PATRICK LE QUÉMENT
Le designer
Dans les années 20, à la question : « Quels sont les trois critères les plus importants dans l’achat d’un bien immobilier ? » Lord Samuel, le roi de l’immobilier britannique, répondit: « L’emplacement, l’emplacement, l’emplacement ». Si l’on me demandait aujourd’hui quels sont les trois critères pour dessiner une belle voiture, je répondrais: « Les proportions, les proportions, les proportions ». D’ailleurs, des années 50 jusqu’aux années 70, quelques GT italiennes au style plutôt baroque n’auraient jamais attiré l’attention si elles n’avaient pas affiché de splendides proportions, basses et larges pour leur époque. Un exemple? L’alfa Romeo 1900CSS due à Felice Mario Boano en 1955. Appliqué à une plateforme de Peugeot 403, ce dessin serait devenu un repoussoir, alors que les proportions du châssis Alfa le sauvent. À l’inverse, même le dessin sublime de la Lancia Flaminia par Pininfarina ne put transcender les mauvaises proportions de l’architecture vieillotte, haute sur pattes et étroite, de l’austin Cambridge. En automobile, la beauté classique part d’une carrosserie large et basse. Aussi, tous les concept cars ont tendance à faire de la surenchère sur ces deux critères. Parfois même, leur largeur s’avère avoir été mesurée avec un mètre ruban en élastique. Puisque tout le monde le fait… Autre subterfuge largement exploité déjà dans les années 30, l’art de la mise en scène photographique. Le génial Robert Doisneau réalisa ainsi une merveille en photographiant en vue plongeante la courtaude Renault Viva Sport cabriolet de 1935 dans une allée du Parc de Saintcloud. À son volant, une jolie secrétaire… qui mesurait moins d’1,40 m ! L’illusion est parfaite, on croirait avoir affaire à une Hispano Suiza.
Il en est de même quand plusieurs propositions s’affrontent chez un constructeur, qu’elles viennent de son propre designer ou d’un consultant italien. La tentation de rogner quelques centimètres sur la hauteur des maquettes est grande…
“Miracolo, miracolo !” Le mot revenait souvent à propos d’un designer italien de renom. Ce grand créatif devant l’éternel était aussi un fin renard : je me souviens d’une occasion où, alors que toutes les maquettes réalisées en interne avaient été contrôlées conformes au plan d’architecture, notre Turinois arriva un peu trop tard (« Ma ! Problème à la frontière de Vintimille… Ces douaniers français ! »), alors que tous les architectes de service étaient rentrés chez eux…
… Et sa maquette fut choisie grâce à ses proportions avantageuses. Bien plus tard, une fois qu’elle fut remise au bon cahier des charges (et le chèque encaissé !), on découvrit qu’une grande partie de son charme avait disparu, un peu comme quand votre polo favori est lavé à la mauvaise température et que son jaune pétant est devenu fadasse. Adieu, les proportions si habilement construites et l’ “eleganza” toute latine…
Pour faire une belle voiture il faut d’excellents designers, modeleurs numériques et des maquettistes. Il faut aussi un architecte, qui comprenne l’évolution de la culture automobile, qui l’aime passionnément, qui soit ouvert et prêt à se remettre en cause. On peut faire des voitures intelligentes, mais les créations à la fois intelligentes et belles ne sont pas légion : on ne peut pas tricher avec les proportions. Il est certes possible de s’en accommoder, de minimiser leur influence grâce au positionnement des carres associées à des volumes habilement sculptés. Mais on ne peut faire d’un cheval de trait un cheval de course, tout en ne condamnant aucunement, soit dit en passant, les caractéristiques particulières d’un beau Percheron.
Dans les années 80, alors que je travaillais chez Ford aux Étatsunis, le directeur du produit de l’époque, un financier ayant des velléités de devenir l’homme produit génial qu’il n’était pas, avait imaginé créer un nouveau modèle sur la plateforme d’un véhicule d’un segment inférieur. Cette voiture avait une rentabilité potentielle tout à fait remarquable, si on arrivait à faire croire à des clients pas si crédules que ça, que cette nouvelle voiture n’était pas horriblement étroite et mal fagotée. Comme son manque de grâce naturelle était largement compensé par une double ration de chrome et quelques seaux de paillettes, l’entreprise allait de nouveau remonter la pente et faire fortune une fois pour toutes…
Ce fut en fait un bide commercial, qui entama la crédibilité de l’entreprise, et freina au passage l’ascension vertigineuse de notre apprenti sorcier qui retourna à ses premières amours, le contrôle de gestion. Si, comme l’annonçait Le Corbusier, « les proportions, c’est ce qui fait sourire les objets », a contrario il aurait pu témoigner que les mauvaises proportions ne pardonnent pas.
“LES MAUVAISES PROPORTIONS NE PARDONNENT PAS”