Octane (France)

CHIRON

Premier essai de l’hypercar de 1 500 ch

- Texte Richard Meaden Photos Dom Fraser

Vous pensiez qu’on ne ferait jamais plus rapide qu’une Bugatti Veyron ? La Chiron est là pour vous prouver le contraire.

Faire renaître Bugatti a été l’une des grandes prouesses de ces dernières années, mais les premiers pas ont été difficiles. À vrai dire, il fut un temps où l’acquisitio­n de la marque par VW avait tout l’air d’un énorme coup de folie. Entre 1998 et 1999, l’on vit passer quatre concept cars à moteur W18 (les EB118, EB218, 18/4 Chiron et 18/4 Veyron) aux spécificat­ions incroyable­s, et dont aucun ne semblait destiné à voir le jour dans un futur proche. Puis, en 2000, vint une EB 16/4 Veyron revue et corrigée. Malgré un feu vert l’année suivante, il fallut attendre encore quatre ans avant que celle-ci n’entre en production sous le nom de Veyron EB 16.4.

Le registre des supercars venait de connaître, à cet instant, un bouleverse­ment sans précédent. Pourtant, aux yeux des puristes, la Veyron est surtout un outil, conçu pour égrener des chiffres impensable­s, et permettre au Groupe Volkswagen de s’en enorgueill­ir. Bien sûr, le niveau d’ingénierie déployée était remarquabl­e, et il va sans dire que l’approche de Bugatti avait engendré une voiture unique en son genre. Cependant, une fois la symbolique mise de côté, l’expérience au volant s’avérait un peu aseptisée en dehors de quelques pointes à des allures vertigineu­ses, soit l’immense majorité du temps pour les propriétai­res.

Pour autant, surclasser la Veyron a dû constituer un challenge redoutable, du calibre de ceux qui, par définition, vont redessiner les limites du possible. Et s’il y a bien une chose qui fait saliver les ingénieurs, c’est de trouver un moyen de dépasser ce qu’ils considérai­ent jusqu’alors être le sommet de la puissance, de la rigidité et de l’efficacité.

Ce qui nous amène à la Chiron, une voiture qui repousse d’un cran chaque critère mesurable. Plus de puissance, de couple et de vitesse, et une utilisatio­n accrue de matériaux exotiques. Elle serait aussi, selon la rumeur, plus charismati­que et impliquant­e que la Veyron. La voiture la plus rapide du monde promet à présent de s’attaquer aux critères empiriques et émotionnel­s. Il est temps de vérifier cela.

Garée dehors, la Chiron fait la moue, fronçant les sourcils sous l’effet de l’agencement de ses huit optiques. Misculptur­e, mi-vaisseau spatial, elle en impose davantage que la Veyron, mais conserve une certaine réserve. Son impression­nante assise et ses hanches solides sont équilibrée­s visuelleme­nt par les immenses cerclages d’aluminium qui traversent ses flancs, créant ainsi une signature forte et caractéris­tique, qui remplit aussi bien des fonctions esthétique­s qu’aérodynami­ques. Le capot tient quant à lui de la robe de soirée, laissant entraperce­voir juste ce qu’il faut du moteur W16 à quatre turbos, pour piquer notre curiosité. De son côté, la poupe donne dans le spectacula­ire : abrupte, brutale même, entièremen­t dévouée à extraire l’air chaud de la fournaise qu’est le compartime­nt moteur. Et en guise d’adieu à ceux qu’elle laisse dans son sillage, la Chiron se pare d’un long bandeau lumineux enchâssé dans un cadre

d’aluminium, lui-même extrudé dans un bloc de 200 kg. L’accès à bord se fait sans les facéties auxquelles les supercars nous ont habitués. Ni ailes de mouettes, de cygnes ou d’insectes quelconque­s : les portes s’ouvrent comme sur n’importe quelle voiture. Le spectacle est assuré par l’intérieur du cockpit ainsi révélé, séparé en son milieu par une arche en forme de C rappelant celle se trouvant sur le profil.

La position de conduite est parfaite. La visibilité est bonne vers l’avant et sur les côtés, mais il n’y a pas grand-chose à contempler dans le rétroviseu­r central hormis le capot et le grand aileron (et ça, c’est avant qu’il ne se redresse pour servir d’aérofrein). Le plus impression­nant à l’intérieur est sans doute le compteur, gradué jusqu’à 500 km/h, et qui vaudra à coup sûr des traces de nez et de mains collées à la fenêtre pour l’apercevoir.

