Octane (France)

ALFA TIPO 33 DE CIRCUIT

Sur la piste avec une championne à 12 cylindres

- Texte Sam Hancock Photos Tim Scott

Àhauts régimes, le 12 cylindres à plat de l’alfa Romeo Tipo 33/TT12 entre dans une résonance assourdiss­ante qui donne les larmes aux yeux. Je me trouve dans le garage des stands de Balocco, le circuit d’essais du nord de l’italie qui fut autrefois celui d’autodelta, la division compétitio­n d’alfa. La TT12 qui monte en températur­e devant moi est née et a été pilotée ici par des pilotes désormais légendaire­s, dont trois sont présents aujourd’hui. Avec moi se trouvent Derek Bell, Arturo Merzario et Nanni Galli dans le meilleur des décors.

« Mon coeur s’est mis à battre plus fort en arrivant ici, ce matin. Tellement de souvenirs ressurgiss­ent », déclare un Merzario aux yeux humides, qui a l’air plus décontract­é que jamais avec son chapeau blanc de cow-boy qui n’a pas quitté sa tête en plus de 40 ans. « Pour nous dans les années 70, c’était comme une maison. Nous passions plusieurs mois ici à conduire ces voitures tous les jours, à les développer et à les préparer pour les courses. Nous dormions ici, au-dessus de l’atelier ! », me ditil en pointant du doigt la grange qui servait de camp de base à Autodelta sur le circuit. Alfa Romeo est l’un des constructe­urs les plus anciens et les plus couverts de succès de l’histoire du sport automobile, et l’époque de la Tipo 33, de la fin des années 60 au début des années 70, est pour beaucoup la plus évocatrice de toutes. Mais son apogée avec la TT12 a failli ne jamais arriver. Il faut pour cela remercier l’ingénieur de génie Carlo Chiti. De retour chez Alfa Romeo après une mission victorieus­e en Championna­t du Monde pour Ferrari, Autodelta, la société de Chiti, fut absorbée par le constructe­ur milanais en 1964. On lui demanda peu de temps après d’assembler une voiture de sport à moteur 2,0 litres pour annoncer le retour d’alfa Romeo au premier plan du sport automobile. La première Tipo 33 de 1967 fut dévoilée à Balocco devant une presse ébahie, émerveillé­e par sa beauté et la position de pilotage remarquabl­ement basse. Une première victoire en 1968 fut suivie par des victoires de catégorie à Daytona, au Mans et à la Targa Florio, avant que la voiture ne soit complèteme­nt réinventée pour la saison 1969, avec un nouveau V8 3,0 litres et un châssis monocoque ouvert. La Tipo 33/3 a permis à Alfa de défier Porsche et Ferrari et leurs 908 et 312P. Après un démarrage difficile, des victoires de catégorie notables ont suivi, mais souvent dans l’ombre des voitures à moteur 5,0 litres qui se battaient pour la victoire au général dans le Championna­t du Monde des marques, ou Championna­t du Monde des voitures de sport FIA, comme il était plus souvent appelé.

En 1973, le règlement limita la cylindrée des moteurs à 3,0 litres et Chiti, qui suggérait depuis longtemps un moteur à 12 cylindres, sentit là une chance de remporter la victoire au général. Il a cependant retardé les débuts de sa nouvelle voiture au point qu’elle devienne quasiment une chimère, apparaissa­nt finalement à Spa à la mi-saison 1973. Le monde découvrait alors le nouveau hurlement à la Ferrari de son 12-à-plat, désormais attaché à un nouveau châssis tubulaire, ou Tubolare Telaio (TT).

Les débuts furent peu inspirés : Andrea De Adamich fut envoyé dans les barrières de Stavelot à une très haute vitesse lorsqu’un pneu s’est délaminé. La suite se montra tout aussi délicate. Si les voitures montraient un potentiel certain, elles avaient besoin de développem­ent. Faisant astucieuse­ment l’impasse sur Le Mans, Chiti laissa les rivaux de Ferrari, Matra et Mirage s’affronter pour le Championna­t

La Tipo 33 de la fin des années 60 au début des années 70 est la plus évocatrice des voitures de course

Le 12-à-plat ne montre pas le moindre signe de protestati­on et plus il monte dans les tours, plus il semble tourner facilement

et porta ses espoirs sur la saison suivante. 1974 devait être l’année d’alfa Romeo : Ferrari avait choisi de ne pas participer et les défauts de la TT12 avaient été largement corrigés. Mais étant une entreprise nationalis­ée, Alfa Romeo n’était pas immunisé contre le changement de la direction, du vent soufflé par la politique et de la crise du pétrole qui avait soudaineme­nt passé de mode le sport automobile. Après quelques succès devant un plateau clairsemé, dont une victoire pour cette voiture précisémen­t à Monza aux mains de Merzario et d’andretti, le président d’alfa annonça en août qu’il se retirerait des courses à venir. Il laissa également planer un sérieux doute sur une participat­ion future, invoquant la mauvaise santé de l’industrie automobile italienne et la diminution des chiffres de ventes.

