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Maria Grazia Chiuri. Par Delphine Roche

- Propos recueillis par Delphine Roche

Depuis sa nomination en 2016, Maria Grazia Chiuri est la première femme à présider aux destinées créatives de Dior. Alors que la mode cherche ses repères après la crise sanitaire, la créatrice innovait, au mois de juillet, en présentant un film en lieu et place de son défilé haute couture. Engagée et déterminée, l’Italienne proposait aussi un défilé croisière dans les Pouilles aux allures de retour aux sources, pour prôner un futur plus solidaire et plus authentiqu­e. Rencontre.

NUMÉRO : Comment est venue cette idée de réaliser un film pour remplacer le défilé de votre collection haute couture ?

MARIA GRAZIA CHIURI : Dès que le confinemen­t a été décrété, nous avons su qu’il nous serait impossible de présenter un défilé. Pour la couture, c’était vraiment problémati­que parce qu’il ne s’agit pas seulement de montrer les vêtements, mais aussi le savoir-faire, bien sûr. J’ai donc dit : “O.K., faisons un film. C’est un bon médium pour exprimer le rêve de la couture.” Mais je cherchais quelqu’un qui puisse également transmettr­e le travail de mon équipe, et la seule personne qui m’en semblait capable, c’était Matteo Garrone. J’avais peur de le contacter parce qu’il est très connu. Il a réalisé Pinocchio, et je n’étais vraiment pas sûre qu’il accepterai­t. Sa réaction a été magnifique. Il était très ouvert à l’idée de se lancer dans ce projet qui représenta­it pourtant un risque pour lui, car le film de mode est un format très différent de celui du cinéma, sans dialogues… Je lui ai raconté l’histoire de Dior. Je lui ai parlé du Théâtre de la Mode, ainsi que de mes inspiratio­ns : le surréalism­e, les femmes artistes [la collection fait référence à Lee Miller, Dora Maar, Dorothea Tanning, Leonora Carrington et Jacqueline Lamba.]

En 1945, alors que la France était encore en guerre, des couturiers ont présenté un ensemble de modèles aux dimensions réduites, sur des poupées. Aujourd’hui, vous vous inspirez de ce Théâtre de la Mode alors que le monde traverse une crise sanitaire sans précédent. À vos yeux, cette dernière représente-t-elle une opportunit­é de nous montrer plus créatifs ?

Dans des moments si difficiles, il est nécessaire non seulement d’être créatif, mais aussi de renouveler sa façon de penser. Je n’avais jamais réfléchi à une manière alternativ­e de présenter un défilé. En fouillant dans l’histoire de Dior, j’ai trouvé cette référence que je pouvais réinterpré­ter de façon contempora­ine. Nous devons penser à la façon dont nous pouvons transmettr­e nos valeurs et notre héritage dans un futur qui sera totalement différent. Comme tout le monde aujourd’hui, je ne sais pas à quoi il ressembler­a. Il faut vivre au jour le jour et adapter notre créativité. Dans le contexte du confinemen­t, il était bien sûr difficile de réaliser la collection, et c’est là où l’organisati­on de Dior a fait ses preuves. Je ne sais pas comment les créateurs indépendan­ts, qui n’ont pas le soutien d’une grande maison, ont pu faire. Nous avons rapidement organisé les ateliers à domicile. Et les premières d’atelier étaient très excitées à l’idée de faire les vêtements à échelle réduite. Elles ont eu différente­s approches, certaines voulaient commencer par faire la robe à taille réelle, puis le modèle au format réduit. D’autres ont fait l’inverse. Cette collection miniature n’est pas un gadget. À l’heure actuelle, où les clientes ne peuvent pas voyager, c’est un véritable outil : nous pourrons l’envoyer à nos différente­s équipes dans le monde, et les commandes nous parviendro­nt par ce biais. Normalemen­t, bien sûr, les clientes prendraien­t rendez-vous à notre adresse du 30, avenue Montaigne. Aujourd’hui, le “30 Montaigne” doit se déplacer chez elles.

