Ikejime, la sublimation du goût
Les ligneurs bretons auraient- ils appris à parler japonais ? Rares sont ceux qui ignorent aujourd’hui le sens du terme « ikejime » , ou « ikijime » . Il faut dire que cette technique d’abattage des poissons fait parler ! Ce buzz, on le doit en partie à un pêcheur quiberonnais, Daniel Kerdavid, passionné de culture japonaise, chercheur impénitent et éternel insatisfait, en quête constante pour sublimer le poisson qu’il pêche et qu’il vend. Portrait d’un professionnel passionné et de cette technique venue du pays du soleil levant, qui transforme n’importe quel tacaud en invité de luxe des plus grandes tables du pays.
Un pavillon japonais claquant fièrement au vent, il n’est pas difficile d’identifier, au milieu de la flottille des pêcheurs professionnels de Quiberon, le Miyabi, le Bénéteau de Daniel Kerdavid. Des kanji, les sinogrammes japonais, aux omamori porte- bonheurs traditionnels qui décorent la passerelle de son bateau, nombreux sont les éléments qui illustrent la passion de Daniel pour la culture japonaise, une passion qu’il assume pleinement : « Nous avons des siècles de retard sur les Japonais en matière de connaissance de la mer et de l’abat- tage du poisson. Leur culture de l’exigence est sans limite comparée à la nôtre ». Mais d’où vient cette intérêt pour l’ikejime ?
La passion du Japon
L’histoire commence il y a cinq ans, lorsque Daniel découvre et dévore des vidéos nippones sur Youtube, se formant lui-même à la pratique de l’ikejime. Cette technique, qui signifie la « mort vive », consiste à placer le poisson encore vivant en état de mort cérébrale, de manière à court-circuiter le signal de dégradation des cellules, puis à le saigner, évitant ainsi que le sang rempli de toxines n’empoissonne les chairs. Le poisson retrouve non seulement un aspect proche de celui qu’il avait à la sortie de l’eau – pas de rigidité cadavérique, des couleurs et un oeil vif – mais il se conserve également plus longtemps, près de quinze jours au frigo ou mieux, dans une cave de maturation. Il est 14h lorsque je rejoins Daniel à bord du Miyabi. Les appâts à peine embarqués, nous mettons le cap sur des spots au large de Quiberon, près du plateau des Birvideaux. L’hiver n’a pas laissé beaucoup d’occasions de sortir, et la moindre accalmie, même de quelques heures, invitent à larguer les amarres et poser les palangres.
En quelques minutes, le geste sûr, Daniel découpe les appâts d’hiver, calamars et seiches, et esche la cinquantaine d’hameçons de la ligne, pour les dorades grises. Puis Daniel mouille une dizaine de nasses à destination des congres. Que ce soit l’hameçon ou ce type d’engin, il ne pratique que des techniques « douces », lui permettant de conserver les poissons vivants et de les sélectionner.
Une spiritualité du goût et de la nature
Le soir- même, nous livrons quelques dorades capturées la veille et conservées au vivier à Hervé Bourdon, le chef du Petit Hôtel du Grand Large à Portivy, un restaurant étoilé de la péninsule quiberonnaise. Ce pèlerin du goût a fait un grand pas dans son cheminement lorsqu’il a découvert les produits de Daniel. Les poissons mésestimés, comme la plie ou le tacaud, retrouvent grâce au travail du marin-pêcheur et au talent du chef-cuisinier une valeur nouvelle, bien différente de celle qu’on leur prête habituellement. Mais pour Hervé Bourdon, « La pratique de l’ikejime va bien au- delà de la seule recherche d’un goût nouveau ou parfait. C’est une quête spirituelle, une manière de prouver notre respect et notre reconnaissance au poisson et à la nature ». Le lendemain nous remontons deux jolis grisets, entre un et deux kilos, immédiatement fizzés par Daniel : il perce la vessie natatoire afin que les poissons retrouvent leur équilibre et se reposent dans un bac rempli d’eau fraîche. Le temps de virer les nasses à congre, Daniel se prépare pour l’abattage, perpétuant et perfectionnant un geste séculaire, une technique dont chaque étape doit être scrupuleusement respectée.
