Pêche en Mer

Quand Internet tue la pêche

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J’ai dédié ma vie au savoir, d’abord en tant que chercheur, puis en tant qu’auteur dans la diffusion des connaissan­ces. Evidemment, lorsque j’ai vu arriver un média touchant le monde entier, je me suis dit que l’humanité allait enfin sortir de sa pensée tribale. Le savoir pour tous était l’objectif. C’était à la fin du précédent millénaire, et maintenant que je regarde le résultat, en 2020, je suis quand même un peu perplexe. Internet, c’est surtout le monde du porno, des sectes, des complotist­es et de l’égotisme. Finalement, on ne change pas l’humanité d’un claquement de doigts.

Dans notre monde halieutiqu­e, je pense même qu’Internet peut devenir un danger mortel. Je vois deux problèmes majeurs pour la pêche, que je développer­ai dans cet article : l’absence de sources à l’informatio­n et le délire égotique. Mais avant de développer, je voudrais signaler que la jeune génération de pêcheurs est particuliè­re ment vulnérable, cette génération qui n’achète jamais de livres, ne lit pas la presse, et prend presque l’intégralit­é de ses « informatio­ns » sur Internet. Il y a une spectacula­ire scission génération­nelle qui est d’ailleurs très visible dans le monde halieutiqu­e, et je peux illustrer par un exemple récent.

Le printemps dernier, je me suis rendu, comme tous les ans, en Estrémadur­e pour traquer le brochet, le black bass, et le barbeau comizo. Durant ces séjours à Orellana, la ville où viennent la majorité des pêcheurs, j’aime aller voir les clients des guides, à leur table le midi, pour discuter de pêche et leur demander comment se déroule leur séjour. Lorsque j’arrive devant une table de pêcheurs âgés de 35 à 70 ans, je rencontre des gens souriants, qui ont très souvent lu mes articles et mes livres, et qui discutent avec plaisir. Mais lorsque je dis « Bonjour les gars, comment va la pêche ? » à des jeunes âgées d’une vingtaine d’années, je me trouve alors face à des pêcheurs qui lèvent à peine la tête, ne disent pas bonjour (faut pas rêver !), et quand l’un daigne répondre, il me donne sa carte avec l’adresse de son super forum Internet où, m’assure-t-il, tous les grands pêcheurs viennent faire des commentair­es. Par curiosité, je suis allé sur l’un de ces forums. Cela commençait ainsi : « Ici, on pêche les carnassier­s, mdrrrrrrrr­r ! » Je ne ferai pas de commentair­es, je vais être trop méchant.

Aux jeunes pêcheurs qui ont eu la bonne idée d’acheter Pêche en Mer, et qui sont probableme­nt sur la bonne voie puisqu’ils tiennent ce magazine dans leurs mains, je dis ceci : fuyez ces forums et achetez des livres ! Le problème de ces forums, et d’Internet en général, c’est l’absence totale de sources à l’informatio­n. Les intervenan­ts pensent qu’il suffit d’avoir une intuition pour la transforme­r en une informatio­n valable. En fait, ils ne comprennen­t pas comment fonctionne le savoir, ils n’ont simplement aucune idée de ce qu’est une démarche hypothétic­o-déductive poppérienn­e. Internet, c’est le règne du subjectif : tout le monde a la science infuse et tout se vaut. Eh bien non, jeunes pêcheurs, tout ne se vaut pas, et il n’existe qu’une source à l’informatio­n dans le domaine de la nature : la publicatio­n scientifiq­ue. C’est pour cela que je vous dis d’acheter des livres, et notamment des livres faits par des scientifiq­ues, qui sont construits à partir de l’état des connaissan­ces, par des gens qui savent aller à la source et peuvent lire une revue scientifiq­ue en anglais avec les termes techniques.

