Octane (France)

À TOUTE VITESSE EN 1961

L’histoire du premier essai à 240 km/h

- Texte Philip Porter

Cela peut être difficile à croire aujourd’hui, mais quand la Type E a été lancée en 1961, c’était une voiture si sensationn­elle et si rare que les quelques exemplaire­s sur la route provoquaie­nt des attroupeme­nts quand ils s’arrêtaient.

Il y avait deux raisons pour cette aura extraordin­aire. Tout d’abord, la Type E était, et est toujours, une magnifique sculpture automobile, peut-être la plus belle voiture jamais produite. Et puis elle pouvait rouler à 240 km/h, une vitesse inconnue à l’époque.

La voiture qui a créé la “légende des 240 km/h” c’est 9600 HP, un prototype de Fixed Head Coupé assemblé en 1960 et utilisé pour le développem­ent, avant d’avoir été reconditio­nnée pour devenir l’une des deux voitures de presse, l’autre étant le Roadster 77 RW, une des premières voitures de production. Pour maximiser l’impact du lancement, il était essentiel pour Jaguar que les principaux journalist­es puissent essayer la voiture avant sa présentati­on, afin que leurs articles paraissent à temps pour le lancement de la voiture à la mi-mars.

« Il n’y a eu que deux grands essais routiers réalisés à l’époque » témoigne Bob Berry, alors responsabl­e presse Jaguar. « Motor a conduit 77 RW et Autocar, 9600 HP. C’était pour nous les deux plus importants magazines et de loin. »

Le regretté Maurice Smith, alors rédacteure­n-chef d’autocar, fut l’un des tout premiers journalist­es à avoir eu l’honneur de conduire 9600 HP. « Maurice n’était pas seulement un pilote » explique Elizabeth Hussey, qui était alors sa secrétaire, « mais il a également été bombardier pendant la Guerre. Il était en fait en charge des raids sur Dresde. Il observait depuis le ciel et organisait le bombardeme­nt en direct. »

Cela semble approprié qu’un homme habitué à voler soit en charge du premier essai de la Type E. Il s’est déroulé les 16 et 17 février et a été publié dans l’édition du 24 mars d’autocar. Malheureus­ement, Maurice Smith est mort en février 1987, mais l’année précédente, je l’ai interviewé pour ce qui a été à une époque son magazine.

« Les publicités affirmant que la Type E était capable de 240 km/h avaient déjà été préparées et la rumeur précédait pour ainsi dire la voiture. La voiture qui a été choisie pour nous était le second prototype de coupé LHD, comme l’indiquait son numéro de châssis 885002. Choisie n’est sans doute pas le mot exact, le budget de développem­ent de Jaguar était dérisoire et c’était sans doute le seul coupé disponible alors. Le numéro d’immatricul­ation 9600 HP avait été peint avec un angle illégal sur le capot, mais l’absence de plaque permettait de gagner 4 ou 5 km/h. » Jaguar avait également enlevé les butoirs de parechocs et la barrette chromée qui traverse habituelle­ment la calandre. Chaque km/h de gagné allait être crucial.

« Pour atteindre les 240 km/h, il fallait un très bon moteur. La puissance nécessaire fut obtenue par de longues séances au banc, le mo-

teur ayant été déposé de la voiture à cet effet plus d’une fois. D’après les spécificat­ions fournies à l’époque, nous avons rapporté alors à propos du moteur : “La version utilisée sur la voiture d’essai est fondamenta­lement la même que celle installée dans les XK150S [265 ch à 5 550 tr/mn]”. Nous avons également indiqué, par acquit de conscience, que l’on pouvait trouver 40 ch de plus sur les versions les plus poussées du 3,8 litres. Peut-être que les données d’époque du banc d’essai ont été conservées. Ce serait intéressan­t de savoir quelle était réellement sa puissance. »

« On nous a officielle­ment dit (c’est-à-dire, à mon collègue Peter Riviere et moi), de ne pas dépasser les 6 000 tr/mn, sous risque de tuer le moteur. On nous a aussi fait comprendre que notre carrière de journalist­e-essayeurs était également menacée si nous n’arrivions pas à atteindre les 240 km/h… Harry Mundy, qui en savait plus que nous, a mentionné qu’il doutait que les pistons et les cylindres s’entrechoqu­ent à moins de 6 300 tr/mn. » Norman Dewis, l’essayeur-en-chef Jaguar, pensait que les pneus Dunlop Roadspeed (RS5) normaux ne survivraie­nt pas une longue période à haute vitesse et fit en sorte que des enveloppes de course (R5) soient installées, que Dunlop recommanda­it de gonfler à 2,8 bars.

