FLAVIO MANZONI
Flavio Manzoni dessine les formes des Ferrari d’aujourd’hui, mais la marque la plus forte au monde s’inspire toujours des saveurs du passé.
Interview avec le responsable du style Ferrari
JE ME SUIS RENDU à Maranello pour la première fois il y a trente ans. Ferrari était déjà une énorme entreprise, mais à cette époque il était encore possible d’imaginer une usine à l’ancienne où des artisans en tablier de cuir créaient de sublimes voitures avec des techniques de métallurgie héritées des Étrusques. Après tout, le nom Ferrari signifie bien “forgeron” (à peu près). Et puis il y avait aussi le restaurant Cavallino, charmant mais gastronomiquement médiocre, où Enzo, paraît-il, tenait sa cour quotidienne. Il était décoré avec des casques et des volants : un kitsch charmant pour accompagner vos tortellinis. Qu’est-ce que les choses ont changé ! Certes, le portail de l’usine, surmonté de l’iconique typographie Ferrari, est toujours là, tout comme le bureau adjacent du Commendatore. Ses cinq fenêtres lui permettaient de surveiller en permanence les allées et venues. « Je ne suis pas un designer, disait Ferrari, mais un agitateur d’hommes ». Et le mythe qui l’entoure (distant, obstiné, menaçant, froid et déterminé) contribue amplement à celui de ses voitures. Mais en trente ans, la personnalité de Ferrari a bien évolué. En 2009, un grand corps d’usine dessiné par les Ateliers Jean Nouvel a été réalisé. Oubliez les artisans en sueur, ici tout est robotisé avec presque pas une âme qui vive (il y a certes des arbres). Cinq ans plus tôt, une autre star de l’architecture, Massimiliano Fuksas, a construit le centre de recherche Ferrari, avec des plantations de bambous. Le long de la route de Modène, l’étrange musée Enzo Ferrari a ouvert en 2012; il s’agit d’une oeuvre posthume de Jan Kaplický. La “Galleria del Vento” a été dessinée par Renzo Piano, l’architecte du Centre Pompidou de Paris. Elle a brassé de l’air pour la première fois en 1997. Fini le temps où d’humbles ingénieurs ou techniciens commissionnaient ce type de bâtiments: du point de vue de l’architecture, Maranello est devenu un musée à ciel ouvert. C’est aussi un parc d’attractions Ferrari, plutôt du genre Disney que Dino. Puisqu’il existe une règle stricte qui n’autorise que les clients et quelques invités privilégiés à entrer dans l’usine, le tourisme Ferrari est assuré par des sociétés de location de voitures. Comme dans un bordel, celles-ci louent des California à l’heure et les routes sont encombrées de visiteurs asiatiques au volant de voitures peu familières, conduisant au ralenti tout en agitant leurs téléphones portables. Le nouveau directeur de la marque Ferrari, Luca Fuso (un ancien des jeans Diesel et des meubles B&B Italia) n’est pas là pour vous vendre un T-shirt bon marché. Il présente une nouvelle montre Hublot, la Techframe, qui sera vendue 130 000 euros. Panerai était auparavant le partenaire horloger de Ferrari, mais ce dernier a été jugé “trop bas de gamme”. Et on peut acheter une spectaculaire chaise de bureau “Cockpit” par Poltrona Frau: « L’excellence de la passion automobile, à la rencontre du mobilier », voici comment j’en traduis la brochure. Cette chaise coûte environ 12 000 euros et a été dessinée par Flavio Manzoni, l’homme que je suis venu rencontrer ici.
L’émilie-romagne n’est pas seulement la région de Ferrari, Lamborghini et Ducati, c’est aussi celle du parmesan et du jambon de Parme. Bologne (à environ 50 km de Maranello) est la capitale gastronomique de l’italie. Alors, sans surprise, Manzoni décrit son studio du centre de design comme sa “cuisine” et la salle de présentation (où nous nous trouvons), sa “salle à manger”.
