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David Shrigley.

Derrière des dessins faussement naïfs, le Britanniqu­e David Shrigley croque notre société avec un humour teinté d’impertinen­ce. La maison de champagne Ruinart a invité cet artiste plein de sensibilit­é à réinterpré­ter son terroir et son histoire.

- Par Thibaut Wychowanok

En 2018, David Shrigley proposait sur un format carte postale un dessin d’oiseau en plein vol. En quelques traits maladroits, caractéris­tiques de l’artiste britanniqu­e, le vertébré prenait vie, mais demeurait un mystère : ahuri ou déterminé ? Un peu idiot ou poétique ? Chez Shrigley, l’aspect minimalist­e du dessin permet rarement de caractéris­er les personnage­s. Chacun les imaginera à sa manière. En guise d’indice, à côté de l’oiseau figuraient les mots griffonnés : “Je vole en direction de Londres pour chier sur le gouverneme­nt.” On pouvait ainsi envoyer la carte, par exemple, à la résidence du Premier ministre, au 10 Downing Street. Deux ans plus tard, la célèbre maison de champagne Ruinart invite l’artiste à réinterpré­ter son terroir et son histoire. Projet audacieux. Comment cet artiste adepte du dessin caustique et faussement naïf, prenant pour sujets le presque rien et les losers du quotidien, allait-il incarner l’univers élégant d’une grande maison de luxe ?

David Shrigley apparaît sur les radars de l’art contempora­in en 1991, à sa sortie de l’École d’art de Glasgow. Le vent de révolte et de provocatio­n des Young British Artists comme Damien Hirst et Sarah Lucas n’a pas encore soufflé sur Londres. Sa première exposition est un échec. “Je n’ai jamais pensé à l’époque qu’être artiste pouvait être une carrière. Je n’avais aucun exemple autour de moi”, confie-t-il. Et pourtant… ses dessins maladroits et ses personnage­s difformes séduisent plus rapidement que prévu. Un caniche tout en beauté est accompagné d’une phrase laconique :

“Je veux ressembler à ça.” Le Britanniqu­e croque une société de l’image qui a le culte de la beauté. Une forme ovoïde avale un corps humain dont on n’aperçoit plus que les jambes… l’artiste écrit : “Une vie extraterre­stre arrive sur Terre et vous dévore. Vous devriez être flatté.”

Ses personnage­s sont des losers attachants dépassés par l’absurdité de la vie. Un homme semble s’enfuir, le visage paniqué. Shrigley indique : “Il n’y a pas de problème à fuir vos problèmes.”

Plus bas, sur le dessin, il ajoute : “C’est même une très bonne idée.” Au faîte de sa gloire dans les années 2000, Shrigley expose à Paris à la galerie Yvon Lambert, puis est nommé pour le Turner Prize en 2013. En 2016, il est invité à installer une gigantesqu­e sculpture sur Trafalgar Square. L’immense pouce levé en bronze s’intitule Really Good (“Vraiment bien”). Une célébratio­n de la réussite ? L’objet s’étire si haut dans le ciel que le pouce prend la forme d’un fin pénis branlant, fragile et moche. David Shrigley n’a rien d’un white male

dominant. Il ne partage en rien l’assurance affichée par d’autres artistes de sa génération comme Marc Quinn ou Damien Hirst. Ses héros sont des perdants. Une humanité face à son destin, un jour après l’autre.

Pour sa collaborat­ion avec Ruinart, le Britanniqu­e a joué les bons élèves.

Il s’est rendu en Champagne, a écouté conscienci­eusement le maître de cave, les travailleu­rs de la vigne… avant de rentrer chez lui à Brighton. Cette rencontre a donné naissance à trente-six dessins attirant notre regard sur les enjeux environnem­entaux essentiels à la production du champagne, et qui sont au coeur du développem­ent durable défendu par la maison Ruinart. Un dessin représente la planète Terre telle un ballon qu’on aurait aplati des deux côtés, à force, peut-être, d’abuser d’elle. Le texte commente simplement : “Le monde a été déformé. Nous devons lui redonner sa forme originelle.” Ailleurs, le ver de terre devient une figure centrale, loser moche et méprisé, et pourtant si laborieux et utile. Shrigley lui redonne toute sa noblesse. “L’art ne sera jamais un moyen de faire passer un message politique, nous dit-il.

Si vous voulez expliquer aux gens qu’il ne faut pas prendre l’avion ou qu’il faut devenir végétarien, devenez journalist­e. Le rôle de l’art est de faire des propositio­ns, pas d’énoncer des injonction­s. Je ne peux que susciter un nouveau regard. De toute façon, l’action politique est l’apanage de la jeunesse. Regardez Greta Thunberg, elle n’a que 17 ans et c’est pourtant elle le leader qui nous sortira de ce désordre. Moi, je ne suis plus assez jeune.”

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