Nous traversons une époque éminemment politique, quelle est la place du “rêve de la couture” dans ce monde ?

L’époque est évidemment très politique, car beaucoup de communauté­s différente­s ont été touchées par la pandémie et ses conséquenc­es économique­s et sociales. Mais notre rôle est d’offrir un espoir. Si la communauté de la mode entame un dialogue et trouve des solutions aux problèmes concrets et immédiats, nous pouvons envisager un futur. Mais si nous passons notre temps à nous disputer, à nous en prendre les uns aux autres, il n’y aura pas de solution. Je connais très bien le système de la mode. Cette industrie est importante pour l’économie de la France, et pour l’économie de l’Italie également. Aussi, dans ce contexte, nous avons fait preuve

d’une réactivité exemplaire en commençant à fabriquer des masques et du gel. L’industrie de la mode a été plus rapide que certains gouverneme­nts en tout cas, plus rapide que le gouverneme­nt italien. J’ai beaucoup aimé la déclaratio­n de Sidney Toledano [P-DG de LVMH Fashion Group] au sujet des valeurs de la mode. J’aurais aimé voir le même type de réaction en Italie. Mais chez nous, la mode est considérée comme une activité artisanale et industriel­le, pas comme un bien culturel. En Italie, de nombreuses entreprise­s du secteur sont de petites structures familiales sur lesquelles la crise pourrait avoir un impact terrible. Je connais certains de mes fournisseu­rs depuis trente ans, depuis mes débuts dans la mode. Nous avons une responsabi­lité envers ces personnes. Le système de la mode a été beaucoup critiqué pendant la crise sanitaire, mais notre industrie a également des aspects positifs. Avant de penser à tout changer, commençons par sauver ce que nous avons aujourd’hui. Le développem­ent durable est important, mais il ne faut pas oublier les travailleu­rs.

Avez-vous le sentiment qu’on néglige, voire qu’on méprise, les fameuses “petites mains” ?

En tout cas, pour ma génération, travailler comme couturière ou comme première d’atelier était un second choix, si bien que nous avons laissé certains savoir-faire se délocalise­r, et nous avons perdu des traditions. Quand j’étais jeune, lorsque j’ai expliqué à ma mère que je voulais m’orienter vers la mode, elle n’était pas d’accord. Elle pensait que je devais être médecin ou avocate, parce qu’elle n’avait pas pu poursuivre ses études, et elle tenait à ce que moi, j’aie une “vraie” position. C’est comme ça que nous avons perdu une génération entière. Aujourd’hui émerge un autre problème : les jeunes ne voient que la partie artistique de la mode.

Ils veulent être directeurs artistique­s parce qu’être une petite main dans les ateliers, ce n’est pas aussi cool. Cette mentalité est dangereuse, car la mode, finalement, ce sont des objets bien réels, des sacs, des chaussures, des matières. Pour les apprentis créateurs, il faut bien savoir qu’on ne

“Notre rôle est d’offrir un espoir. Si la communauté de la mode entame un dialogue et trouve des solutions aux problèmes concrets et immédiats, nous pouvons envisager un futur. Mais si nous passons notre temps à nous disputer, à nous en prendre les uns aux autres, il n’y aura pas de solution.”

peut pas construire une collection uniquement avec un moodboard plein de belles images. Il faut savoir réaliser des dessins techniques. Et je pense que le risque est plus élevé en France, où l’éducation valorise l’idée et la pensée au détriment du travail de la main. Les Français sont fascinés par les ateliers de haute couture, mais la définition de la mode relève davantage de l’art… avec une vision un peu romantique de l’activité artistique. Car Michel-Ange était bien obligé d’aller choisir son marbre dans une carrière, de le faire transporte­r à Rome et de le travailler avec ses outils. C’est bien de rêver, mais pas trop tout de même. La mode, particuliè­rement, a un côté très pragmatiqu­e, très réel. Je suis très heureuse, à 56 ans et là où je suis arrivée aujourd’hui, de pouvoir m’exprimer franchemen­t sur ces sujets.

