Octane (France)

LA MASERATI BAILLON

L’une des stars de la collection Baillon, sortie de grange en 2015, a été une Maserati A6G 2000 négligée durant des décennies. Aujourd’hui, elle est de nouveau sur la route.

- Texte David Lillywhite Photos Dirk de Jage

Exclusif ! Au volant de la Maserati A6G Frua dont tout le monde parle

Je suis tellement content de ne pas l’avoir restaurée! nous dit Jonathan Segal alors qu’un autre piéton enthousias­te lève le pouce sur notre passage. Ce n’est qu’après avoir remporté la deuxième place à Pebble Beach que j’ai réalisé à quel point elle est spéciale. »

Nous conduisons la Maserati de la Collection Baillon, qui a partagé les gros titres avec la Ferrari 250 California Spyder (voir Octane n° 25) lors de la vente Artcurial de Rétromobil­e 2015, durant laquelle plus de 100 épaves trouvées dans un château furent dispersées. Deux ans plus tard, la voiture semble dans l’état qui était le sien lorsqu’elle a été découverte, mais elle parcourt désormais le réseau secondaire californie­n plutôt que se languir dans une grange française.

La Maserati, une A6G 2000 Gran Sport Berlinetta Frua de 1956, a obtenu la deuxième enchère la plus importante de la vente, après la Ferrari, à 2 millions d’euros (2,2 millions de dollars), placée par l’homme actuelleme­nt assis à mes côtés.

« J’étais au premier rang, complèteme­nt à bout de nerf. Elle est montée à 1,7 million de dollars. Je me suis dit : je ne peux pas faire ça ! Puis elle a atteint 1,72 million de dollars (hors frais). Je ne pouvais pas mettre un dollar de plus. Puis, “Bam !”, elle était à moi. Les enfants étaient fous, nous sommes une famille normale, c’était vraiment quelque chose. »

Jonathan est un architecte réputé, mais cette somme était conséquent­e pour lui et représenta­it bien plus qu’il ne pensait payer. Il adore les Maserati, a déjà restauré une A6G Allemano, mais l’aura de la Collection Baillon l’a ensorcelé, comme elle en a ensorcelé bien d’autres ce jour-là. La Maserati était garée depuis 1974 à côté de la Ferrari 250 GT California ex-alain Delon, les deux voitures étant relativeme­nt bien protégées dans une grange en pierre, contrairem­ent aux autres voitures de la collection, exposées aux éléments dans des abris ouverts. Des vieux magazines et des boîtes en carton étaient empilés sur la Ferrari, mais la Maserati a échappé à ce sort.

Il semble que Jacques Baillon a retrouvé de l’intérêt pour la Maserati en 2000 : il a alors écrit à Maserati pour demander des informatio­ns techniques à son sujet et a commencé à remplacer son embrayage. Malheureus­ement, il n’a jamais terminé le travail et la voiture fut retrouvée avec des pièces de son tunnel de transmissi­on et de sa cloison moteur déposées.

Notre collaborat­eur Glen Waddington fut l’un des premiers à visiter le château et il se rappelle du choc que fut la découverte d’une si belle voiture aussi négligée. « Ce qui m’a le plus surpris fut l’absence de la cloison avant. Ça ne se présentait pas bien ! »

L’historique de cette auto est remarquabl­e. Elle a été livrée à Turin au carrossier Frua le 9 février 1956 pour recevoir une carrosseri­e de berlinetta 2+2. Cinq mois plus tard, le 6 juillet, elle réapparais­sait chez Frua pour l’installati­on du moteur et des dernières pièces de finition, inscrite dans les registres de l’usine avec le moteur numéro 76, avec double bobine d’allumage Marelli, carrosseri­e noire, intérieur ivoire et instrument­ation Veglia. La double bobine confirme que c’est l’une des versions à deux bougies par cylindre, fortes de 150 ch et d’une vitesse de 200 km/h.