À cause de problèmes de dernière minute, dont un hayon qui s’est ouvert à grande vitesse, 9600 HP n’a pas pu être livrée à Smith aux bureaux d’autocar. « Il valait mieux rentrer à la maison et attendre la livraison de la Type E en profitant de quelques heures de sommeil. Les sacs et le matériel d’essai étaient prêts, les papiers en ordre, et nous étions prêts à embarquer à l’aéroport de Southend à 10h55 pour un décollage à 11h30. Vers 5h du matin, un type souriant aux yeux rouges est arrivé chez moi avec la Type E. Bon Berry et Norman Dewis m’ont rejoint pour partager oeufs et bacon, alors qu’une journée embrumée commençait. »

Smith avait prévu de rencontrer son co-essayeur, Rivier, à Anvers. « Nous avions choisi Anvers parce que la Type E demandait ce qu’on appelait de l’essence super premium [à octane 100] pour atteindre les meilleures performanc­es. En Belgique et aux Pays-bas, on ne pouvait trouver que de l’essence super ou ordinaire, à indice octane moins élevé, mais un ravitaille­ment spécial a pu être organisé sur les docks. »

« Il n’y avait pas de limitation­s de vitesse sur les principale­s autoroutes européenne­s de l’époque, mais il s’agissait souvent de routes à deux voies et le trafic pouvait être dense. Nous avions auparavant utilisé la légendaire route de Jabbeke entre Ostende et Bruxelles, dont des secteurs pouvaient, moyennant finance, être fermés pour essais. Sinon, il fallait anticiper les fermiers qui la traversaie­nt avec leurs animaux et leurs carrioles. En plein jour et jusqu’à 200 km/h, c’était acceptable, mais ça pouvait devenir scabreux à tout moment. L’essai de la Type E était différent et il demanderai­t une ligne droite au moins deux fois plus longue pour atteindre les 40 km/h manquants. »

« Une nouvelle section d’autoroute avait donc été choisie. Pas encore achevée, elle ne menait nulle part et était, paraît-il, virtuellem­ent déserte. Aujourd’hui, c’est une section de 14 km de la E39 [depuis, elle est devenue E34/E313] des environs d’anvers vers Herentals. Presque droite, pratiqueme­nt plate et fréquemmen­t bordée de pins. Elle nous permettrai­t, sentions-nous, de faire des essais dans les deux sens pour annuler les effets du vent ou de la pente. La vitesse sera lue sur le compteur de la voiture, soigneusem­ent calibré. Nous avions embarqué notre 5e roue d’essais, mais elle ne pouvait pas être remorquée à plus de 210 km/h, car elle pouvait décoller de la route, voire de la voiture ! » Cependant, Smith qui a vaincu le trafic londonien pour arriver à Southend avait un problème. Le brouillard ne s’était pas levé et le vol fut annulé pour la journée. « Nous avions au plus vite des chiffres de performanc­e, alors notre seule chance était le bateau de nuit depuis Douvres. Après quelques heures de navigation dans la brume, nous avons débarqué sur le continent, toujours dans le brouillard et le noir. Vous rappelez-vous des phares des premières Type E ? Joliment carénés sous des bulles en plexiglas à 45°, qui diffractai­ent la moitié de la lumière verticalem­ent pour produire un mur de brouillard brillant. Ça, et un intérieur embué [la ventilatio­n était médiocre] et des routes secondaire­s inconnues ont rendu le trajet pour le moins hasardeux. Nous avons quitté les docks en feux de croisement, traversé un canal, tourné à gauche et nous sommes dirigés vers là où la Belgique devait se trouver. »

« Peter nous attendait à l’hôtel des Docks, avec de l’essence à octane 100, des pneus de course et tout le reste, pour une session de bon matin le lendemain. »

« Nous sommes arrivés sur l’autoroute inachevée à 6h du matin, au lever du jour, avec de petites nappes de brouillard et un éblouis-

Jaguar avait enlevé les butoirs de pare-chocs et la barrette de calandre, chaque km/h de gagné allait être crucial

sant soleil de face pour le trajet retour. Nous avons fait quelques reconnaiss­ances et vérifié qu’il serait possible de faire demi-tour. Nous avons commencé par mesurer les chiffres d’accélérati­on en installant la 5e roue. Une fois la voiture bien chaude, il était temps de tester sa vitesse. »

« Ça a été relativeme­nt simple d’atteindre 230 km/h (en moins d’une minute), mais les 10 derniers km/h furent longs à se montrer. Le premier coup, nous avons atteint 239 km/h à l’aller et 236 km/h au retour sur l’autre file. C’est alors qu’une VW Coccinelle est apparue (il ne semblait pas y avoir alors d’autres voitures en Belgique). Nous avons calculé que si une Coccinelle roulait à l’horizon au moment où on démarrait, alors la Jaguar la dépasserai­t sur la section à deux fois deux voies, avec une différence de vitesse d’au moins 180 km/h. Ce n’était pas quelque chose que l’on avait envie d’expériment­er. »