« Ma culture est celle de l’architecture, mais j’étais dingue de voitures », explique Manzoni, 52 ans, qui a étudié l’architecture à Florence. Cette culture s’est forgée durant l’âge d’or du design italien des années 50, 60 et 70 : Bruno Munari, Marco Zanuso, Mario Bellini et Achille Castiglioni étaient les héros qui ont donné une forme élégante à la riconstruzione (la période de réinvention de l’italie après-guerre). Il admire particulièrement ce dernier : respect pour les composants mécaniques, mais traités avec esprit
et imagination. Une célèbre pièce de Castiglioni est un siège de tracteur transformé en tabouret.
En parlant de ce modernismo classique, Manzoni explique « je suis un collectionneur de ces choses » et il cite la radio pliable de Zanuso pour Brion-vega. Ces grands designers industriels, dit-il, « étaient capables de créer un style italien qui n’était pas un style. Ils réinventaient des formes liées à une fonction et des technologies, avec un degré de simplicité inédit jusque-là. Ils ne regardaient jamais dans le passé, mais créaient toujours des icônes de modernité. Pas de nostalgie ! »
Le seul designer automobile cité par Manzoni lors de notre conversation est Paolo Martin, qui a signé la Fiat 130 Coupé, la Rolls-royce Camargue ou la Peugeot 104, mais celle que Manzoni admire est le bizarre concept car Ferrari Modulo de 1970 qui a posé les bases du style origami qui a dominé la décennie. Puisque Scaglietti a été absorbé par Ferrari dans les années 70 et que Pininfarina a plus ou moins disparu, Manzoni a la responsabilité du design Ferrari, désormais internalisé (ou fatta in casa, comme ils disent à la cucina). Avec approbation, Manzoni cite une observation qu’avait faite Pininfarina : « Je ne verse pas dans les effets nostalgiques, mais je veux des citations ». Alors il concède que la face avant de la Laferrari, avec son pilier central (aérodynamiquement neutre) évoque les naseaux de la F1 Tipo 156 “nez de requin” de 1961. De même, la 330 P4 de 1967 est une « source constante d’inspiration ».
De façon significative, aucun “designer” n’a été impliqué dans cette voiture : elle a été dessinée par l’ingénieur Mauro Forghieri et réalisée par Piero Drogo, un pilote de course devenu carrossier. Manzoni la décrit comme « de la tension, du muscle et une séquence de géométries complexes ». Et les prises d’air sculpturales de la California T sont inspirées par les ailes ponton de la Testa Rossa 1957. Les références ne s’arrêtent pas là. Le profil de la Laferrari met l’accent sur le fuselage de Formule 1 et sur le travail aérodynamique réalisé sur le châssis qui « évide les flancs de la voiture ». Ces multiples couches apparentes d’aéro, sont l’équivalent contemporain des dessins aux angles ultra-vifs d’il y a quarante ans.
Mais le futur le préoccupe. « Nos produits deviennent de plus en plus compliqués. Maintenant, nous pouvons dessiner a posteriori [en se basant sur des faits connus ou des événements passés]. Le design est désormais holistique. » À une époque, divers carrossiers pouvaient travailler le métal à différentes extrémités d’un même châssis Ferrari, mais ces jours d’innocence sont révolus. En utilisant une autre métaphore culinaire, Manzoni explique que la Laferrari est « comme un oeuf, elle est pleine ». Ce qu’il veut dire c’est que, contrairement au bon vieux temps, Ghia et Zagato ne vont pas venir de leur côté proposer une carrosserie différente.
Manzoni est élégant, relax et discret, mais il est aussi très clair et n’a pas peur d’intellectualiser. Il cite la définition de la simplicité de Brancusi « une complexité résolue » et s’accorde avec l’architecte Louis Kahn que le monumentalisme dans le design est accompli quand il n’y a rien à ajouter ou à retirer. Il parle avec assurance des “codes linguistiques” de Ferrari et explique, en prenant une énième gorgée de Coca-cola, que tout tourne autour d’une « intersection entre le positif et le négatif, du virtuel au physique. C’est ce que nous faisons tous les jours. Nous suivons la fonction, mais pas dans le sens germanique. Beaucoup d’objets fonctionnels ne sont pas beaux ». Quand on parle de “codes linguistiques”, il ne s’agit pas de la science du langage, mais de sémiotique au sens large. L’étude