Pedale!

Giuliano Calore.

- DUVERNET-COPPOLA ET STÉPHANE RÉGY, À PADOUE / PHOTOS: COLLECTION PERSONNELL­E DE GIULIANO CALORE PAR LUCAS

Il n’a gagné aucune course mais plus de records Guinness que tout autre cycliste. Comment? En descendant les cols des Dolomites sans freins, sans guidon, sans les mains et parfois même de nuit.

On l’a appelé “l’homme des hommes”, le “cosmonaute du vélo”, “l’inventeur du cyclisme extrême”, et ce n’est pas lui qui dira le contraire: l’Italien Giuliano Calore, 80 ans et des records Guinness à la pelle, a réalisé des choses avec son vélo que personne d’autre n’a jamais faites. Et pourquoi donc? C’est toute la question.

Comme d’autres, il voulait vivre ce qu’il n’était guère possible que de chanter. Mais lui, contrairem­ent aux autres, l’a vraiment vécu. C’est pour le dire encore et encore, et le répéter à l’infini, qu’il a accepté de prendre rendezvous au coeur du printemps, à quelques jours du départ du Giro. C’est lui qui a choisi l’endroit, évidemment. Le plus beau café, sur la plus belle place de Padoue, la ville où il est né, vit et mourra. Giuliano Calore, 80 ans, arrive en sifflotant, un épais blouson de cuir sur le dos et la cravate parfaiteme­nt nouée, malgré un thermomètr­e qui câline les 30 degrés. Il tend une main ferme. “Monter et descendre du ciel sans freiner, c’est ce que j’ai fait.” Voilà sa première phrase. “J’ai depuis toujours une énergie intérieure qui me pousse à oser.” Une autre phrase. “Mère nature m’a donné une force surnaturel­le.” Encore une autre. Autour de lui, comme une guêpe au-dessus d’une pastèque juteuse, tourne un certain Renato Zilio, qui se présente comme son assistant et dont le passe-temps personnel consiste à conduire sa voiture dans les Dolomites enneigées et à mettre en ligne les vidéos de plusieurs heures filmées à travers son pare-brise. “C’est un génie!”, s’exclame Renato dès que Calore a terminé une phrase. “Ce qu’il fait est extraordin­aire!” “Il est trop modeste! Il ne faut pas qu’il soit trop modeste!” À quoi Calore répond généraleme­nt, l’air faussement gêné mais en réalité parfaiteme­nt content: “Tais-toi! Mais tais-toi!” Puis les deux échangent un rire sonore et se tapent sur l’épaule. Le vieil homme et son factotum ont apporté avec eux une large valise noire à roulettes remplie à ras bord d’ouvrages et de coupures de presse. Ils en extraient un premier livre, qu’ils feuillette­nt du début à la fin, en commentant les photos: Giuliano Calore en train de monter le Stelvio, le plus mythique des cols italiens, en pédalant d’une seule jambe ; Giuliano Calore en train de descendre le Stelvio sans guidon, sans freins et sans pignon fixe ; Giuliano Calore en train d’enchaîner quatorze cols des Dolomites, 330 kilomètres, en treize heures seulement ; Giuliano Calore avec le fils de Fausto Coppi ; Giuliano Calore avec le cousin de Fausto Coppi. Puis le duo referme le livre, en ouvre un autre, recommence. Cela fait presque une demi-heure que la scène dure et il a bien fallu se résoudre à abandonner toute idée d’interview. À l’évidence, Giuliano Calore n’est pas le genre d’homme qui attend qu’on lui pose des questions, réfléchit, puis répond. C’est lui qui parle, questions et réponses, et le héros de l’histoire, de quelque façon qu’il la raconte, c’est toujours lui. “Je suis toujours en

“C’est un génie, ce qu’il fait est extraordin­aire” Renato Zilio, assistant personnel de Giuliano Calore

mesure de faire des choses exceptionn­elles”, rappelle-t-il encore une fois, comme s’il était étonné que le monde entier ne soit pas déjà au courant de ses états de service.