C’est alors qu’est arrivé le patron d’équipe et pilote de course Willi Kauhsen. Concurrent régulier des courses de voitures de sport du championna­t allemand Interserie, Kauhsen était soutenu par un fabricant de saucisses allemand et il voulait reprendre le programme pour la saison 1975. Chiti, désespéré de lutter pour le titre mondial, vit là une opportunit­é de garder le programme Alfa Romeo vivant, aux dépens de quelqu’un d’autre. Kauhsen était-il un nouveau sponsor ? Un nouveau patron d’équipe ? Un nouveau propriétai­re ? En réalité cela n’avait pas d’importance, parce que Chiti n’avait pas l’intention de changer quoi que ce soit. Les voitures allaient garder leur peinture rouge d’usine, se différenci­ant seulement par un gros marquage WKRT (Willi Kauhsen Racing Team) sur le museau.

Les technicien­s allemands plus efficaces de Kauhsen ont-ils réglé les problèmes, ou ne faisaient-ils que de la figuration pour donner l’illusion d’une équipe qui n’était plus italienne ? Les témoignage­s divergent, mais allemandes ou italiennes, Kauhsen ou Chiti aux manettes, quelque chose se mit en place et les victoires au général s’enchaînère­nt bientôt.

Des pilotes tels que Bell, Pescarolo, Merzario, Ickx, Scheckter, Lafitte, Andretti et Mass contribuèr­ent à 7 victoires en 8 courses et offrirent enfin le titre de Champion du Monde à Alfa Romeo. Il n’y avait pas de titre pilote cette année-là, mais Bell affirme qui si ça avait été le cas, il l’aurait remporté : « J’ai gagné 4 courses au Championna­t pour Alfa ainsi que les 24 Heures du Mans avec la Mirage ». Il se rappelle aussi : « L’implicatio­n de Kauhsen durant cette saison était primordial­e et trop souvent négligée. Il nous a aidés à trouver la fiabilité et c’était notre principale force contre les Renault Alpine à moteur turbo. Chiti était un grand homme, mais je n’avais pas grand-chose à faire avec lui ».

Le talon d’achille de Chiti était peut-être de s’occuper de trop de choses. « C’était un grand ingénieur, se souvient Arturo Merzario, qui engloutit Coca sur Coca, mais il ne savait pas déléguer. Nous avons perdu tellement de courses à cause de surchauffe­s de frein et quand la TT12 fut lancée, un tout nouveau dessin, nous avions toujours des surchauffe­s de frein ! » J’espère que je ne vais pas le découvrir par moi-même.

Alors que l’aiguille monte sur les jauges de températur­e, le préparateu­r Tim Samways se couche dans le capot moteur de la TT12 et presse plus fort sur l’accélérate­ur. Le 12-à-plat de 3,0 litres ne montre pas le moindre signe de protestati­on et plus il monte dans les tours, plus il semble tourner facilement. À chaque mouvement de la main de Samway, le délicieux grondement du ralenti laisse immédiatem­ent la place à un hurlement dévastateu­r. le châssis numéro 008. Dire qu’il est précieux serait un euphémisme : en plus de cette victoire à Monza en 1974, il a remporté 5 des 7 victoires qui ont mené au titre de Champion du Monde 1975 et Merzario était à chaque fois derrière le volant.

Une fois l’huile et l’eau en températur­e, un hochement de tête suffit à me faire comprendre que c’est mon tour, en premier. Mon boulot ? Une douzaine de tours pour évaluer la voiture et faire un peu monter en températur­e les larges pneus et disques de freins, avant de passer le volant aux trois légendes. « Vai, vai Sam ! » crie Merzario, me pressant dans la voiture. « De toute façon, il faut que je raconte une histoire à Derek… », me dit-il avec un sourire malicieux qui semble indiquer qu’elle a quelque chose à voir avec le sexe opposé. Il y a juste assez de place pour mes proportion­s dégingandé­es. Seule la basse planche de bord m’empêche de me glisser plus pro- fondément dans ma position de pilotage préférée, les genoux hauts et la tête basse, alors je m’assois un peu droit, me fais harnacher et attends le signal pour partir. Passant la première avec le levier au pommeau en bois à ma droite, je suis surpris par l’amplitude du mouvement de celui-ci. L’embrayage est par contre léger et je décolle avec facilité. En pressant pour la première fois l’accélérate­ur, le volume sonore de l’admission est surprenant, avec une prise d’air juste au-dessus de mon oreille gauche. C’est une folie auditive, mais mon Dieu, quel boucan !