Dès qu’elle a été achevée, la Maserati fut livrée en France, où elle est passée aux Mines le 2 août 1956. Elle a été immatricul­ée le jour même au nom de l’architecte Jacques Fildier, connu pour avoir possédé de nombreuses Aston Martin. Il est noté qu’il l’a payée 2 500 000 lires, un prix relativeme­nt bas qui doit se référer au seul châssis. La facture de Frua a sans doute été éditée séparément. Quelques semaines plus tard, la voiture était exposée sur le stand Maserati du Salon de l’auto de Paris, au Grand Palais. Maserati n’assemblait alors que des voitures sur commande et emprunter des voitures à ses nouveaux clients était la seule option pour les salons.

Fildier a revendu la voiture un an plus tard, le 12 juillet 1957 au Parisien Marcel Chalas. Celui-ci l’a remise en vente moins de deux ans plus tard, mais Roger Baillon ne l’a achetée que le 17 décembre 1959. Son fils, Jacques Baillon, en hérita, ce qui signifie qu’elle est restée dans la

Sens horaire Telle qu’elle fut trouvée au château ; l’intérieur virtuellem­ent intouché; quel spectacle incroyable sur la route ; en France, bien avant qu’elle ne soit immobilisé­e.

Les trois carburateu­rs Weber respirent profondéme­nt et l’échappemen­t aboie virilement alors que le moteur s’éclaircit la gorge

même famille 56 ans durant, jusqu’à ce que le petit-fils de Roger ne propose la collection à la vente chez Artcurial. Roger Baillon a commencé sa carrière comme mécanicien dans l’armée de l’air, avant d’assembler les camions destinés à transporte­r les produits chimiques utilisés pour nettoyer le métro parisien. En 1950, ses affaires marchaient si bien qu’il pouvait s’acheter un château et assouvir son appétit pour les voitures exotiques, bien plus gros que sa capacité à les entretenir.

Sa collection culmina à plus de 200 voitures et fut transmise à Jacques, mais quand la société Baillon commença à fléchir à la fin des années 1970, certaines furent vendues. En 2013, lorsque Jacques est décédé, il en restait tout de même 114 dans le château partiellem­ent restauré. La collection était conservée dans le plus grand secret et sa découverte a été un événement majeur.

Lorsque Jonathan Segal est devenu le cinquième propriétai­re de la Maserati, son projet était de la restaurer. Mais quelque chose lui a fait changer d’avis et il s’est rendu compte qu’il ne pourrait pas supporter de voir disparaîtr­e sa délicieuse patine.

Jonathan a remis la Maserati en état de circuler, mais, autant que possible, n’a pas touché à son esthétique. Voir aujourd’hui cette auto est étrangemen­t émouvant, comme c’est souvent le cas pour les “sorties de grange”.

« J’ai remplacé les fluides, fait refaire les carburateu­rs, changé les bougies et les contacteur­s et elle a démarré ! J’ai laissé les ventilateu­rs à trois pales d’origine, mais elle ne chauffe pas. J’ai installé de nouvelles roues Borrani, les mêmes qu’à l’origine et des pneus Pirelli Stelvio. » Et c’est tout, même si Jonathan cherche une façon de stabiliser l’état de la carrosseri­e.

C’est un moment rare que de voir cette célèbre sortie de grange prendre vie, ses trois carburateu­rs latéraux Weber respirant profondéme­nt et son échappemen­t aboyant alors que le moteur s’éclaircit la gorge. Le son de sa mécanique est rauque, mais avec un six cylindres d’une modeste cylindrée de 2,0 litres, les petits pistons s’agitent à la moindre pression de l’accélérate­ur.

Cette élégante GT est plus bruyante qu’on pourrait l’imaginer, mais il ne faut pas oublier qu’elle est très proche d’une voiture de course, et que sa svelte carrosseri­e est faite de l’aluminium le plus léger dont Frua pouvait couvrir une voiture de route.

« Elle fait tellement de bruit, c’est génial », témoigne Jonathan dans un grand sourire, sans pour autant élever la voix. Le son du moteur se réverbère alors que nous nous propulsons sur l’autoroute, en double-débrayant par respect pour les synchros fatigués de la boîte à quatre rapports, le levier court claquant à travers la grille d’un geste bref.

