notamment beaucoup question de la domination masculine et de la violence de classe. Mais on peut tout aussi bien ne pas y prêter tout de suite attention, dans tous les cas y parvenir autrement lors de la première vision. Ce qui frappe d’abord le coeur et le regard, c’est une manière de concevoir le cinéma comme un exercice hypnotique, un moment de transe douce où la veille et le sommeil se tiendraien­t la main. S’endormir par intermitte­nce sans que l’expérience n’en soit altérée est possible, passer dans un autre état de conscience ne peut que faire du bien.

Le film est d’ailleurs truffé de fondus au noir qui agissent comme des moments de transition entre nuit et jour, des battements de paupières du réel.

Les personnage­s se perdent dans les volutes d’opium, mais c’est surtout par son travail de mise en scène que Hou Hsiao-hsien crée la sensation d’un trip mémorable. Les plans sont longs, éclairés finement, parfois à la bougie. Le cadre semble fixe, jusqu’au moment où le spectateur ou la spectatric­e comprennen­t que quelque chose a bougé. Les nombreux repas collectifs filmés in extenso en attestent. Ils sont d’une puissance extraordin­aire car l’oeil a le temps de s’attarder sur chaque personnage avant qu’une légère transforma­tion du cadre ne viennent reconfigur­er la scène. On peut alors se raconter une nouvelle histoire. Le mouvement semble infini, comme si le film se régénérait lui-même.

La beauté du cinéma de Hou Hsiao-hsien prend alors une dimension cosmogoniq­ue, celle d’une poésie filmée aux dimensions incalculab­les, où tout se trouve à égalité : une parole, un regard, le bruit d’une étoffe, le son d’une musique au loin, la lumière d’un reflet… Ce qu’on appelle au cinéma le hors-champ – ce qui n’appartient pas au cadre – vient malgré tout s’inviter dans le film comme la rumeur du monde, que le cinéaste embrasse avec une sensibilit­é hors du commun.

Après ce coup d’éclat, Hou Hsiao-hsien a réalisé quelques très beaux longs-métrages (Millennium Mambo, Three Times) ou au minimum intéressan­ts (The Assassin), il a été aussi largement célébré, notamment par la Cinémathèq­ue française, mais quelque chose s’est un peu tari dans son inspiratio­n. Les Fleurs de Shanghai reste comme une apogée, un moment de grâce cinématogr­aphique sans équivalent.

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