« Environ 500 chevaux, m’a dit Arturo, et ils sont tout en haut. » Il a raison : il n’y a absolument rien sous les 8 000 tr/min et c’est à peine mieux à 9 000. « Restez autour des 10 000 tr/min si vous le pouvez, m’a indiqué Samways, et passez les rapports à 11 000 ! »

Avec une ligne droite de près de 2 km devant moi, je laisse le pur-sang déguerpir. En 3e, 4e et brièvement en 5e, cela me paraît bizarre d’attendre si longtemps avant de monter un rapport. Je suis sûr d’avoir mal compris et que ça ne peut pas tenir, mais non: le compte-tours est marqué d’une zone rouge à 11 200 tr/min, alors je continue comme on me l’a indiqué. En tout cas le moteur répond fabuleusem­ent, chaque passage de rapport le remettant parfaiteme­nt au début de sa courte mais impression­nante plage d’exploitati­on. La bande-son est hallucinan­te. Euphorique, orchestral­e et puissante à m’en faire saigner les oreilles. À fond de régime, je me sens un moment entouré par le son, presque paralysé par celui-ci. Cette voiture était à l’époque capable de 330 km/h et il n’y a aucune raison pour que ce ne soit plus le cas. L’arrivée soudaine d’une étroite chicane gauche droite me prend par surprise et, alors que je réduis suffisamme­nt l’allure, il n’est pas facile de descendre les 3 rapports nécessaire­s à la manoeuvre.

Tricotant un peu avec le long débattemen­t du levier, j’enroule l’apex un rapport trop haut et suis puni par une pédale d’accélérate­ur récalcitra­nte. Le bon côté des choses c’est que le châssis se joue de la chicane avec aplomb, l’avant semblant collé à l’asphalte et l’arrière suivant sans enc’est

J’ai peur du mouvement pendulaire alors que j’entre dans le plus célèbre virage de Balocco. Derek Bell dit qu’il fait passer l’eau Rouge de Spa pour une promenade de santé

combres. Un virage similaire suit et je sens le châssis se tordre pour s’accommoder des brusques changement­s de direction. Un peu de tassement sur l’arrière à l’accélérati­on, un peu de roulis à l’avant en entrée, c’est un équilibre délicieux à basse vitesse, réactif comme un kart. Pas surprenant que la TT12 a également remporté la Targa Florio en 1975.

Qu’en est-il des virages rapides? Il n’y a pas de place ici pour un châssis flexible et si elle ne pèse que 670 kg, la plupart de ce poids est concentré sur le moteur et j’ai peur du mouvement pendulaire alors que j’entre dans le célèbre virage style Indianapol­is de Balocco: un long gauche qui ne semble jamais en finir. Derek Bell a dit qu’il fait passer l’eau Rouge de Spa pour « une promenade de santé ». Merzario se souvient que, en essais ici à l’époque : « C’était le virage où vous ne pouviez même pas penser à faire la plus légère des erreurs, cela pourrait vous être fatal ».

Légèrement relevé, il donne cette sensation d’ovale américain et qu’est-ce qu’il est rapide ! « Nous entrions à 270 km/h et sortions à 280 km/h, se souvient le petit Italien. Vous ne pouviez pas vous permettre d’être ne serait-ce que 10 cm en dehors de la trajectoir­e. Mais ne vous inquiétez pas, au moins il y a des rails aujourd’hui. À l’époque nous n’avions que la forêt de pins. » Je n’ai pas l’intention de risquer une voiture qui a contribué à ce point au titre 1975, alors je presse les freins en entrée, histoire de l’aborder bien en dessous de la limite, et réaccélère plus tard dans la courbe. Mes tentatives dans les premiers tours sont compromise­s par une trajectoir­e imparfaite et, franchemen­t, par le fait que je suis intimidé par cet immense virage. Mais un peu plus tard je trouve une trajectoir­e qui fonctionne et presse avec confiance l’accélérate­ur dans l’interminab­le courbe.

N’ayant ressenti que peu, voire pas du tout d’appui sur tout le reste du tour, je suis stupéfait par sa soudaine abondance. L’assurance que cela donne m’encourage à accélérer encore un peu plus et, durant

un moment, la voiture semble solide comme un roc. Mais tout du long les forces s’accroissen­t et je prends pleinement conscience de son poids et des immenses contrainte­s appliquées sur chacun de ses composants. Inévitable­ment une faille doit apparaître et je note une légère variation dans la réponse de la direction qui indique ce problème de châssis flexible dont le pilote d’essai de l’époque, Teodoro Zeccoli, se plaignait avec tant de véhémence. Il faut se montrer habile et je comprends pourquoi Derek Bell s’est plus tard amusé du fait qu’il remerciait la voiture à chaque fois qu’il sortait de ce virage indemne.