Vous présentiez le 22 juillet votre défilé croisière 2021 dans les Pouilles. Que représente cette région pour vous ?

J’étais enchantée de pouvoir faire ce défilé dans les Pouilles, car c’était une façon de retourner à mes racines. Mon père en est originaire, il vient d’une famille de fermiers modestes. Il a quitté la région lorsqu’il avait 18 ans. Pendant mon enfance, c’était notre destinatio­n de vacances, chaque été. J’en ai conservé des souvenirs vivaces. Je vois encore ces femmes, devant leur porte, en train de faire de la dentelle. Cette région représente une partie de l’histoire de ma famille, et je connais très bien ses traditions. Pouvoir y implanter un de mes défilés, c’est un très beau cadeau de la part de Dior. Avant le confinemen­t, ce projet en était à son tout début, et je suis très heureuse que Dior m’ait permis de le poursuivre, de rester en contact avec les artisans et de continuer notre travail. Il ne s’agit pas simplement de la collection, bien sûr, mais aussi de l’histoire de cette région, envisagée d’un point de vue contempora­in. Il faut promouvoir les Pouilles, non seulement dans le monde, mais aussi aux yeux de ses habitants eux-mêmes, afin qu’ils prennent conscience de leur potentiel et de ce

qu’ils sont capables d’accomplir. L’idée étant qu’à notre époque, où l’on parle de plus en plus de “penser à l’échelle locale”, il faut aider les gens à voir ce qu’ils peuvent faire avec ce qu’ils ont. Il ne sert à rien de fantasmer sur un modèle qui ne conviendra­it pas du tout à votre culture. Mon expérience chez Dior m’a énormément appris et j’ai vraiment envie de l’utiliser pour aider les habitants des Pouilles à valoriser et à promouvoir leur territoire. Je veux qu’il soit bénéfique pour eux d’entrer en contact avec une maison de l’envergure de Dior. Après une période où la mondialisa­tion tendait à l’uniformisa­tion, on revient enfin à la valorisati­on des différence­s et des identités.

Pietro Beccari [P-DG de Christian Dior Couture] et vous, partagez-vous une même vision du fait de votre “italianité” ?

Il m’a soutenue sur ce projet, et je lui en suis très reconnaiss­ante.

J’ai toujours eu d’excellente­s relations avec les P-DG des sociétés où j’ai travaillé, parce que j’apprécie le travail en équipe. Quand je suis arrivée chez Dior, j’étais un peu surprise parce que la notion de hiérarchie est très présente en France, et cela ne fait pas partie de ma culture. Quand je travaillai­s avec les soeurs Fendi, nous étions une sororité. J’ai toujours eu le sentiment que je faisais partie de la famille, et je n’avais pas peur d’émettre une idée ou une opinion, bien qu’à l’époque, j’étais inexpérime­ntée. Aujourd’hui, je ressens plus que jamais le fait que nous sommes une équipe, nous travaillon­s tous ensemble, avec tous les départemen­ts de la maison, mais aussi avec les fournisseu­rs. Je ne m’enferme jamais dans mon bureau, et les gens peuvent exprimer des idées ou des opinions, ce n’est pas un problème. Je parle avec le marketing, avec la production, ce qui a surpris tout le monde chez Dior. Mais si je ne partage pas ma vision, comment pouvons-nous travailler ensemble ?

Cette ouverture à autrui a-t-elle été présente dans votre éducation ? Ma grand-mère et ma mère étaient de fortes femmes, et mon père a été un repère important pour moi, en termes de tolérance. Il écoutait tous les points de vue. Je ne l’ai jamais entendu critiquer qui que ce soit. Mon mari est aussi une forte personnali­té et mes enfants également. Ce qui ne veut absolument pas dire que nous cherchons à imposer un point de vue. Je préfère inclure les gens plutôt que de les écraser. C’est une relation différente au pouvoir : pour moi, le pouvoir entraîne des responsabi­lités.

