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L’intime dans la Collection Lambert, à Avignon.

- Par Thibaut Wychowanok

Isabelle Huppert vous regarde. Et ça ne fait pas rien. Sur les quatre murs d’une salle de la Collection Lambert à Avignon, son visage apparaît : cinq séries de cinq portraits. Comme une pellicule de cinéma qui se déploie, la série suit les mouvements du visage, une moue, un sourire qui s’efface ou s’affirme. L’artiste Roni Horn a demandé à l’actrice française d’incarner, pour chaque série, un rôle qu’elle a joué sur grand écran : Jeanne dans La Cérémonie, Erika dans La Pianiste ou encore Emma dans Madame Bovary. Sans artifice, sans décor, ni lumière, ni maquillage, ni costume, ne demeurent que les multiples possibilit­és d’être au monde d’une femme, Isabelle Huppert. L’actrice revêt des masques qui dévoilent plus qu’ils ne dissimulen­t. C’est aussi la puissance du cinéma. Son intériorit­é est mise à nu. Son identité se fait fuyante, elle court comme la pellicule devant la lumière du projecteur.

Le regard que lui porte Roni Horn forme l’envers d’un male gaze, celui qui assignerai­t à la femme de s’inscrire dans un stéréotype et de s’y limiter. L’artiste américaine n’assigne rien, elle laisse advenir l’identité, déclinée au pluriel et insaisissa­ble.

Pour célébrer ses 20 ans, le musée créé par Yvon Lambert (qui restera sans doute comme le plus grand galeriste français des cinquante dernières années) propose cet été deux exposition­s. La première dresse le portrait du galeriste à travers ses amitiés artistique­s. Chaque salle, dévolue à un artiste, présente les chefs-d’oeuvre de la Collection Lambert : Anselm Kiefer, Donald Judd, Sol LeWitt, Cy Twombly… La seconde, dont il est question ici avec Roni Horn et Isabelle Huppert, se concentre sur une question plus vertigineu­se : comment représente­r l’intime de l’être, insaisissa­ble, mouvant et invisible. Le portrait s’affirme d’abord comme une évidence. Mais Roni Horn, avec ses clichés d’Isabelle Huppert, déconstrui­t d’emblée l’idée du portrait unique, autoritair­e et monolithiq­ue, issu d’une longue histoire de l’art. Au sein de cette même première salle, l’artiste va plus loin encore et se libère de toute idée de représenta­tion visuelle en dressant le portrait de son ami Felix Gonzalez-Torres au moyen d’une simple énumératio­n de ses jouets d’enfance. Les mots Chilly Willy, Dingo, Lucy, Fred Pierrafeu ou Charlie Brown résonnent dans la salle. Cette lecture, Roni Horn l’avait réalisée pour la première fois en 1996 à la mort de Felix Gonzalez-Torres. Que reste-t-il de notre être après la mort ? Sommesnous autre chose que la liste des jouets qui ont ému notre enfance, c’est-à-dire, aussi, pouvons-nous échapper à l’enfance qui nous a forgés ?

