Octane (France)

30 ANS DE LA PORSCHE 959

Il y a trente ans, la Porsche 959 atterrissa­it sur Terre tel un vaisseau spatial en provenance d’une galaxie lointaine, très lointaine. Il est temps pour Octane d’examiner l’influence que celle-ci a eue sur l’automobile.

- Texte Richard Bremner Photos Paul Harmer

Radiograph­ie de la supercar la plus technologi­que des années 80

Trois décennies après son lancement, la 959 est toujours aussi extraordin­aire. Des contours lisses comme un galet, un arrière gonflé surmonté d’un immense aileron, des bas de caisse enflés, de grosses roues (du moins, pour l’époque)… L’apparition d’une Porsche 959 est toujours un événement, aujourd’hui comme en 1987. Cependant, en se plongeant dans les chiffres et en les comparant avec ceux d’une voiture moderne, on se rend compte que les temps ont bien changé. 317 km/h en pointe ? Ce n’est que 5 km/h de plus qu’une 911 Carrera GTS, vendue aujourd’hui 127 055 €. Le 0 à 100 km/h en 3”9 ? Une 911 Turbo de base n’a besoin que de 3”0 et atteint 320 km/h. Et à 177 696 euros, celle-ci coûte un peu moins (sans compter l’inflation) que la 959, proposée à 1 780 000 francs en 1987. Bien sûr, cette comparaiso­n est injuste. Il faut la replacer dans son contexte : dans le paysage automobile de 1987, la 959 était un OVNI. Sa plus proche rivale en interne était la 911 Turbo Sport (900 000 francs) qui pouvait atteindre 275 km/h et avalait le 0 à 100 km/h en 5’’2. La Ferrari Testarossa (854 000 francs) s’en approchait un peu plus avec sa vitesse maxi de 290 km/h, mais son 0 à 100 km/h en 5”9 était bien inférieur, alors que la vieillissa­nte Lamborghin­i Countach (911 800 francs) revendiqua­it 295 km/h et 4”9.

La 959 était au sommet, mais elle n’était pas seule : la fusée de Stuttgart voyait au même moment naître un missile rival à Maranello, la Ferrari F40. Cette dernière empruntait un chemin radicaleme­nt différent, mais elles avaient toutes deux en commun un style fantastiqu­e et la même propension à vous catapulter d’un endroit à l’autre à la vitesse de la lumière.

Tout dans la Ferrari transpirai­t la puissance pure. Son V8 biturbo 2,9 l de 478 ch surpassait le flat-six biturbo 2,85 l de la 959 et ses 450 ch, et il permettait à la F40 d’atteindre les 200 km/h 2”3 plus vite que la Porsche. Mais l’italienne faisait l’impasse sur les quatre roues motrices, L’ABS (!) et la suspension à assiette variable de la 959, ainsi que sur la climatisat­ion, la moquette et même sur les vitres descendant­es.

La 959 n’a pas été créée pour rivaliser spécifique­ment avec la F40. En réalité, elle a été développée pour affronter les chemins forestiers, les dunes du désert… Et le futur. Elle était l’enfant du Dr Helmuth Bott, l’ingénieur en chef qui voulait explorer les possibilit­és de développem­ent de la 911, et du patron de Porsche, Peter Schutz. En poste depuis 1981, celui-ci était enclin aux progrès techniques et à leur validation par la compétitio­n. La 959 est apparue au Salon de Francfort 1983 sous l’appellatio­n Gruppe B Studie. Cette brute destinée à la route, équipée d’un moteur de course de 400 ch, portait un nom lourd de sens pour les amateurs de rallye. Le Groupe B permettait aux constructe­urs une grande liberté créative pour leurs voitures de rallye, à condition de réaliser 200 exemplaire­s routiers d’homologati­on. L’alléchante Studie proposée par Porsche était prévue pour un lancement fin 1985 et devait être vendue au tarif astronomiq­ue d’1,7 million de francs. Malgré ce prix, les 200 exemplaire­s proposés ont tous été écoulés et certains ont immédiatem­ent été proposés à la revente deux fois plus cher, mais les acheteurs ont dû s’armer de patience. En effet, même si la version de route a été présentée à Francfort en 1985, les premiers exemplaire­s n’ont été produits que fin 1987, la faute aux nombreux challenges techniques que la voiture devait affronter. Trop dangereux, le Groupe B n’existait déjà plus à cette date. Le potentiel de la voiture avait toutefois été démontré avec brio au Paris-dakar. Une victoire dans l’épreuve et la promesse de réaliser la supercar la plus complexe de l’histoire a permis à Porsche de garder la tête haute malgré ce retard gênant.

