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Away, avec Hilary Swank.

- Par Olivier Joyard

Sur Netflix, Hilary Swank est de retour dans Away, épopée spatiale où elle interprète Emma, une astronaute qui laisse derrière elle mari et enfant pour partir en mission pendant plusieurs années. Une réflexion subtile sur la solitude et les liens affectifs.

Quand un visage, un corps et un esprit rejoignent une époque, une alchimie étrange se produit : un mélange de chance, de pertinence et de bonnes rencontres qui font naître une star de cinéma. Cette circulatio­n idéale, Hilary Swank l’a connue il y a déjà un peu plus de vingt ans, en 1999 pour être précis, lorsque le film Boys Don’t Cry de Kimberly Peirce est sorti d’à peu près nulle part pour lui rapporter un Oscar de la meilleure actrice. Elle avait alors 25 ans et une expérience du jeu limitée, même si la décision d’en faire sa vie avait été prise depuis longtemps. L’actrice a souvent raconté comment elle a traversé les États-Unis depuis l’État de Washington à l’âge de 15 ans, seule avec sa mère, suite à la séparation de ses parents. Arrivées à Hollywood, les deux femmes ont habité dans leur voiture pendant deux mois, faute d’argent pour payer un loyer, partageant des parts de pizza à un dollar avant que les premiers rôles ne tombent et qu’un toit ne devienne enfin une évidence. “Nous avons débarqué avec 75 dollars en poche. À 15 ans, vivre dans la voiture, c’était cool. Je poursuivai­s mon rêve. Pour ma mère, c’était différent. Mais elle croyait en moi et cela m’a tellement aidée”, a commenté l’actrice des années plus tard, avec le recul de la maturité.

Trente ans ont passé désormais. La voici dans la peau d’une mère pour une toute nouvelle série Netflix, une sorte d’Odyssée inversée où Swank joue Emma Green, une astronaute quittant mari et fille pour partir en mission sur la planète Mars pendant plusieurs années. Dans la tradition du space opera, Away raconte la distance sidérante avec ceux qu’elle aime, au rythme de conversati­ons par écrans interposés. Alors que son vaisseau se dirige vers la planète rouge après avoir effectué un arrêt sur la Lune, Emma Green partage son temps entre la gestion quotidienn­e de son équipe internatio­nale et le maintien du lien avec sa famille restée sur Terre. Se parler sans se toucher… Il y a quelque chose de terribleme­nt contempora­in dans la manière dont la série – coécrite par l’ancien showrunner de Friday Night Lights, Jason Katims – explore nos solitudes collective­s pandémique­s, que les écrans rendent toujours plus étranges.

Mais quelque chose d’autre nous rend captifs. Une sensation purement esthétique celle-là : l’observatio­n émue d’une comédienne qui s’est faite plus discrète depuis une décennie et dont la force de jeu n’a pas bougé. Certes, Hilary Swank a joué en 2018 dans la série Trust le rôle d’une héritière de la famille Getty, mais auparavant elle avait complèteme­nt disparu des radars pendant trois ans, une éternité en temps hollywoodi­en, pour se consacrer à son père malade. Après avoir subi une transplant­ation pulmonaire, celui-ci a eu besoin de soins constants et sa fille a décidé de rester auprès de lui. “Cette expérience m’a appris que j’étais bien plus qu’une actrice et cela m’a énormément libérée. En m’absentant des plateaux, j’ai mesuré la portée de ma présence dans ce monde. Je raconte l’histoire d’autres femmes qui font maintenant partie de moi. Après m’en être détachée, j’aime encore plus ce métier.” Hilary Swank a donc coupé radicaleme­nt les ponts avec son milieu profession­nel pour retrouver l’évidence d’un foyer et d’une intimité. Un acte d’amour. Une décision de vie qui rend son come-back d’autant plus intéressan­t. Dans Away, elle dévoile une épaisseur humaine constante. Les plans sur son visage inquiet se multiplien­t et saisissent sa profondeur. Une forme de gravité la rend toujours plus intéressan­te à regarder, comme si elle jouait sa vie devant la caméra.

Cette puissance rare émane de l’actrice depuis ses débuts. Ceux qui ont vu Boys Don’t Cry le savent. Elle y crève l’écran par l’intensité de son jeu, une façon de s’abandonner entièremen­t à l’incarnatio­n de Brandon Teena, un adolescent transgenre à la fois en pleine exploratio­n amoureuse et victime de violence – le film est tiré d’une histoire vraie. Toutes les jeunes comédienne­s en vue à Hollywood, une centaine paraît-il, avaient auditionné sans vraiment convaincre, au point que la réalisatri­ce Kimberly Peirce a même pensé un moment abandonner le projet. Swank a obtenu le rôle à force de persévéran­ce et de travail, vivant dans la peau d’un homme pendant un mois pour s’y préparer. Deux décennies plus tard, si la force de son interpréta­tion ne fait toujours aucun doute, le discours ambiant a changé sur le fait de donner à des comédiens ou des comédienne­s cisgenres des rôles de personnage­s transgenre­s.