Cette difficulté à représente­r et à atteindre l’intime d’un être est au coeur de la série de portraits d’Yvon Lambert présentée dans la salle adjacente. Comme un exercice de travaux pratiques. Dans une perspectiv­e minimalist­e, Stanley Brouwn le représente à l’aide d’une simple planche de bois sur tréteaux. L’artiste conceptuel y a dessiné une ligne droite d’une longueur correspond­ant à la hauteur exacte du galeriste. L’être se transforme en unité de mesure de toute chose, à laquelle tout le reste de l’espace se confronte. Combien d’Yvon Lambert faut-il pour atteindre le plafond ? ou traverser la salle ? Cy Twombly use lui aussi de la ligne pour figurer le galeriste dans une très émouvante toile de 1975. Le corps est figuré par un simple trait vertical, les pieds par un autre trait oblique. C’est Yvon Lambert dans l’embrasure de la porte de sa galerie, ou, plutôt, Yvon Lambert comme porte vers sa galerie, vers l’art et la connaissan­ce. La peinture introduit brillammen­t le propos central de l’exposition qui voit en l’être humain plus qu’une individual­ité romantisée dans sa solitude intérieure. L’intime de l’être y est présenté sous la forme d’une tapisserie complexe tissée de mille liens avec l’extérieur et le monde. La grande salle consacrée à la photograph­e Nan Goldin en fait la démonstrat­ion à travers une centaine de clichés. À la fois journal intime et mémoire de vies croisées au sein de la communauté artistique undergound newyorkais­e, l’oeuvre de l’Américaine touche à l’intime dans ce qu’il a, en vérité, de plus cru, brute et implacable. Elle exprime aussi les possibilit­és d’une émancipati­on de l’individu grâce à la communauté qu’il s’est choisie. Sur un lit, un homme pose délicateme­nt sa tête sur celle d’un autre homme endormi par l’ivresse. Le geste est simple, il dit toute l’attention à l’autre, cette notion de “care” qui éclaire la plupart des clichés. “Je ne photograph­ie pas des étrangers”, répète l’artiste. C’est sans doute pour cela que Nan Goldin échappe au voyeurisme, préférant la vision d’une humanité commune et partagée où l’autre n’est jamais nié ou mis à distance. Le titre de l’exposition ne dit rien d’autre : Je refléterai ce que tu es… Le “Je” se fait surface de reflet de l’autre, l’autre devient reflet de soi, soi-même comme un autre…

Pour Douglas Gordon, au contraire, la relation de l’intime au monde se fait plus épidermiqu­e et enfermante. L’artiste britanniqu­e a photograph­ié le célèbre écrivain néerlandai­s Oscar van den Boogaard de dos, face à un miroir. Dans celui-ci, se lit sur sa peau le mot “Guilty” (“coupable”) que Gordon a fait tatouer à l’envers, à la manière des tatouages de prisonnier. Ce sentiment enfoui d’une

incroyable violence n’est pas seulement révélé par le miroir, figure du monde extérieur. C’est ce regard extérieur qui en est l’origine, la matrice. Cette réflexion sur ce que la société impose au corps exprime une autre évidence : le corps ne peut se dissocier de l’être intime. Corps et âme sont un tout, comme l’individu et le monde. À l’étage, une oeuvre de l’Américain Jason Dodge évoque magnifique­ment cette question du rapport à l’autre en usant d’un tout autre langage plastique. Dans un coin de mur, une ampoule allumée touche une autre ampoule éteinte. Elle l’illumine. Les deux sont iridescent­es. La lumière d’un être ne vient pas toujours de son for intérieur.

Comment représente­r l’intime de l’être, insaisissa­ble, mouvant et invisible ? Le portrait s’affirme d’abord comme une évidence. Mais Roni Horn, avec ses clichés d’Isabelle Huppert, déconstrui­t d’emblée l’idée du portrait unique, autoritair­e et monolithiq­ue, issu d’une longue histoire de l’art.

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 ??  ?? Double page ci-dessus : Images extraites de la série Untitled (with Isabelle Huppert) [2005] de Roni Horn. Photograph­ies couleur. Donation Yvon Lambert à l’État français/Centre national des arts plastiques. Dépôt à la Collection Lambert, Avignon.
En page d’ouverture : Guilty (Tattoo (for Reflection)) [1997] de Douglas Gordon. Photograph­ie couleur. Donation Yvon Lambert à l’État français/Centre national des arts plastiques. Dépôt à la Collection Lambert, Avignon.
Double page ci-dessus : Images extraites de la série Untitled (with Isabelle Huppert) [2005] de Roni Horn. Photograph­ies couleur. Donation Yvon Lambert à l’État français/Centre national des arts plastiques. Dépôt à la Collection Lambert, Avignon. En page d’ouverture : Guilty (Tattoo (for Reflection)) [1997] de Douglas Gordon. Photograph­ie couleur. Donation Yvon Lambert à l’État français/Centre national des arts plastiques. Dépôt à la Collection Lambert, Avignon.
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