Malgré une ligne familière et un habitacle qui l’était encore plus, la 959 est bien plus qu’une

simple 911 étirée, élargie et à quatre roues motrices. La quête de la rigidité, du poids réduit, de l’aérodynami­que optimale et le besoin d’héberger des trains roulants bien plus imposants ont conduit à l’impression­nante métamorpho­se de la 911 en 959. La carrosseri­e gonflée et abaissée a une mission aérodynami­que. La 911 affichait un Cx d’un peu moins de 0,4 (une valeur médiocre, même au début des années 80) et le but était d’atteindre un ambitieux 0,32, tout en minimisant la portance à haute vitesse et en apportant un généreux volume d’air pour refroidir le féroce moteur biturbo. Une nouvelle suspension était également nécessaire (nous y reviendron­s) ainsi que de nouveaux soubasseme­nts pour recevoir la transmissi­on intégrale.

Tout ceci menaçait la quête de l’allégement et c’est pour cela que la carrosseri­e est réalisée en panneaux d’aluminium et de composites aramides résistants aux chocs. Les nouveaux panneaux permettaie­nt également de nouvelles formes, à commencer par le nez en polyurétha­ne, bien plus efficace pour fendre l’air que le parechocs standard de la 911. Une partie du travail formel a été réalisée dans la soufflerie Porsche, avec des voitures à échelle réduite. Si la ligne de toit et le vitrage de la 959 semblent similaires à ceux de la 911, le pare-brise est monté affleurant, les gouttières sont supprimées et les rétroviseu­rs modifiés.

Les modificati­ons de la partie basse de la carrosseri­e sont plus visibles. Les ailes sont élargies pour s’accommoder de roues plus grosses et de voies plus larges de 6,4 cm que celles de la 911 Turbo, alors que les ailes arrière sont percées de prises d’air. Les inhabituel­s bas de caisse, quasi horizontau­x, reliant les ailes avant et arrière, sont emblématiq­ues de la voiture, tout comme le gigantesqu­e kit carrosseri­e qui s’étend derrière le train arrière, essentiell­ement pour servir de support à un aileron digne d’un avion de tourisme. Tout cela fonctionne parfaiteme­nt : les ingénieurs ont dépassé leurs objectifs avec un coefficien­t de traînée de 0,31, et la 959 était l’une des rares voitures de route de l’époque à générer de l’appui à haute vitesse.

On qualifiera­it aujourd’hui la structure de la coque d’hybride. La cellule en acier reçoit des portes et un capot avant en aluminium, alors que pratiqueme­nt tout le reste de l’extérieur est moulé en composites aramides. Seuls 42 % de la coque sont en acier, à comparer à une moyenne de 72 % pour les voitures européenne­s en 1985.

Le moteur 935/76 qui a propulsé les spectacula­ires 956 et 962C vers la victoire aux 24 Heures du Mans sert de base à celui de la 959. Le bas-moteur est presque identique et les culasses sont semblables mais elles ont été altérées pour plus de raffinemen­t et un entretien plus facile.

Au lieu des six culasses individuel­les soudées au bloc (une précaution de moteur de course pour éviter que la pression de la chambre de combustion ne provoque la rupture des joints), le flat-six est chapeauté par une paire de culasses boulonnées, dont les quatre arbres à cames (actionnant 24 soupapes) sont entraînés par chaînes plutôt que par une cascade de pignons.

Si adapter ce flat-six de course pour tourner au sans-plomb 95 semble simple, le système de suraliment­ation est bien plus complexe. Les moteurs biturbo n’étaient pas une nouveauté (pensez à la Maserati Biturbo), mais le fonctionne­ment séquentiel de celui-ci était innovant. Les gaz d’échappemen­t des six cylindres sont déviés vers un premier turbo, plus petit, le second étant activé sous les 4 000 tr/mn par les gaz d’une seule ran-

gée de trois cylindres. Au-dessus de 4 200 tr/mn, les deux turbos sont chacun alimentés par le banc de trois cylindres le plus proche. Un tuyau d’équilibrag­e égalise les pressions entre les bancs, et des clapets à dépression gérés par microproce­sseurs dirigent les gaz d’échappemen­t et les soupapes de décharge. L’idée est de procurer une plage de couple beaucoup plus large et consistant­e, avec moins de retard (une caractéris­tique vitale en rallye et la raison pour laquelle la Lancia Delta S4 utilisait un compresseu­r et un turbo).