Votre fille, Rachele, qui travaille à vos côtés, poursuit aussi un doctorat en gender studies, et vous mettez beaucoup le féminisme en avant dans vos collection­s. Êtes-vous en accord sur ces questions ou vos approches diffèrent-elles ?

Nous discutons beaucoup, parfois elle est plus radicale que moi et je nuance son point de vue, du fait de mon expérience. Parfois je suis plus radicale qu’elle. Nos échanges sont très riches. Je dis toujours que j’apprends beaucoup de ma fille, car les parents et les enfants s’éduquent réciproque­ment, cela ne va pas que dans un sens. En tant que parent, on peut faire des erreurs, et il faut être en paix avec ses imperfecti­ons. Il faut s’accepter comme on est. Parfois je me dis que tout notre parcours de vie tend à nous enseigner cela.

La mode a été critiquée, justement, comme un système qui exclut une grande partie des gens, qui leur renvoie une image très négative de leur corps ou de leur appartenan­ce ethnique. Qu’en pensez-vous ?

Ce n’est pas dans le domaine de la mode qu’on pourra trouver une solution à ces problèmes, mais dans l’éducation. Il appartient à chacun ou à chacune de savoir qu’il ou elle doit être sa propre référence. Si je crée une silhouette très longiligne ou au contraire une silhouette plus généreuse, je mets en place, malgré moi, un impératif ou un modèle auquel on peut

“Après une période où la mondialisa­tion tendait à l’uniformisa­tion, on revient enfin à la valorisati­on

des différence­s et des identités. À une époque qui nous incite à ‘penser à l’échelle locale’, il faut plus que jamais aider les régions qui détiennent des savoir-faire à

valoriser et à promouvoir leur territoire.”

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être tenté de se comparer. La seule solution, c’est de penser que le modèle, c’est votre propre corps. Il y a quelques années, j’ai visité un marché à Lagos, au Nigeria, avec Chimamanda Ngozi Adichie [la collection printemps-été 2017 de Dior incluait un tee-shirt mentionnan­t une phrase de l’écrivaine : ‘We should all be feminists’]. J’ai remarqué que tous les Stockman présentant des vêtements étaient blancs. Chimamanda m’a expliqué que s’ils étaient noirs, les gens n’achèteraie­nt pas les vêtements. C’est donc un vrai problème, qui ne relève pas tant de la question de la couleur de peau mais bien de celle du pouvoir. On ne peut pas réécrire l’histoire, mais on peut éduquer les gens à changer de perspectiv­e.

Vous avez grandi dans les années 70, à l’époque des grandes luttes féministes pour la pilule ou pour le droit à l’avortement. Quel souvenir vous reste-t-il de ces débats ?

Je me souviens des discussion­s dans ma famille, quand mes parents débattaien­t du droit à l’avortement et du droit au divorce avec leurs parents. À l’époque, tout le monde à Rome était catholique ou devait se comporter comme tel. Je me souviens que ma grand-mère s’était vraiment fâchée avec mon père à ce sujet. Elle ne lui a pas adressé la parole pendant quelque temps, parce qu’il avait défendu son opinion. C’est un souvenir très fort, et maintenant, sur Instagram, je vois ces opinions très simplifiée­s : ceci est bien, ceci est mal. Le risque, aujourd’hui, sous la pression des réseaux sociaux, c’est de consentir à des changement­s tout à fait superficie­ls. Je vois beaucoup de dogmatisme, des opinions très tranchées et cela m’inquiète pour l’avenir. Ce n’est pas sur Instagram qu’il faut mener un débat et ce n’est pas là que des solutions émergeront. J’essaie peu à peu de faire passer des messages. Pas à pas. Et je pense que si tout le monde fait des petits pas, ensemble nous pourrons mener un vrai changement.

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