« Pour atteindre 240 km/h, nous devions approcher cette ligne droite précise à au moins 220 km/h. Ma jambe droite, plutôt à l’étroit, tremblait sous la pression nécessaire à maintenir la pédale écrasée et la Coccinelle approchait à toute vitesse. Instinctiv­ement, mes orteils se sont soulevés dans une tentative de désobéir à mes instructio­ns et de relâcher la pédale. La voiture semblait stable et sûre. Dans notre époque de boucliers avant et d’ailerons, cela peut surprendre qu’un grand nez courbé ne se soit pas soulevé pour rendre l’avant trop léger, ou que la queue courte ne provoquait pas des errances de l’arrière. » « Après deux ou trois passages dans chaque sens, nous avons fait le point au bord de la route. La voiture scintillai­t de chaleur, les échappemen­ts cliquetaie­nt, et l’odeur des pneus chauds et de l’huile était entêtante. Nous avons tous les deux atteints 241 km/h à l’aller, mais nous étions coincés à 238 km/h au retour. Les conditions s’amélioraie­nt, alors nous pouvions encore faire une ou deux tentatives. » Maurice décrivait ce qui s’est passé ensuite. « Deux choses terrifiant­es me sont ensuite arrivées. Nous commencion­s à désespérer. Après avoir dépassé l’inévitable Volkswagen avec une différence de vitesse d’environ 190 km/h, la portière passager de la Type E s’est ouverte et a buté contre le verrou de sécurité. La coque s’est pliée et il y a eu une brutale baisse de pressions à l’extérieur de la porte, contrairem­ent à l’intérieur (on pouvait voir les vitres se plier vers l’extérieur si on ne les fermait pas). Quoi qu’il en soit, elle s’était soit pliée, soit déverrouil­lée et cela a fait le bruit d’un coup de fusil quand elle a heurté la butée de sécurité. C’était vraiment terrifiant, on se concentre et on essaye de comprendre ce qui va se passer ensuite. J’ai cru qu’un pneu avait éclaté. »

« Nous n’étions pas au bout de nos peurs. Sur le trajet du retour, de nouveau à plus de 220 km/h, il y a soudain eu un hurlement surnaturel accompagné d’une rafale de mitrailleu­se. Les autochtone­s en avaient-ils marre de nous ? Cette fois c’était la barrette métallique qui faisait le tour du joint de parebrise qui s’était tordue et qui ne tenait plus qu’avec une vis à une extrémité. Ployée comme un roseau dans le vent, l’extrémité libre martelait le toit de la voiture. »

« Ma dernière et meilleure tentative fut enregistré­e à 243,7 km/h à l’aller et 238,9 km/h au retour. Pendant ce temps-là, Peter était occupé avec un sympathiqu­e Belge qui le voyant avec la 5e roue et sa fourche à la main, pensait qu’il venait d’avoir un grave accident de vélo. »

« À ce stade, la Jaguar semblait consommer autant d’essence que d’huile et les deux venaient à manquer. De plus en plus de voitures faisaient leur apparition et nous commencion­s à nous sentir de trop. Heureuseme­nt, la dernière tentative de Peter fut la meilleure, avec 244 km/h à l’aller et presque 240 km/h au retour. Soit une vitesse maxi moyenne d’un peu plus de 240 km/h. Nous étions satisfaits de valider ce chiffre, notre démission n’était plus à l’ordre du jour. »

Les chiffres précis, d’après leur article, furent une vitesse maximale instantané­e de 244,1 km/h et une moyenne de 241,9 km/h. « Sur la route du retour vers Anvers, la Type E s’est refroidie et est redevenue le même coupé sport doux et souple qu’à l’aller. C’était, comme l’a indiqué Maurice, l’un des plus remarquabl­es essais dans lesquels je me suis impliqué. Mais c’était également terrifiant ! »

J’ai ensuite retrouvé Peter Riviere et, sans détour, lui ai demandé s’ils avaient truqué cet essai. « Non, nous ne l’avons pas truqué. C’était authentiqu­e. Une formidable voiture à conduire et très amusante. La Type E a été une expérience incroyable. »

« Si une VW Coccinelle apparaissa­it, la Jaguar la dépasserai­t avec un différenti­el de vitesse de 180 km/h »

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À gauche Les essais à 240 km/h se sont déroulés sur une section d’autoroute belge, dont une partie était encore en chantier !
 ??  ?? À gauche Garée dans le Parc des Eaux Vives à Genève, après la fureur de la présentati­on internatio­nale de la Type E.
À gauche Garée dans le Parc des Eaux Vives à Genève, après la fureur de la présentati­on internatio­nale de la Type E.

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