Une technique d’abattage ultraperfectionnée
La première étape consiste à tuer le poisson le plus rapidement possible. A l’aide du tegaki, un poinçon courbe doté d’une pointe en biseau, Daniel perce le crâne entre les deux yeux et écrase le cervelet, détruisant la base du système nerveux. Poissons osseux, plats ou céphalopodes, le ligneur s’efforce d’apprendre l’anatomie de chaque espèce pour un maximum d’efficacité. D’un coup de couteau, il sectionne une ouïe pour saigner le poisson. Cette étape est cruciale car le sang transporte les toxines, empoisonnant et oxydant les chairs. Jusqu’ici, rien de réellement nouveau. Les pêcheurs de thon portugais notamment pratiquent couramment cette méthode pour tuer les poissons. Mais le geste le plus étonnant arrive à l’étape suivante, le tanegushi. Il s’agit de racler les cellules nerveuses de la colonne vertébrale à l’aide d’une aiguille souple ou d’un câble, de manière à détruire le reste du système nerveux, alors dans l’incapacité de transmettre aux chairs l’ordre de commencer le processus de dégradation. Pour ce faire, il existe plusieurs méthodes, mais celle de Daniel est la suivante : il fait rentrer délicatement un câble en inox (un bête câble de dérailleur vélo) via la cavité créée par le poinçon, et le fait progresser jusqu’à atteindre la queue. Certains poissons, dont la colonne vertébrale est sinueuse, à l’instar du Saint-Pierre, rendent les choses parfois plus compliquées, mais les réactions nerveuses, comme
des mouvements désordonnés, ou l’épine dorsale qui se dresse, prouvent que le geste est parfaitement réalisé.
« Zombifier » le poisson
Pour stopper le fonctionnement des organes, Daniel place ensuite le poisson dans un bain d’eau glacée. Certains restaurateurs s’étaient en effet rendu compte, au moment de vider les poissons, que le coeur battait encore ! Des poissons-zombies... Et que dire de la couleur des viscères ! Quand le poisson est correctement vidé, elles deviennent blanches, presque nacrées, dépourvues d’hémoglobine. Puis le poisson est filmé, afin qu’il ne soit pas directement en contact avec la glace dont il est recouvert qui pourrait « brûler » les chairs. C’est certes contraignant, mais la qualité est à ce prix. Et c’est là que le miracle opère. Après huit heures dans sa caisse, le poisson présente des couleurs aussi vives qu’à sa sortie de l’eau ! Mis à part le trou dans l’occiput, aucun signe de sa mort récente n’est visible, pas une trace de sang, aucune rigidité cadavérique. Moi qui m’étais habitué à repérer les poissons morts dans les publications des magazines, l’oeil est identique à celui du poisson qui la veille encore, chassait dans les courants de la Teignouse. Surtout, n’allez pas croire que Daniel Kerdavid s’est forgé cette connaissance en ne regardant que des vidéos sur Youtube. Mais à force d’études et d’empirisme, sa recherche insatiable d’une qualité supérieure l’a mené à prendre contact avec des pêcheurs et des mareyeurs japonais, les maîtres de l’ikejime, qui ont pu valider un savoir-faire dont il s’est fait le héraut, n’hésitant pas à former ses congénères ou même des pêcheurs amateurs comme moi. Sa notoriété touche aujourd’hui le Japon, des journalistes nippons l’ont interviewé il y a quelques mois, surpris et charmés de voir ce Français s’immerger ainsi dans leur riche culture.
Un prolongement de la démarche du pêcheur sportif
Pour ceux qui connaissent et saluent l’engagement de Pêche
en Mer pour la protection de la ressource, la description de cette technique d’abattage pourrait paraître incongrue, voire contradictoire. Pourtant, je vois l’ikejime comme un prolongement de la démarche du pêcheur sportif. Engagé dans une attitude visant à minimiser mon impact halieutique tout en profitant à fond de ma passion, l’ikejime est une manière de sublimer à fond la consommation des quelques 5% des poissons que je vais prélever dans ma saison, lieus et poissons bleus essentiellement. Soit parce que sublimant les chairs des poissons de « seconde zone » comme le tacaud, la plie ou la vieille, elle permet de réduire la pression de pêche sur les espèces plus « nobles », telles que le bar ou le lieu jaune. Soit parce que quitte à relâcher une majorité de poissons, autant que les quelques poissons prélevés soient sublimés et consommés de la meilleure des manières. Au- delà de la seule recherche d’un goût sublimé, l’ikejime nous montre qu’en matière de connaissance de la nature, nous avons encore beaucoup à apprendre, et notamment auprès des Japonais. Mais ça, ne le savions-nous pas, ne font-ils pas déjà les meilleurs leurres ?