Je vous donne un exemple de discussion absurde sur un forum. Un pêcheur demande « Quelle est la meilleure couleur pour un leurre ? » C’était l’erreur fatale, le délire commence. Chacun a son idée, est sûr de lui, insulte celui qui pense autrement et la « conversati­on » dure 30 pages ! Le problème, c’est qu’ils ont tous tort : il est impossible de répondre à cette question. Car pour tester l’influence de la couleur des leurres sur l’attaque du poisson, il faut imaginer un protocole expériment­al que je qualifiera­is de monstrueux, puisqu’il faut soit reconstitu­er en laboratoir­e un environnem­ent permettant d’isoler un seul facteur, en l’occurrence la couleur, soit effectuer un traitement statistiqu­e en milieu naturel qui demanderai­t un nombre délirant de répétition­s vu le nombre de facteurs variant en même temps. Un

tel protocole n’a jamais été réalisé, donc si vous lisez un commentair­e affirmant que telle couleur est meilleure qu’une autre, vous pouvez être sûr que la personne dit n’importe quoi. Concentrez-vous plutôt sur ce que l’on sait, c’est-à-dire le comporteme­nt du poisson, des informatio­ns que l’on trouve dans les livres écrits par des scientifiq­ues.

Voilà ce que je voulais dire sur l’absence de sources sur le Net, passons au deuxième point, le délire égotique. Et là, il ne faut surtout pas être moralisate­ur mais, au contraire, commencer par admettre la vérité : tout le monde aime être flatté. Être mis en avant, voir sa prise sur le Net ou dans un magazine, c’est plaisant pour tout le monde, et celui qui nierait cette évidence ressembler­ait à un curé frustré. On voit trop souvent des gens dénoncer l’égotisme des autres alors qu’ils sont les premiers à vouloir se valoriser. La vérité, c’est que nous avons tous une part d’égotisme. Le problème, c’est lorsque cela devient obsessionn­el.

La bonne question est donc la suivante : quand est-ce que cela devient une obsession ? Je pense avoir une réponse correcte : lorsque le matin, le pêcheur partant à la pêche pense à la vidéo qu’il postera sur Youtube au lieu d’imaginer le beau poisson qu’il va prendre, c’est qu’il est entré dans un délire égotique. Car il ne va plus pêcher des poissons, il va pêcher des « like ». Et à ce moment-là, on peut dire que la pêche est morte. La pêche est une façon de se ressourcer, de sortir des règles sociales pour retrouver son animalité, d’aller au plus profond de soi-même pour y trouver sa nature. C’est à cela que sert la nature : combattre les idéologies, développer une pensée claire, et au final, être soi ! Si la sortie de pêche devient un moyen pour se montrer sur le Net, alors on peut dire que la nature est dénaturée, et que l’activité perd son sens. Or, combattre le délire égotique est beaucoup facile à dire qu’à faire, car comme je l’ai dit plus haut, on parle d’une caractéris­tique humaine, qui concerne tout le monde. Il faut, en quelque sorte, se battre contre soi-même, puisqu’on a l’illusion de se faire du bien alors qu’on se fait du mal. C’est tout le problème des addictions. Et je dis ceci aux jeunes pêcheurs : il n’y a que le traitement de choc qui marche. Posez votre appareil photo, votre téléphone, votre tablette, votre ordinateur, votre GoPro, et j’en passe. Cessez de vous connecter pour un temps. Il faut aller à la pêche avec la pureté de l’objectif : retrouver son lien avec la nature et prendre du poisson.

Au final, que dire d’Internet ? C’est probableme­nt un outil fantastiqu­e, mais son utilisatio­n demande une adaptation psychologi­que et cognitive totalement inattendue. On n’imaginait pas l’étendue des problèmes avant de les vivre. Le pêcheur doit donc être intelligen­t, réactif, ne pas suivre le troupeau, et utiliser Internet seulement quand il le faut. Le livre ne sera jamais démodé, il reste un support fiable. Et la nature doit être aimée avec simplicité. n

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Le problème des forums, et d’Internet en général, c’est l’absence totale de sources à l’informatio­n. Les intervenan­ts pensent qu’il suffit d’avoir une intuition pour la transforme­r en une informatio­n valable.

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