Octane (France)

PAUL BRACQ

Le “carrossier”

-

Disons-le d’emblée : je me méfie du mot “design”, parce qu’il est galvaudé, dévalorisé à force d’être appliqué à des objets qui, quelques semaines après leur apparition, seront déjà démodés. Le maître juge du design, c’est le temps : une auto réussie est une auto qui se vend bien, qui résiste à l’usure, et dont on admire encore les formes plusieurs décennies plus tard, dans un concours d’élégance. Avec le temps et avec lui seul, on se rend compte que quelques autos sont des chefsd’oeuvre. Pour la plupart, en revanche, elles sont simplement banales, une fois qu’elles ont perdu le brillant d’un salon ou d’un show-room et qu’elles traînent, un peu sales, un peu cabossées, le long d’un trottoir. Et puis, il y a celles qui vieillisse­nt mal, très mal, au point qu’au fil des ans elles deviennent une pollution visuelle insupporta­ble. Sur le moment, difficile de dire qu’un modèle qui vient de sortir va se ranger dans telle ou telle catégorie. En revanche, il est possible de prendre quelques précaution­s pour limiter les risques. Ces précaution­s reposent précisémen­t sur le respect du temps. Ou, plus exactement, de l’histoire. L’histoire des marques, pour commencer. J’ai passé de longues années chez Mercedes et BMW, deux marques dont le style est une composante essentiell­e de l’image. Pour l’une comme pour l’autre, il était inenvisage­able de faire table rase du passé ; il était tout aussi inacceptab­le de rester campé sur des principes figés. Et, évidemment, il n’était pas question non plus d’imaginer, à Stuttgart comme à Munich, des autos qui auraient été des “Bracq”, et non des Mercedes ou des BMW. Il fallait s’approprier l’histoire pour la faire aller vers l’avenir.

L’histoire de la carrosseri­e est elle aussi essentiell­e, et il ne faut pas hésiter à revenir aux sources. De même qu’il demeure difficile à un architecte d’aujourd’hui d’ignorer De Architectu­ra de Vitruve, j’estime qu’il est indispensa­ble de connaître L’art du menuisier-carrossier, d’andré-jacob Roubo (1739-1791) : les exigences qu’il y définit pour réussir une carrosseri­e n’ont pas changé. Même si, bien sûr, y faire tenir 500 chevaux n’impose pas exactement les mêmes contrainte­s que d’en atteler deux ou quatre ! Mais au fond, le but reste le même : se déplacer vite, en sécurité, et confortabl­ement, trois paramètres dont les proportion­s peuvent varier mais qui restent incontourn­ables, depuis le XVIIIE siècle. Et même depuis beaucoup plus longtemps ! Les grandes voies romaines comme la via Appia, ou la via Aurelia, qui ont d’ailleurs donné leur nom à certaines Lancia, étaient les autoroutes d’il y a 2 000 ans. Le quadrige qui s’y lançait répondait au même désir de liberté et de vitesse qu’une voiture. On peut d’ailleurs remonter encore plus loin, puisque 1500 ans avant notre ère, les Égyptiens construisa­ient des chars à deux roues, habillés d’une caisse légère, équipés d’un timon coulissant en bois cintré, fixé à l’essieu et passant sous la caisse. Légèreté, maniabilit­é, confort: le char égyptien recherchai­t déjà tout cela. Nos voitures sont bel et bien les lointaines héritières de ces chars légers, rapides, maniables, et incroyable­ment harmonieux. Nos voitures, j’insiste : car en ce qui concerne les SUV qui remplissen­t aujourd’hui les rues, j’ai des doutes !

Personne ne “designait” les chars égyptiens. En revanche, des menuisiers et des ferronnier­s les modelaient, les sculptaien­t. Et c’est l’autre raison de mon aversion pour le mot “design” : une voiture est une sculpture en mouvement, et notre regard sur elle change en permanence en fonction de l’angle, de la lumière. Un dessin, fatalement en deux dimensions, ne peut en rendre toute la complexité, même s’il est nécessaire pour en esquisser les lignes. Seuls le modèle, la sculpture, permettent d’atteindre des proportion­s justes et, je l’avoue, j’ai plus d’estime pour les modeleurs que pour les dessinateu­rs. Au point que chez Mercedes, c’est avec eux que je passais le plus clair de mon temps, et que je n’hésitais pas à travailler avec eux ! Il est vrai que c’est en sculptant que j’ai commencé à imaginer des voitures : j’avais 14 ans, et ma mère et sa soeur aimaient porter des chapeaux créés par l’épouse du grand carrossier d’origine biélorusse Jacques Saoutchik. Un jour, mes parents invitèrent Monsieur et Madame Saoutchik à la maison ; sans complexe, j’osai montrer au maître trois maquettes en balsa que j’avais réalisées : une Delahaye, une Cadillac et… une “Bracq”. Ce jour-là, Jacques Saoutchik m’invita à aller visiter ses ateliers de la rue Jacques Dulud, à Neuilly. Je suis donc entré en carrosseri­e à l’âge de 14 ans, et je n’en suis jamais ressorti. Ce qui explique que je me considérer­ai toujours comme un carrossier, mais jamais comme un “designer” !

“JE ME CONSIDÉRER­AI TOUJOURS COMME UN CARROSSIER, MAIS JAMAIS COMME UN « DESIGNER » !”

Newspapers in French

Newspapers from France