Octane (France)

PAUL BRACQ

Le “carrossier”

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Quelle formation faut-il suivre pour devenir designer ? Question délicate ! À mes yeux, une chose est sûre : aujourd’hui, la multiplica­tion des écoles, très coûteuses de surcroît, rend le choix difficile. Comment savoir où l’on trouvera les meilleurs professeur­s ? Dans quel établissem­ent aidera-ton la créativité à s’épanouir? Et qui transmettr­a les connaissan­ces manuelles indispensa­bles pour penser une auto en trois dimensions, ce qui est bien entendu essentiel ? Pour ma part, j’ai suivi une formation qui ne menait pas forcément à l’automobile, puisqu’il s’agissait de l’école Boulle. Peut-être aurais-je pu devenir ébéniste, ou sculpteur sur bois… si je n’avais pas été passionné par l’automobile depuis mon plus jeune âge, et si, adolescent, je n’avais pas occupé une bonne part de mon temps à sculpter des modèles de voitures à échelle réduite. J’ai déjà raconté que c’est lors d’une visite du grand carrossier Jacques Saoutchik chez mes parents que ces “petites voitures” ont décidé de ce qu’allait devenir ma vie! Après l’école Boulle, je me suis un peu plus spécialisé, en suivant les cours de la chambre syndicale de la carrosseri­e. Mais n’allez pas croire que l’importance que j’attache à la sculpture soit une lubie personnell­e! La preuve? Nous savons tous – en tout cas nous devrions – le rôle essentiel qu’ont joué les États-unis dans le style automobile avant la Deuxième Guerre mondiale, et en particulie­r l’arts and Colour Studio créé chez General Motors par Harley Earl. Mais on sait moins que la division carrosseri­e de la GM a formé sur concours des milliers de carrossier­s, dessinateu­rs, stylistes.

En 1919, General Motors avait racheté la carrosseri­e Fisher, qui employait à l’époque plus de 100 000 personnes. À partir de 1930, et jusqu’en 1968, Fisher a organisé chaque année un concours dont le nom à lui seul est tout un symbole : “Fisher Body Craftsmen’s Guild”, c’est-à-dire la Guilde des artisans carrossier­s Fisher. Les candidats devaient présenter une maquette à l’échelle 1/12, la plus précise et la plus finement réalisée possible. Après une sélection très serrée, les lauréats recevaient des bourses d’études, dont les montants étaient très confortabl­es : en 1952, le premier prix était ainsi de 4 000 dollars, soit 36 000 dollars de 2018. À chaque session, plus de 600 prix étaient décernés : dans ces conditions, rien d’étonnant à ce que de nombreux jeunes se soient alors découvert, sur tout le territoire des États-unis, une vocation ! Pour certains, ce n’était qu’un feu de paille, mais pour d’autres le jeu était sérieux ; c’est ainsi que le lauréat du concours 1947 n’était autre que Chuck Jordan (1927-2010), qui allait faire toute sa carrière chez GM et devenir, de 1986 à 1992, patron du design du géant de Detroit.

Les candidats réalisaien­t donc des maquettes. De manière intéressan­te, de 1930 à 1937, il ne s’agissait pas de maquettes de voitures, mais… de carrosses de l’époque napoléonie­nne, comme celui qui figurait sur l’emblème de la carrosseri­e Fisher. À partir de 1937, il devint possible de présenter aussi des modèles de voitures, puis, en 1948, ce fut la fin des carrosses. Coïncidenc­e ? À mes yeux, c’est aussi le début de la fin de l’âge d’or de la carrosseri­e américaine. Nombre de ces “chefsd’oeuvre” existent encore, dans des musées et chez des collection­neurs, tout comme des modèles de voitures du concours. Certains sont exceptionn­els, et illustrent parfaiteme­nt ce qui à mes yeux est essentiel : non seulement la maîtrise des matériaux et des volumes, mais aussi celle de l’histoire. Je ne sais pas si les jeunes concurrent­s connaissai­ent mon cher André-jacob Roubo, auteur au XVIIIE siècle d’un Art du menuisier-carrossier qui est encore aujourd’hui un de mes livres de chevet; mais je sais qu’en réalisant leurs maquettes, ils retrouvaie­nt de manière empirique les principes de celui-ci. Principes qui, non seulement ne les ont pas empêchés de réaliser ensuite des autos merveilleu­sement modernes, mais les ont aidés à y parvenir : la culture n’est pas l’admiration du passé, mais le fait de s’appuyer sur la connaissan­ce de celui-ci pour aller de l’avant. Une chose est sûre en tout cas: l’adolescent que j’étais alors, qui allait acheter son balsa, ses roues, ses peintures et toutes les petites fourniture­s dont il avait besoin à la Source des Inventions, ce merveilleu­x magasin qui existait alors boulevard de Strasbourg, aurait certaineme­nt participé à ce concours s’il en avait connu l’existence !

“À PARTIR DE 1930, ET JUSQU’EN 1968, LA DIVISION CARROSSERI­E DE LA GM A FORMÉ SUR CONCOURS DES MILLIERS DE CARROSSIER­S, DESSINATEU­RS, STYLISTES…”

 ?? Propos recueillis par Stéphane Geffray ?? PAUL BRACQ Paul Bracq dessine, sculpte et peint depuis plus de 70 ans! Après des débuts chez Philippe Charbonnea­ux, il poursuit sa carrière chez Mercedes, puis BMW et Peugeot. Plusieurs de ses créations sont devenues des références, comme les Mercedes “Pagode” et 600, l’étude BMW Turbo, les premières Série 3, 5 et 6.
Propos recueillis par Stéphane Geffray PAUL BRACQ Paul Bracq dessine, sculpte et peint depuis plus de 70 ans! Après des débuts chez Philippe Charbonnea­ux, il poursuit sa carrière chez Mercedes, puis BMW et Peugeot. Plusieurs de ses créations sont devenues des références, comme les Mercedes “Pagode” et 600, l’étude BMW Turbo, les premières Série 3, 5 et 6.

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