La procédure de démarrage n’a rien de compliqué, mais elle fait monter la tension d’un cran. Pied sur le frein, j’appuie sur le bouton bleu du volant et j’attends que le moteur démarre. Ici, pas de fanfare assourdiss­ante, mais une sonorité profonde, une secousse sismique. La Chiron bouillonne au ralenti, et hausse le ton pour se faire menaçante dès que l’on touche aux gaz.

Si les entrailles du W16 de 8 litres sont issues de la Veyron, une bonne partie des auxiliaire­s est inédite. Il n’en fallait pas moins pour atteindre les valeurs de couple et de puissance souhaitées, et ainsi passer des 1 200 ch et 1 500 Nm de la Veyron Supersport aux 1 500 ch et 1 600 Nm de la Chiron. L’augmentati­on de la pression de suraliment­ation y est pour beaucoup, mais pour réaliser de tels gains les turbos ont dû être redimensio­nnés. Et quatre turbos plus gros, c’est aussi plus de latence, à moins que comme Bugatti vous ayez la présence d’esprit de ne diriger les gaz d’échappemen­t que vers deux d’entre eux en dessous de 3 800 tr/mn. Une puissance accrue suppose de renforcer le reste également. Et Bugatti a su ici éviter le risque d’embonpoint, tout en rigidifian­t, ce qui n’est pas un mince exploit. Ainsi l’impression­nant vilebrequi­n se voit renforcé sans prendre un gramme, et les bielles sont même allégées. L’admission est en carbone, tandis que l’échappemen­t a recours au titane. Autant de défis insurmonta­bles qui font de ce projet le rêve de tout ingénieur. Aucun aspect de la Chiron ne laisse de place à l’approximat­ion. La baignoire en carbone, commandée à Dallara, est aussi rigide que celle d’une LMP1. La carrosseri­e (en carbone également) incorpore une trame d’aluminium en nid-d’abeilles qui la rend ultralégèr­e et ultrarésis­tante. Les freins (dont nous reparleron­s) sont refroidis par des dissipateu­rs thermiques capables de canaliser l’air frais à travers les roues, ventilant ainsi les disques avec une meilleure efficacité. L’air chaud est ensuite expulsé le long des flancs pour plus d’aérodynami­sme. Et il y a d’autres détails de ce genre, assez pour vous retourner définitive­ment la tête.

Par conséquent, une fois le moment venu de conduire la Chiron, je suis déjà ébloui. Le sentiment de vivre un moment spécial est plus fort qu’avec la Veyron, mais elle n’en est pas moins facile à mener, et sa docilité à basse vitesse ferait presque douter de ses performanc­es hors du commun.

La transmissi­on est l’incarnatio­n de la douceur, que vous la laissiez choisir elle-même le rapport ou que vous fassiez vos propres choix à l’aide des palettes. Les commandes sont légères, mais requièrent juste assez d’effort pour être communicat­ives. Grande première chez Bugatti, vous avez le choix entre plusieurs modes de conduite (sélectionn­ables à l’aide d’une molette sur le volant), à utiliser selon votre humeur et la route sur

La Chiron bouillonne au ralenti et hausse le ton pour se faire menaçante dès que l’on touche aux gaz

laquelle vous vous trouvez. Comme sur la Veyron, on retrouve également une seconde clé, à insérer dans le seuil de la portière côté conducteur. Actionnez celle-ci et la Chiron pourra explorer les plus hautes sphères autorisées par son limitateur de vitesse. Ses performanc­es sont absurdes. Magnifique­s, déroutante­s, enivrantes… mais absurdes néanmoins. Une fois au volant, la réalité disparaît (enfin, sauf les limitation­s de vitesse) tandis que les lois de la physique sont mises à mal par la puissance et le couple, et ce à chaque fois que vous enfoncez la pédale de droite.

À ma connaissan­ce, rien n’est plus rapide entre deux virages, et rien ne passe aussi facilement au sol des quantités aussi astronomiq­ues de couple. Difficile de s’imaginer que les gros pneus Michelin sont capables de résister à de tels assauts, et pourtant, pour peu qu’ils soient à températur­e, ils s’accrochent, comme s’ils plantaient leurs griffes dans le bitume. À tel point d’ailleurs, que je finis rapidement par tester leur adhérence, y compris au départ arrêté.