Ces dernières années, Scarlett Johansson avait provoqué une polémique en expliquant qu’une actrice devait être capable de tout jouer et qu’elle jouerait donc le rôle d’une femme trans dans un film, avant de se retirer du projet après de nombreuses réactions négatives. Cet été, Halle Berry a suivi le même chemin, communiqué de presse contrit à la clé. Hilary Swank n’a pas subi les mêmes réprimande­s, même s’il semblerait impossible aujourd’hui que l’histoire se répète. Elle en est d’ailleurs pleinement consciente. Après avoir été longtemps considérée comme l’héroïne des communauté­s LGBT, des voix ont rappelé la situation de discrimina­tion que subissent les acteurs et actrices trans – souvent relégués à des castings moins prestigieu­x –, questionna­nt la légitimité de la comédienne. Interrogée à propos de Boys Don’t Cry, Hilary Swank tient maintenant un discours de réconcilia­tion, sans pour autant regretter son choix de l’époque. “Il faut comprendre les luttes de certaines personnes pour se faire une place. […] Le plus difficile tient au fait que certains n’ont toujours pas les mêmes opportunit­és, même vingt ans plus tard. Pour moi, le combat actuel se situe vraiment là. […]

Je pense que tous les genres doivent avoir la possibilit­é de raconter leur histoire et que les rôles doivent être offerts sans discrimina­tion. […] Je n’étais pas connue quand j’ai été castée dans le film. La bonne personne doit avoir le rôle. Je ne pense pas qu’il faille être trans pour jouer une personne trans, mais ils et elles doivent obtenir les mêmes opportunit­és que les autres et pouvoir passer des auditions. Sinon, c’est de l’injustice.”

Donner une chance à chacune et à chacun : le projet a le mérite de la clarté. Il correspond aussi à une aspiration profonde pour celle qui a traversé la première partie de sa vie en outsider. Catapultée au lycée à South Pasadena, près de Los Angeles, après avoir vécu dans le Nebraska et l’État de Washington dans une certaine précarité, Hilary Swank n’a pas trouvé sa place parmi les gosses de riches – elle finira d’ailleurs par arrêter les études. La sensation avait déjà marqué son enfance et renforcé sa motivation. “Pour certains, j’étais née au mauvais endroit. Gamine, je n’éprouvais un sentiment d’appartenan­ce qu’en lisant un livre ou en voyant un film, à partir du moment où je pouvais m’investir dans un personnage. Le fait que je devienne actrice m’a paru naturel : j’avais en moi ce désir puissant de devenir d’autres personnes, ou au moins de les jouer.”

Le deuxième grand film dans lequel Hilary Swank a marqué les esprits illustre bien ces quelques phrases, cette envie de réussir en dépassant les cadres rigides que la vie a tracés. On parle bien sûr du très beau Million Dollar Baby de Clint Eastwood, sorti en 2005. L’intéressée y traverse l’écran avec les poings, en boxeuse amatrice qu’un grand entraîneur sur le retour (Clint Eastwood) prend sous sa coupe, aidé par le regard bienveilla­nt de son meilleur ami (Morgan Freeman). Elle va prendre des droites, en donner quelquesun­es aussi, transcende­r son statut. Au-delà de l’exploit physique et de la rudesse du rôle, on se souvient de la maîtrise émotionnel­le d’Hilary Swank face aux deux cadors de Hollywood qu’elle regardait droit dans les yeux. Là aussi, elle s’est située en avance de la tendance actuelle aux rôles féminins puissants. L’un de ses premiers échanges avec l’acteurréal­isateur éclairait la question. Le personnage d’Eastwood tentait de calmer ses ardeurs : “J’entraîne pas les filles.”

Ce à quoi elle répondait : “Je suis une dure.” Avant de jouer des muscles jusqu’à épuisement et de construire avec le boss une relation père-fille la moins douloureus­e possible. Ou plutôt, en acceptant la douleur. Elle a dit un jour : “Nous traversons tous la douleur. Les circonstan­ces sont peut-être différente­s, mais cette douleur reste la même.” Ou encore : “J’aime ceux qui persévèren­t dans l’adversité.”

C’est le lot des grandes actrices : faire passer des émotions complexes, voire contradict­oires, mais les rendre naturelles. Pour cela, Hilary Swank a une méthode personnell­e. Elle écrit sur les pages du scénario ses propres notes, souvent nombreuses, pour accompagne­r son personnage, enrichir son humanité, lui ouvrir des mondes. Une façon de dire que jouer, c’est aussi réécrire, se lancer à corps perdu dans une vie qu’on aurait pu connaître. La fantasmer, la délirer peut-être. Et transmettr­e cette expérience. Ces dernières années, parmi les grands cinéastes américains, seul Steven Soderbergh a fait appel à Hilary Swank pour habiter l’un de ses films, l’amusant Logan Lucky. Elle y tenait un second rôle auprès de Channing Tatum, Adam Driver, Daniel Craig ou encore Riley Keough. Sur l’affiche et dans la bande-annonce, elle est la seule de ce groupe de stars à voir son nom affublé de la célèbre phrase “Academy Award winner”. “Vainqueur aux Oscars.” Deux fois. Car cinq ans après sa victoire pour Boys Don’t Cry, Hilary Swank a de nouveau empoché la mise pour Million Dollar Baby, rejoignant notamment Vivien Leigh au panthéon à 30 ans. À l’annonce de son nom, elle se lève, embrasse Chad Lowe, son mari d’alors, puis celui qui lui a offert le rôle, Clint Eastwood. Elle entame ensuite son discours par ces mots : “Je ne sais pas ce que j’ai fait dans cette vie pour mériter tout ça. Je suis juste une fille qui vivait dans une caravane et avait un rêve.”

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