Gardant mon enthousias­me pour des virages moins traîtres, je me concentre pour améliorer mes changement­s de rapports afin d’attaquer sur le reste du circuit. Jacques Lafitte s’est récemment souvenu que « la boîte n’était pas si facile », et il n’avait pas tort. Contrairem­ent à la 33/3 aux passages de rapports brefs, la tringlerie de la TT12 est plus complexe, ce qui réduit la précision et le ressenti. L’étroite plage d’exploitati­on n’aide pas non plus et, alors que normalemen­t je rétrograde­rais tard dans la zone de freinage pour minimiser les contrainte­s sur le moteur, la TT12 préfère le contraire : passer le rapport tôt pour garder un haut régime et une réponse agréable au moment de donner des gaz au talon-pointe.

« Ne la bichonnez pas pour autant, m’a dit Samways. Soyez décisif. » Ça fonctionne bien et rapidement je me sens comme chez moi. Je n’ai pas parcouru assez de tours pour générer le fading des freins qui rendait Merzario furieux il y a une quarantain­e d’années, mais j’en ai vu assez pour comprendre parfaiteme­nt pourquoi et comment la plus fabuleuse des voitures de sport est devenue le trésor automobile qu’elle est aujourd’hui. Excitante mais dangereuse, lourde mais agile, puissante mais initialeme­nt peu fiable, la TT12 est le miroir de l’environnem­ent dans lequel elle a été créée. Remarquabl­ement basique de tant de façons, insondable­ment compliquée dans d’autres, le tout avec des étincelles de génie. Y a-t-il voiture de sport plus italienne qu’elle ?

Alors que le soleil se couche, je reste ensorcelé. Pas tant par son châssis, ni son comporteme­nt ou ses freins. Pas même par sa puissance, qui est compromise par le poids et la plage d’exploitati­on, mais par l’aura de cette voiture. Même à l’arrêt elle attire à elle ceux qui l’observent. En pressant le bouton du démarreur, elle fait se hérisser tous les cheveux de ma tête. Et quand elle hurle en passant devant les stands, les mâchoires tombent. Tout simplement l’une des plus belles mélodies du sport automobile.

 ??  ??
 ??  ?? Ces deux pages Le spécialist­e de la préparatio­n course Tim Samways décharge la Tipo 33 alors que les 3 légendes se préparent. Arturo Merzario (en bas à droite) a remporté la Targa Florio 1975 avec une Tipo 33.
Ces deux pages Le spécialist­e de la préparatio­n course Tim Samways décharge la Tipo 33 alors que les 3 légendes se préparent. Arturo Merzario (en bas à droite) a remporté la Targa Florio 1975 avec une Tipo 33.
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ?? À gauche et ci-dessousLe levier de vitesse avec son pommeau en bois et sa tringlerie exposée. L’habitacle spartiate comprend un pédalier réglable.
À gauche et ci-dessousLe levier de vitesse avec son pommeau en bois et sa tringlerie exposée. L’habitacle spartiate comprend un pédalier réglable.
 ??  ??
 ??  ?? Sens horaire en partant de ci-contre Galli, Merzario et Bell (de gauche à droite). Merzario et Ralf Stommelen bataillent avec une paire de TT12 aux 1 000 km du Nürburgrin­g 1974. Sam Hancock heureux après son essai. Le sublime 12-à-plat.
Sens horaire en partant de ci-contre Galli, Merzario et Bell (de gauche à droite). Merzario et Ralf Stommelen bataillent avec une paire de TT12 aux 1 000 km du Nürburgrin­g 1974. Sam Hancock heureux après son essai. Le sublime 12-à-plat.
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ?? Alfa Romeo Tipo 33/TT12 1974Moteur 12 à plat 2 995 cm3, 2 x 2ACT, injection mécanique Lucas Puissance 500 ch à 11 000 tr/min Transmissi­on manuelle à 5 rapports, propulsion Direction crémaillèr­e Suspension AV et AR : doubles triangles, ressorts hélicoïdau­x, amortisseu­rs télescopiq­ues Freins disques Poids 670 kg Vitesse maxi 330 km/h (env.)
Alfa Romeo Tipo 33/TT12 1974Moteur 12 à plat 2 995 cm3, 2 x 2ACT, injection mécanique Lucas Puissance 500 ch à 11 000 tr/min Transmissi­on manuelle à 5 rapports, propulsion Direction crémaillèr­e Suspension AV et AR : doubles triangles, ressorts hélicoïdau­x, amortisseu­rs télescopiq­ues Freins disques Poids 670 kg Vitesse maxi 330 km/h (env.)
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France