Juger la Chiron sur son 0 à 100 km/h c’est un peu comme juger Usain Bolt sur ses premières foulées. Il faut inévitable­ment un peu de temps pour lancer les 1 950 kg (plutôt 2 100 kg avec les pleins et le conducteur), bien qu’il n’y ait pas lieu de rougir des 2’’5 annoncées. Quatre secondes de plus, et vous aurez atteint 200 km/h. Maintenez la pédale enfoncée, vous voilà à 300 km/h en à peine 13’’ et tout vous apparaît soudain un peu flou sur les bords.

La poussée et l’allure sont d’une ampleur inédite. Regarder le monde à travers le pare-brise de la Chiron, c’est comme entrer dans la matrice : vous verrez les choses autrement. La moindre ligne droite est une occasion de faire fondre le décor. Pensez à votre route favorite et, à moins qu’il ne s’agisse du Col du Stelvio, je vous garantis que la Chiron peut y atteindre 200 km/h. Quant à ses capacités de dépassemen­t, elles en feraient plutôt une machine à voyager dans le temps. Si vous arrivez à décrocher les yeux de l’horizon qui vous fonce dessus, vous aurez le loisir de constater que l’appétit en carburant de la bête est si féroce que vos réserves diminuent de manière perceptibl­e à chaque accélérati­on. À pleine charge, vous aurez vidé le réservoir de 100 litres en moins de neuf minutes.

Si la Veyron a toujours eu un peu de mal à réduire son allure une fois lancée, il n’en va pas de même pour la Chiron. Elle doit cette aptitude à ses immenses disques en carbone (420 mm à l’avant et 380 mm à l’arrière) surmontés d’étriers aussi sculpturau­x que complexes. Les étriers avant en particulie­r, avec leurs huit pistons

Regarder le monde à travers le pare-brise de la Chiron, c’est comme entrer dans la matrice : vous verrez les choses autrement

et quatre plaquettes, sont monumentau­x : plus grands, plus endurants et plus légers que ceux de la Veyron. Ajoutez à cela l’aérofrein qui vient faire barrage au flux d’air et vous comprendre­z mieux d’où viennent les 2 g de décélérati­on qui vous collent à votre ceinture au moment d’enfoncer la pédale de frein.

L’accélérati­on et le freinage de la Chiron feront toujours les gros titres, mais c’est surtout de sa maniabilit­é qu’il faut se réjouir. Elle passe de virage en virage avec bien plus d’aisance et de vivacité que son aïeule. Vous n’êtes pas spectateur de ses prouesses, elle vous implique en vous faisant sentir l’adhérence dont vous disposez. L’expérience est nuancée, subtile, et les changement­s d’appui répondent aux mouvements du volant. Le dialogue entre l’homme et la machine qui manquait à la Veyron est enfin là. Bien entendu, elle n’est pas aussi physique et précise qu’une Mclaren P1, mais ce n’est pas non plus ce que l’on attend d’une GT de deux tonnes. La Chiron est un alliage subtil : d’un côté elle est capable d’abattre les kilomètres sereinemen­t et de l’autre de vous divertir à des vitesses raisonnabl­es. Bravo donc à Loris Bicocchi, essayeur en chef chez Bugatti, pour avoir façonné la Chiron afin qu’elle soit aussi vive que stable. C’est grâce à son talent si ce poids lourd sait être léger sur ses appuis.

Est-ce qu’une automobile thermique de 1 500 ch, capable de rouler à plus de 400 km/h, et coûtant 2,5 millions d’euros a une quelconque utilité ? Mis à part flatter l’ego des ultra-riches, probableme­nt pas. Et pourtant, la Chiron mérite le respect : d’abord pour la prouesse humaine qu’elle représente, mais aussi car elle réussit là où la Veyron avait échoué. En quoi me direz-vous ? Car il est possible de prendre du plaisir à son volant, vraiment.

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L’auteur, Richard Meaden, est engoncé dans un cocon de cuir et d’aluminium. Le volant est usiné d’une seule pièce. Le compteur est gradué jusqu’à 500 km/h. Le bandeau lumineux, enchâssé dans sa monture d’aluminium extrudé multiplie les...
Sens horaire L’auteur, Richard Meaden, est engoncé dans un cocon de cuir et d’aluminium. Le volant est usiné d’une seule pièce. Le compteur est gradué jusqu’à 500 km/h. Le bandeau lumineux, enchâssé dans sa monture d’aluminium extrudé multiplie les...
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