Giuliano Calore détient treize records homologués par le World Guinness, plus que n’importe qui sur Terre. Le dernier en date est relativeme­nt récent: été 2015. Cette année-là, alors que se tourne un documentai­re sur sa vie, le vieil homme choisit de pimenter le tournage en annonçant à l’improviste au réalisateu­r et à son équipe qu’il a l’intention de descendre le Stelvio sans les mains, comme d’habitude, mais cette fois-ci, de nuit. Ce qu’il fait en août, par une nuit venteuse, sur une chaussée humide, et devant les caméras. Dans 48 tornanti di notte, on le voit se préparer comme s’il partait marcher sur la lune avec Neil Armstrong. On le voit aussi, à l’arrivée de son exploit, exulter comme le ferait un buteur décisif en finale de coupe du monde et se précipiter dans les bras de son fils, venu le soutenir pour, imagine-t-on, l’énième fois de sa vie. En marge de ces moments dramatique­s, le documentai­re montre aussi des images d’archives qui, elles, font basculer l’histoire dans une autre dimension. Sensation, d’un coup, de regarder un acrobate, ou un spectacle de danse contempora­ine, à moins qu’il ne s’agisse de rushes inédits de Federico Fellini. À ceux qui ne croient plus en la poésie, on ne peut que conseiller de voir et revoir Giuliano Calore gravir avec l’agilité d’un trapéziste ces cols sur lesquels les plus grands cyclistes de l’histoire ont buté, et les descendre sans guidon en agitant les mains comme un funambule. D’écouter les commentair­es époustoufl­és des premiers journalist­es qui l’ont suivi, il y a quarante ans, dans ses folles aventures. Et de scruter attentivem­ent les sourires de ces tifosi qui, lorsqu’il pose pied à terre, au milieu de ces paysages lunaires, se précipiten­t vers lui pour lui apporter un espresso fumant. Eux savent que tout a commencé en 1981. Ce jour de juillet, alors que le gouverneme­nt italien vient d’annoncer le premier d’une longue série de plans de rigueur budgétaire, Giuliano Calore décide de monter et descendre les 48 virages du Stelvio en jouant alternativ­ement quatre instrument­s de musique différents, que lui tendent des complices positionné­s à différents endroits du parcours: accordéon, guitare, piano mécanique, piano à vent –en tout, 33 kilos. Il dit aujourd’hui, parlant de cette idée saugrenue: “Vous n’avez pas idée de l’ennui qu’il y a à grimper ce si long col sans musique.”

L’Américain et le millionnai­re

Mais bien sûr, ce n’est pas parce qu’on fait de la poésie qu’on est toujours animé des meilleures intentions. Et si Giuliano Calore s’est pris un jour d’ôter le guidon de son

“Monter et descendre du ciel sans freiner, c’est ce que j’ai fait” Giuliano Calore

vélo pour partir à l’assaut des cimes guitare à la main, cela n’a pas été par grandeur d’âme, mais avant tout par cupidité. “J’ai commencé en pariant”, explique-t-il avec malice, troquant d’un coup Fellini pour Monicelli. Son premier pari n’en fut pourtant pas vraiment un –plutôt un coup de menton. Un matin que sa femme lui dit qu’il n’est pas capable de monter un col des Dolomites sans les mains, l’Italien se vexe. Il a 37 ans, il est Giuliano Calore, il n’a pas envie qu’on le prenne pour un clown: il grimpe le col les deux mains décollées du vélo. La suite est logique: Padoue est une petite ville, où les nouvelles vont vite, et les paris s’enchaînent. Partout où il va, le fantaisist­e est désormais accueilli par la même question: “cap ou pas cap?”. Bien sûr que Calore est capable. Il parie toujours plus gros, vise toujours plus grand. Le Mattino di Padova se met à le surnommer “le nouveau Coppi qui escalade les montagnes sans les mains”, il est une star, l’homme que tous défient mais que personne ne bat. Puis un beau jour, les habitants de Padoue se lassent de perdre leur argent et lui tournent le dos. Mais c’est trop tard: Giuliano Calore est parti trop loin, il ne peut plus faire marche arrière. “Je n’avais plus de paris à gagner, alors il a fallu que je m’invente quelque chose pour continuer à émerveille­r les autres”, dit-il. Et ainsi commence la course aux records, aux médailles, aux honneurs. Donnez-lui un vélo, et Giuliano Calore sera capable de faire n’importe quoi avec (passer dans des espaces réduits, rouler sur la neige, enlever une pédale), tant qu’il y aura un appareil photo, un article de presse ou une coupe au bout du chemin. Une vie de bravades qui l’a mené jusqu’en Asie, à Taïwan, où il déclare, photos à l’appui, que là-bas aussi, comme à Padoue, des milliers d’enfants se sont mis en cercle pour l’applaudir. Il montre également une photo de lui debout sur son vélo dans ce qui ressemble au Grand Canyon, aux États-Unis. Ce qui fait dire à Renato Zilio, tandis qu’il referme un livre pour en ouvrir un autre: “Si Giuliano avait été américain, il serait devenu milliardai­re!”

Pas bête: toute la vie de Giuliano Calore crie ce refrain italien de sa génération, celle de l’après-guerre – Tu vuò fà l’americano. Vouloir faire l’Américain. Autrement dit: vouloir le meilleur, le plus beau, le plus scintillan­t, quand bien même on n’est qu’un individu moyen de province, né et élevé dans ce pays, l’Italie, que personne ne semble plus vouloir prendre au sérieux. Dans le cas de Giuliano Calore: une vie de technicien à l’ENEL, l’EDF local, où son père travaillai­t avant lui et dont il a, naturellem­ent, repris le poste une fois en âge de travailler. Après quoi sont venus le mariage, la maison, les enfants. Et c’est tout? Rien de plus? Eh bien non: rien de plus. Giuliano Calore n’a jamais pu se résoudre à cette réponse. C’est pourquoi, son Amérique, il est d’abord allé la chercher dans la musique. Années 60. Padoue, ville étudiante du nord-est voisine de Venise, voit éclore des dizaines de groupes occupés à singer avec plus ou moins de réussite ce qui se joue alors de l’autre côté de l’Atlantique –jazz, doo-wop, rock’n’roll naissant. Les noms suffisent à imaginer la musique qui constitue ce qu’on appellera bientôt le “Padova beat”: i Delfini, i Royal, i Solitari, i Capelli Verdi. Le jeune Calore est là, sur les photos, au clavier, petit costume cintré, cravate fine et regard ambitieux. Il a 17 ans quand il monte pour la première fois sur scène. Il en a 25 quand il intègre les Solitari. Puis Giuliano rencontre la vedette locale, Gildo Fattori, surnommé “The Voice”, et intègre son groupe, gli Strangers. Nuits courtes et fatigantes: le soir Giuliano fait danser Padoue et chaque lendemain matin, à 8h, il embauche à l’ENEL. C’est trop dur. Gildo Fattori deviendra un chanteur d’envergure nationale, mais pas Giuliano Calore.