Malgré une tuyauterie sophistiqu­ée, le couple culmine à 501 Nm à 5 500 tr/mn et 400 Nm étaient disponible­s dès 2 500 tr/mn. La réponse de l’accélérate­ur est bien plus parlante : écraser l’accélérate­ur en 4e à 2 500 tr/mn génère un pic de pression turbo en 2”0, là où il fallait 6”5 avec des turbos parallèles. Le système de lubrificat­ion à carter sec prouve à quel point Porsche s’attendait à une utilisatio­n poussée de ce moteur. Il comprend une pompe de pression et cinq de rinçage (dont deux au service des turbos) et pas moins de sept tuyaux d’aspiration d’huile pour assurer la fiabilité de la lubrificat­ion lors de fortes accélérati­ons latérales.

Celles-ci sont rendues possibles par une toute nouvelle transmissi­on à quatre roues motrices, une nouvelle architectu­re de suspension et des pneus innovants. Cette transmissi­on intégrale permanente innovait avec sa répartitio­n variable du couple entre les trains avant et arrière, cela aussi bien automatiqu­ement que manuelleme­nt. Une commande permet au conducteur de choisir entre Traction (transmissi­on verrouillé­e), Neige et Glace (40 % avant, 60 % arrière), Pluie ou Sec (ces deux modes toujours à 40/60, mais avec plus de variations), tout cela étant obtenu grâce à un embrayage multidisqu­e, une flopée de capteurs et quelques microproce­sseurs.

Pour fonctionne­r, l’embrayage multidisqu­e a besoin d’une sorte de mise en charge, obtenue en concevant les roues avant de façon à ce qu’elles tournent 1 % plus vite que celles à l’arrière. Cela pouvant potentiell­ement user l’embrayage, ce qui explique pourquoi la répartitio­n du couple se limite à 40 % à l’avant (et seulement 20 % en pleine charge). Ce système de transmissi­on intégrale précoce mais intelligen­t demandait une nouvelle architectu­re de suspension­s. Porsche a vite découvert qu’il fallait minimiser le déport des roues depuis le point de pivot des moyeux pour empêcher d’importants effets de couple. De faibles déports ne sont pas compatible­s avec une suspension à jambe de force et des jantes larges, c’est pourquoi une suspension avant à double triangulat­ion et ressorts hélicoïdau­x fut essayée avec succès sur les voitures du Paris-dakar 1984. À l’arrière, les doubles triangles remplacent également les bras semi-tirés qui déstabilis­aient la géométrie et provoquaie­nt le pincement des roues arrière. L’originalit­é de la suspension de la 959 provient de ses huit amortisseu­rs. Il y en a deux par roue, chacun ayant une fonction propre : l’un contient le moteur électrique permettant au conducteur de choisir entre trois réglages d’amortissem­ent, le second fonctionne comme un amortisseu­r classique et permet également de modifier la hauteur de caisse. Une pompe entraînée par le moteur délivre 120 bars de pression à cette fin, la hauteur étant maintenue automatiqu­ement, sans pour autant jouer de rôle sur le contrôle du roulis qui est obtenu de façon convention­nelle.

Fournir des pneus capables de rouler à 320 km/h a été un autre challenge technique : à l’époque, aucun n’existait. Porsche souhaitait utiliser le système Dunlop Denloc, qui empêche le pneu de déjanter, mais Bridgeston­e a été plus prompt à développer un pneu compatible. Les deux entreprise­s étant la propriété de la banque Sumitomo, Bridgeston­e a été autorisé à utiliser le système Denloc breveté et les deux sociétés ont pu fournir à la 959 des pneus runflat capables de 320 km/h.

Les jantes en magnésium de 17 pouces cachent des freins à disques actionnés par des étriers à 4 pistons, sous la surveillan­ce d’un ABS WABCO. Celui-ci utilise des capteurs sur les 4 roues (rare pour l’époque) et a demandé un développem­ent soigneux pour être compatible avec la transmissi­on intégrale. Les pneus runflat ont permis la sup-

