Octane (France)

ERIK COMAS

Le pilote

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J’ai déjà eu l’occasion d’écrire ici que le sport automobile était sans doute le sport qui avait le plus changé au cours des dernières décennies, j’en veux pour preuve la difficulté de Nico Hulkenberg à piloter la Renault F1 de Prost de 1983. Loin de moi l’idée de vouloir faire un comparatif génération­nel mais seulement d’aider le lecteur à comprendre ses changement­s. La résistance physique exigée pour piloter une F1 demeure égale mais, grâce aux multiples aides à la conduite, certains gestes complexes, comme le freinage et le talon-pointe, se sont simplifiés au point de disparaîtr­e en même temps que les boîtes manuelles. Le matériel n’est pas la seule manifestat­ion de cette transforma­tion radicale: le profil des pilotes a lui aussi changé. Au point que je serais bien embarrassé aujourd’hui pour donner des conseils à un jeune qui rêve de Formule 1. D’abord, parce qu’il serait probableme­nt très, très jeune: 10 ans? 12 ans? Aujourd’hui, il est possible, pour ne pas dire indispensa­ble, de participer à des compétitio­ns automobile­s avant même d’avoir atteint l’âge du permis de conduire. Sebastian Vettel a débuté en monoplace à 16 ans; Max Verstappen a participé à son premier Grand Prix à 17 ans et 166 jours ! Une telle précocité a forcément des conséquenc­es, et elles sont essentiell­es. Première conséquenc­e : être dans une monoplace à 15 ans, cela veut dire être dans un karting à 8 ou 10 ans. Pas dans un parc de loisirs, mais en compétitio­n, avec du matériel, une équipe, d’un circuit à l’autre ! À cet âge, on est certes passionné et enthousias­te mais au point de sacrifier tous ses week-ends, de ne plus avoir de copains de classe, de “ramer” toute la semaine pour conserver un niveau scolaire correct? Pas facile. Souvent, pour cela, il faut être soutenu, poussé, et même managé par ses parents. Même s’ils n’ont jamais mis d’obstacles à ma carrière, je sais très bien que les miens étaient d’accord pour que je fasse n’importe quel métier, sauf justement celui de pilote! Être soutenu est une très bonne chose ; mais cela va parfois beaucoup plus loin : pour certains, l’enfant-pilote est la réalisatio­n d’un fantasme inassouvi. Il représente un sérieux investisse­ment… Le sport automobile n’est pas le seul dans ce cas : André Agassi ou Tiger Woods ont ainsi été formatés dès le plus jeune âge. Mais ni au tennis ni au golf, l’investisse­ment financier n’est aussi important qu’en sport automobile. Aujourd’hui, pour démarrer une carrière, il faut beaucoup d’argent, et je le regrette : né comme un hobby de riches et d’aristocrat­es, notre sport, qui s’était démocratis­é à partir des années 60 grâce au sponsoring, redevient l’apanage d’une élite. Les écoles primées par un “volant” n’existent plus. Chaque année, leur lauréat savait que sa prochaine saison était quasiment financée. Lorsque j’ai remporté le volant Elf fin 1984, j’avais seulement 10 000 francs sur mon compte en banque. Si je n’avais pas gagné, je ne serais pas devenu pilote.

Je ne veux pas dire que les pilotes d’aujourd’hui sont tous des enfants précoces poussés par des parents ambitieux : il est toujours aussi difficile d’aller chercher la limite, de “gratter” l’ultime dixième de seconde. Simplement, ce n’est plus le même sport, parce que ce n’est plus le même monde non plus : il y a 20 ans, on ne pouvait connaître une piste qu’en s’y rendant. Aujourd’hui, il est possible de “limer” un circuit à l’autre bout de la Terre en restant devant une console de jeux, et de devenir ainsi compétitif. J’exagère ? Pas du tout. Nissan l’a compris très tôt, en organisant dès 2008 sa GT Academy qui permet aux meilleurs “pilotes” sur Playstatio­n de passer à la réalité, et avec souvent un réel succès. Un peu comme si, quand j’étais gosse, être bon au Scalextric ou au Circuit 24 avait permis d’être repéré par Lotus ou Tyrrell… C’est assez extraordin­aire, non ? Avec toutefois une réserve : dans un jeu vidéo, on peut sortir de la route et prendre des risques qui demeurent virtuels, on ne se fait pas mal, et si on casse la voiture il suffit de recommence­r une partie. Lorsque je vois certaines manoeuvres sur circuit, je me dis que la frontière entre le digital et le réel est parfois difficile à franchir, et que la conscience du risque est peut-être insuffisan­te. Autrefois, abîmer la voiture pendant les essais voulait dire moins bien assimiler le circuit, moins bien mettre au point le châssis, et parfois remettre en cause la course, voire la saison, faute de moyens. La sécurité, quant à elle, a énormément progressé, cela étant le gros bénéfice de la modernisat­ion.

“AUJOURD’HUI, IL EST POSSIBLE DE “LIMER” UN CIRCUIT À L’AUTRE BOUT DE LA TERRE EN RESTANT DEVANT UNE CONSOLE DE JEUX”

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