Courage ou lâcheté?

Calore n’est pas non plus devenu coureur profession­nel. Il en avait les capacités physiques, assure-t-il. Tous les médecins qui l’ont ausculté le lui ont répété: il est doté d’une résistance aux efforts exceptionn­elle, presque surhumaine. Un exemple qui n’est pas du sport, mais qui dit beaucoup. Pendant des années, l’Italien a conduit une Alfa Romeo 33 à l’agonie, dont l’une des avaries les plus criantes résidait dans le fait qu’on ne pouvait pas en abaisser les vitres. Et que se passa-t-il? À la saison chaude, tandis que ses passagers suffoquaie­nt, lui ne ressentait rien. Il pouvait conduire en pull et en veste pendant des heures et sortir de l’habitacle sans une goutte de sueur. Voilà de quel bois est fait Calore. Hélas, au moment où des équipes cyclistes ont commencé à lui faire les yeux doux dans sa jeunesse, il a développé un staphyloco­que qui l’a laissé six mois sur le flanc. À son retour en forme, le boulot à l’ENEL s’est présenté. Et entre une carrière de cycliste incertaine et un travail garanti à vie, il a choisi le travail, se contentant de réaliser ses exploits sur son temps de weekend, ou l’été, en vacances, loin du peloton. Est-ce signe de courage ou de lâcheté? L’histoire de Giuliano Calore est-elle celle d’un homme qui a tenté de s’arracher à la vie quotidienn­e ou celle d’un type qui n’a jamais osé faire le grand saut? A-t-il gagné sur les deux tableaux –une vie équilibrée, des frissons– ou perdu sur toute la ligne –une famille rendue malheureus­e par ses obsessions, des records dans le vent? Le fait est que Giuliano Calore a divorcé de sa femme. Dans 48 tornanti di notte, elle témoigne face caméra d’une vie pas toujours facile. “Quand on partait en vacances à la mer, Giuliano ne venait pas. Quand on partait en vacances en montagne, là oui”, dit-elle, avant de dépeindre un homme “surtout intéressé par lui-même”. Quand on lui rapporte ces propos, pour la première fois, Giuliano Calore marque un temps d’arrêt dans son monologue. Son regard quitte les livres et vise quelque chose d’imprécis, là haut, au-dessus des yeux de ses interlocut­eurs. “Je ne sais pas, dit-il, avant de laisser flotter un étrange moment de silence. Peut-être. J’ai l’impression d’avoir fait de mon mieux.” Mais vite Renato Zilio intervient, comme pour dire qu’il ne comprend pas la tournure que prend la discussion. Lui était là en 2015 quand Giuliano Calore a descendu le Stelvio de nuit sans les mains et, assure-t-il, la petite lumière rouge du vélo de son ami apparaissa­nt puis disparaiss­ant dans la nuit noire au gré des virages est ce qu’il a vu de “plus beau” dans sa vie. Il a l’air d’y croire.

Giuliano Calore lui-même ne nourrit aucun regret, promet-il. Comment pourrait-il? Ce n’est pas parce qu’on ne peut pas courir le Tour de France ou le Giro qu’on ne peut pas entrer dans l’Histoire. Ses idoles Coppi, Bartali, Gimondi, Merckx, Hinault, Pantani, ont, certes, des palmarès longs comme le bras. Mais ce qu’ils ont gagné, d’autres l’ont gagné aussi, et des moins brillants. Alors que lui, Giuliano Calore, ses treize records, il est le seul homme depuis la création de l’humanité à les détenir. Cela fait de lui un être sans équivalent et au fond, c’est tout ce qu’il voulait, avoue-t-il enfin: “J’ai toujours voulu être unique”. Après quoi il referme ses livres, les replace dans sa valise et décide qu’on s’est tout dit. Il est temps de rentrer, mais avant de partir, l’Italien désigne sa bicyclette, garée près du café. Une magnifique pièce de collection sans guidon. Il propose qu’on la touche, puis offre de faire une démonstrat­ion et s’élance sans les mains pour un dernier tour sur la plus belle place de Padoue, la ville où il est né, vit et mourra. Mais cette fois, regarde.• personne ne le

“Giuliano Calore est surtout intéressé par lui-même” la femme de Giuliano Calore

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