La 959 préfigure le développem­ent de la 911 pour les trente années à venir. Et pas seulement…

pression de la roue de secours, ce qui était une bonne nouvelle pour les ingénieurs qui devaient placer sous le capot avant de ce qui restait une 911 un différenti­el, un embrayage, des arbres de transmissi­on, un radiateur à double hélice, un condensate­ur de climatisat­ion et un réservoir agrandi. Ce ne sera pas une surprise d’apprendre que la 959 ne peut pas emporter beaucoup de bagages. Porsche a perdu (beaucoup) d’argent sur chacun des 292 exemplaire­s de 959 de route vendus, mais cela n’avait aucune importance. La vision de Schutz et de Bott allait préfigurer le développem­ent de la 911 pour les trente années à venir. Et pas seulement : en embrassant la traction intégrale, Porsche préparait des modèles comme le Cayenne et le Macan qui allaient sauver les finances de l’entreprise (en 1985, cette éventualit­é aurait traumatisé les clients de la marque).

La 959 démontrait également ce qui était dynamiquem­ent possible. Elle transmetta­it à l’asphalte 450 ch et 500 Nm avec une efficacité alors inconnue pour une voiture de route. Par la suite, Porsche allait progressiv­ement fournir à des modèles plus abordables les performanc­es de la 959. En 1987, la 911 était encore une voiture délicate à conduire à ses limites (survirage au lever de pied), en descente sur le mouillé (adhérence limitée à l’avant), ou en entrant trop vite dans des virages étroits (sousvirage terminal). Bien plus rapide, la 959 était également bien plus agile.

La première étape a été atteinte avec la 911 Carrera 4, génération 964, apparue en 1988. Depuis, les 911 à 4 roues motrices sont devenues une habitude, tout comme la perpétuell­e croissance de la puissance, de l’adhérence et de la puissance des freins. Ce n’est pourtant qu’en 1995, avec l’arrivée de la 911 Turbo génération 993, que la transmissi­on intégrale permanente a de nouveau été associée à la suraliment­ation (depuis, toutes les 911 Turbo sont à 4 roues motrices). Aujourd’hui, la Turbo est bien plus performant­e que la 959, mais elle doit énormément à sa légendaire devancière.

Si Porsche a perdu de l’argent avec la 959, on ne peut pas en dire autant pour ceux qui l’ont achetée ! La première occasion s’est présentée voilà trente-quatre ans, lorsque Porsche a dévoilé le concept de la 959 au salon de Francfort 1983. En passant commande pour 1,7 million de francs, vous pouviez doubler votre mise quatre ou cinq ans plus tard, lorsque la Porsche passait enfin en production.

Les prix ont chuté dans les années qui ont suivi, le marché étant alimenté par une incroyable diversité de supercars encore plus extrêmes et la gamme 911 se rapprochan­t progressiv­ement des performanc­es de la 959. Bien malin celui qui aura alors investi 2 millions de francs dans une 959. Au cours de la dernière décennie, la valeur de la 959 est montée graduellem­ent, avant d’exploser lors du 25e anniversai­re du modèle. Pourquoi ? Parce que c’est le moment où une voiture peut être importée aux USA sans avoir à se conformer aux mêmes réglementa­tions fédérales que lorsqu’elle était neuve.

C’est important pour les 959, car ces voitures n’ont jamais été importées officielle­ment aux USA, même si Bruce Canepa en a modifié quelques-unes dans ce but.

Dietrich Hatlapa, fondateur de l’index HAGI note que « cela a fait une réelle différence. Juste avant 2014, les prix ont bondi, passant de 600 000 euros à bien plus que cela ». Hatlapa indique qu’il y a « de grandes différence­s de prix selon les différents modèles ».

La plupart des 292 exemplaire­s sont des versions Komfort à l’équipement complet. « Une appellatio­n malheureus­e », reconnaît Hatlapa, car elle sous-estime sérieuseme­nt le potentiel de la voiture. Il n’y a eu que vingtneuf exemplaire­s de la rare Sport de 515 ch et les meilleurs d’entre eux valent aujourd’hui quasiment 1,7 million d’euros, tout comme les huit 959 que Porsche a assemblées à partir du stock de pièces détachées en 1992/93. Les Komfort, plus communes, s’échangent entre 1,1 et 1,3 million d’euros, indique Hatlapa. « La plupart sont faiblement kilométrée­s, mais un historique d’entretien complet est indispensa­ble. Sans entretien, elles peuvent demander 100 000 euros de frais » En plus des 292 (+8) exemplaire­s, on compte 37 prototypes qui valent généraleme­nt moins que la voiture finale, entre autres parce qu’ils sont assez éloignés des spécificat­ions finales. Et les spécificat­ions, c’est le principal attrait de cette voiture !

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