LES VOITURES EN PHOTO
Une exposition indispensable à Paris
NOUS DEVONS TOUS BEAUCOUP aux innovations du début du XXE siècle, mais si vous êtes assis tranquillement avec ce numéro d’octane entre les mains, c’est grâce à deux d’entre elles en particulier. Je parle bien évidemment des progrès qu’ont connus la photographie et l’automobile à cette époque. Deux objets qui, bien qu’ils diffèrent dans leur conception et dans leur usage, sont intimement liés depuis plus d’un siècle. Voilà en synthèse l’idée derrière l’exposition qui se tient en ce moment même et jusqu’au 24 septembre, à la Fondation Cartier pour l’art contemporain. Si vous vous intéressez aux voitures, à leur histoire, à leur image, ainsi qu’à l’impact qu’elles peuvent avoir sur la société, alors vous serez scotché.
Les conservateurs ne sont autres que le rédacteur-en-chef d’autohebdo, Philippe Séclier et l’éditeur Xavier Barral. Il leur a fallu deux ans pour rassembler et mettre en scène plus de 500 clichés provenant de 100 photographes différents. Parmi ceux-ci des grands noms comme Jacques Henri Lartigue ou Robert Doisneau, et d’autres moins connus comme un policier spécialiste des accidents de la circulation, un chauffeur de taxi new-yorkais, ou encore ces agents de la Stasi qui photographiaient, pour preuves, les malheureux qui se faisaient prendre à tenter de passer à l’ouest cachés dans le coffre d’une voiture.
Vous y verrez des photos de voitures vues du dessus, de côté, de dessous, des photos de gens qui vivent dans leur voiture ou qui y font l’amour, des photos des pièces qui composent une voiture, des photos des routes sur lesquelles les voitures roulent, des parkings où elles se garent et quelques-unes plus inexplicables (comme cette image d’une V8 Vantage au milieu du site d’une fouille archéologique en Israël).
« L’idée m’est venue lorsque je traversais les États-unis pour réaliser un film documentaire inspiré du livre de Robert Frank, An American Journey sorti en 1958, explique Séclier. J’ai par-
couru 20 000 km en trois ans. Ce que j’ai vu au long de la route m’a donné envie de mettre sur pied une exposition photo sur le thème de l’automobile, sur son immense impact sur la société et la relation que nous entretenons avec. Xavier et moi-même avons trié les 10 000 images dont nous disposions pour n’en retenir que 500 ; un boulot immense ! »
Les clichés proviennent de galeries, de collections privées et dans de nombreux cas des photographes eux-mêmes. « Nous avons choisi de débuter le parcours par des images des années 1900, car c’est à cette époque que l’automobile et la photographie ont fait irruption dans la vie quotidienne », raconte Séclier.
Parmi les images préférées du conservateur, il y a trente photos prises par Ed Ruscha pendant les années soixante, qui représentent d’immenses parkings américains vus du ciel. Pour Séclier, celles-ci illustrent à merveille la manière dont l’automobile a radicalement remodelé le paysage.
Il est également très admiratif de travail du trentenaire italien Ronni Campana. Ce dernier a réalisé une série de sept images intitulée “Badly Repaired Cars” (voitures mal réparées), qui font la part belle aux carrosseries rafistolées à l’adhésif et aux rétroviseurs recouverts de sacs en plastique. « Elles nous rappellent qu’il faut prendre soin de sa voiture comme on prend soin de son propre corps », précise-t-il.
Classée par ordre chronologique, cette collection de photos commence par une série de six clichés du photographe suisse Guido Sigriste, consacrée aux véhicules qui ont pris le départ de la course Paris-madrid en 1903. Elles sont remarquables, non seulement par le travail de composition (les voitures évoluent sur un fond très sobre, à peine ponctué par quelques arbres), mais parce qu’elles ont été prises avec un appareil qu’il avait luimême inventé. Celui-ci était le premier à disposer d’un obturateur suffisamment vif pour “figer” les mouvements rapides, une technologie à laquelle d’autres photographies exposées doivent également beaucoup (comme celles capturées par Jacques Henri Lartigue ou Man Ray, dont l’impression de vitesse est saisissante). Également parmi ces clichés anciens, l’on trouve encore quelques merveilles provenant des archives de la Croisière Noire (1924-1925) et de la Croisière Jaune (1931-1932), expéditions menées à bord des autochenilles Citroënkégresse en Afrique et en Asie.
Une boucle vidéo située à l’entrée vient toutefois perturber la chronologie. Celle-ci capture, à mon sens, l’essence même de l’exposition. “Cars - New York City, 19741976” est une série de 115 images que l’on
doit à Langdon Clay, lorsqu’il était âgé d’une vingtaine d’années. Elles mettent en scène des voitures en stationnement, capturées systématiquement de profil et de nuit, baignées d’une lumière qui semble venir d’ailleurs. Ce sont sans aucun doute mes favorites (et quel heureux hasard de découvrir en m’attablant pour déjeuner, que sur une centaine de convives, mon voisin de table n’était autre que Clay lui-même). Aujourd’hui âgé de 68 ans, il m’explique qu’il est arrivé à New York en 1971 comme peintre en bâtiment. L’un de ses amis avait une chambre noire, et c’est ainsi qu’il a commencé à photographier des voitures en noir et blanc et à en faire des tirages.
« Il m’arrivait souvent de faire dix blocs à pied en rentrant de chez un ami, et je photographiais des rues entières de voitures, raconte Clay. Puis il m’a semblé plus logique de faire mes photos en couleur, et de là il ne m’a pas fallu longtemps pour ne plus photographier qu’une voiture à la fois, toujours de côté, et seulement lorsque l’arrière-plan en valait la peine. J’ai découvert qu’en utilisant un objectif 40 mm sur mon Leica CL, j’obtenais exactement le cadrage que je souhaitais depuis le trottoir d’en face, ce qui m’a évité de prendre le risque de me faire écraser. Cependant, de nos jours ça ne fonctionne plus. Les voitures modernes sont trop semblables ; il y en a trop et elles n’ont pas assez de caractère. Croyez-moi, j’ai essayé. Je suis retourné à cinq de ces emplacements récemment et j’ai photographié ce qui s’y trouvait, et le résultat était sans intérêt. » Un sentiment qu’en tant que lecteur d’octane vous partagez certainement, et qui devrait vous convaincre d’aller voir cette exposition. Profitez-en, il n’y a guère que là où vous pourrez voir des voitures anciennes à Paris désormais...