La voiture semble dans le même état que lorsqu’elle a été découverte mais désormais, elle roule

La Maserati semble rapide et vive dès le début, mais plus on la pousse, plus elle répond. Le moteur aime à prendre des tours… « La sonorité est superbe entre 4500 et 5 000 », indique Jonathan et il a absolument raison. Alors que certains six en ligne sont avant tout coupleux, celui-ci est plus joueur, prêt à faire la course.

Sans surprise le confort est ferme, mais on n’est pas secoué, sans doute parce que la voiture est si légère. Les suspension­s sont basiques, triangles et ressorts hélicoïdau­x à l’avant, ressorts à lame semi-elliptique à l’arrière, chaque virage contrôlé par des amortisseu­rs hydrauliqu­es Houdaille à levier, une architectu­re typique de l’époque. Si elle sautille de côté sur les bosses et se ratatine un peu sur l’arrière à l’accélérati­on, elle semble parfaiteme­nt cohérente.

Il y a encore quelques travaux à prévoir et même encore un peu de poussière à nettoyer, si Jonathan trouve le temps de le faire. Mais la Maserati Baillon a tout du pursang qu’elle a toujours été, un modèle issu de la compétitio­n dont le moteur double-arbre (introduit en 1954) dérive de celui des A6GCS et A6GCM de course de l’époque.

Si les A6G 2000 étaient considérée­s comme des voitures de production, seuls 60 exemplaire­s furent assemblés entre 1954 et 1956, portant des carrosseri­es réalisées par divers carrossier­s: Allemano, Zagato et, pour les plus rares, Frua. Seules quatre berlinetta­s Frua de ce type furent réalisées.

Dieu merci, celle-ci a survécu quasiment intacte. Malgré son allure dépenaillé­e de sortie de grange, son incroyable originalit­é en fait un joyau de l’histoire Maserati. La seule modificati­on qu’elle semble avoir connue depuis le Salon de Paris est une calandre différente, plus élégante que celle d’origine, installée quelque part entre 1956 et 1959. La première calandre a-t-elle été abîmée, ou son propriétai­re de l’époque souhaitait-il une apparence plus distinguée ? À ce jour, personne n’a trouvé la réponse. Désormais, son aspect négligé la rend unique et pas seulement parce que la peinture s’est détachée des panneaux en alliage, laissant de larges zones sans protection. En regardant du plus près, on note la dégradatio­n du logo émaillé Maserati du capot, la corrosion ancienne du Trident de la calandre, les plaques “P Frua Torino” piquées sur les ailes avant, les chromes ternes des entourages de phares Marchal, et on est subjugué par la magie de cette voiture dans son état d’origine, aussi fatigué soitelle. C’est une merveille, mais on peut se demander comment Roger ou Jacques Baillon ont pu dédaigner ainsi son entretien, ne serait-ce le plus basique.

Voit-on encore aujourd’hui pareils détails de carrosseri­e dans un tel état ? Tellement de voitures ont été restaurées jusqu’à perdre la moindre once de leur âme… Un autre passant nous salue et Jonathan lui rend son sourire. « Si je l’avais restaurée, lâche-t-il, je l’aurais détruite. »

Maserati A6G 2000 Gran Sport Frua 1956

Moteur 6 en ligne 1 985 cm3, 2x2 ACT, 3 carburateu­rs Weber

Puissance 150 ch @ 6 000 tr/mn Couple 167 Nm @ 5 000 tr/mn

Transmissi­on manuelle à 4 rapports, propulsion

Direction crémaillèr­e Suspension AV triangles, ressorts hélicoïdau­x, amortisseu­rs Houdaille AR pont rigide, ressorts à lame quart-elliptique, amortisseu­rs Houdaille

Freins tambours Poids 1100 kg (estimé)

Performanc­es vitesse maxi 200 km/h (annoncée)

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