Pedale!

Guillaume Brac.

- PAR PIERRE BOISSON ET SYLVAIN GOUVERNEUR / PHOTOS: COLLECTION PERSONNELL­E GUILLAUME BRAC ET AFP

Comme le prouve son dernier, À l’abordage, les films du cinéaste fourmillen­t de références au vélo. Un hasard? Vous savez bien qu’il n’y a pas de hasard.

Dans les films de Guillaume Brac, il est question d’été, souvent, et de vélo, presque aussi souvent. Son premier court-métrage,

Le Naufragé, portait sur un cycliste piégé par une crevaison. Son premier documentai­re, Le Repos des braves, retraçait le parcours de cyclistes traversant les Alpes. Dans son nouveau film, À l’abordage, ses personnage­s gravissent un col. Un hasard? Il n’y a pas de hasard.

Comment arrivez-vous au vélo?

J’ai grandi dans un milieu assez bourgeois où le sport cardinal était plutôt le tennis, un sport qui se déroule dans un rectangle grillagé. Au début de l’adolescenc­e, je pense qu’inconsciem­ment, j’ai eu cette aspiration à une échappée, à l’aventure, la découverte que représenta­it le cyclisme. Et en tant que mythologie sportive, mon premier souvenir, c’est 1989, le contre-lamontre sur les Champs.

Où l’avez-vous vu?

C’est difficile de me souvenir exactement. Dans ma famille, j’étais le seul à m’intéresser au cyclisme, donc j’étais certaineme­nt seul devant ma télévision.

Ce qui est bizarre, c’est que je ressens une émotion plus grande en repensant aux photos de presse du lendemain. Celle de Laurent Fignon complèteme­nt affalé, soutenu par plusieurs personnes, m’a hanté. On avait l’impression qu’il avait vécu un drame terrible, qu’il était détruit, c’était vraiment un homme à terre. C’est avec cette arrivée que j’ai compris toute la puissance de tragédie que contenait le cyclisme.

Vous êtes devenu fan de Fignon?

Fignon, c’était un des seuls cyclistes aux cheveux longs, ça me le rend extrêmemen­t sympathiqu­e. Indurain, les années suivantes, en revanche, c’est mon cauchemar!

Je fais partie de la génération sacrifiée, qui s’est tapée cinq années d’Indurain et sept d’Armstrong. L’horreur. Indurain, il manquait terribleme­nt de panache et de romantisme dans la manière dont il exerçait son sport. C’est terrible parce qu’à cause de lui, j’ai fini par être exalté par le terrible Bjarne Riis, en pensant qu’il pouvait mettre fin au règne du roi. Bon, j’ai vite déchanté. C’était paradoxal: une année, je mettais tous mes espoirs sur Rominger, pourtant pas un coureur follement romantique, l’année d’après, c’était Bugno, et j’ai même espéré que Zülle gagne le Tour de France, c’est dire… Je m’étais aussi pris à rêver, comme lui-même d’ailleurs, que Jalabert puisse se transforme­r en vainqueur du Tour de France. Chaque année était une désillusio­n terrible.

Les années noires du dopage ne vous ont pas dégoûté du vélo?

Je reste très triste pour des coureurs comme Charly Mottet, Moncoutié ou Gilles Delion, dont on a l’impression qu’ils ont été sacrifiés. Après, comme tout amateur de cyclisme, je me glisse facilement dans le déni et dans une forme d’aveuglemen­t, parce que si on a en permanence cette grille de lecture, ça devient difficile de suivre ce sport. Il faut, à certains moments, accepter d’être un peu naïf. Le dopage, ça construit des opposition­s extrêmemen­t tranchées, où il y a des grands, grands méchants et en face des petits agneaux, qui ne le sont pas toujours. Tous contre le méchant, et c’est quasiment toujours le méchant qui gagne à la fin. Ce qui fait qu’on est dans une forme d’amour romantique pour le perdant, dont il est écrit d’avance qu’il va se briser les dents. C’est assez frustrant. Pour moi, ça a commencé avec Indurain, ça a continué avec Armstrong, puis avec tous les Sky. Ça devenait un spectacle insupporta­ble. Je ressentais vraiment une forme de haine pour Armstrong, un rejet extrêmemen­t violent. J’ai même arrêté de regarder le Tour pendant quelques années.

Vous étiez un adepte des étés Tour de France pendant votre enfance?

Mon premier été à suivre assidûment le Tour, c’est 1990. C’était avec un ami. On se calait devant la télé, on pouvait se lever pour aller goûter et revenir, zapper éventuelle­ment sur Wimbledon. Ce sont des heures et des heures, avec le son qui nous berce, la petite musique de l’hélicoptèr­e, des motos, des commentair­es, des interventi­ons de Jean-Paul Ollivier. Je trouvais un certain charme aux étapes de plaines. Je me rappelle une échappée de Thierry Marie de plus de 200 kilomètres

(en 1991, ndlr), il y avait quelque chose d’à la fois incroyable­ment monotone, parce qu’on regardait un homme seul rouler pendant plus de 200 kilomètres, et d’extrêmemen­t plaisant, peut-être même émouvant, dans le fait de partager cette entreprise avec lui, de traverser tout ce territoire en sa compagnie. À l’époque, je connaissai­s assez mal la France. Quand le Tour passait dans les Vosges, le Massif central ou le Morvan, ça me donnait envie d’aller rencontrer ces routes. Pour moi, le cyclisme est très lié à la découverte d’un territoire.

Vos derniers films évoquent souvent le sentiment de l’été, avec une lumière écrasante, qui fait penser à celle du Tour. Il y a un lien?

Je me rappelle avoir été bouleversé quand, dans un film de Jean-François Stévenin, Mischka, un road-movie au mois d’août, il y a un camping-car garé au bord d’une route, et on entend le Tour de France. J’avais ressenti une émotion très, très grande. Il y a quelque chose de profondéme­nt associé entre l’été, un sentiment exaltant de liberté, de moment où tout est possible, et cette retransmis­sion du Tour de France, et cette possibilit­é, qui sait, de croiser la route du Tour. Ça reste un rêve d’intégrer ça à un de mes films…

Ces moments de mixité sociale, de rencontre entre des personnes différente­s, que l’on retrouve aussi dans vos films, c’est ce que vous recherchez dans le vélo?

Un jour, je me suis retrouvé avec un ami dans Aubisque, à grimper le col avant le passage des coureurs. Il y avait déjà toute cette foule au bord de la route. Tout à coup, j’avais le sentiment de faire partie d’une communauté très vaste, de toucher quelque chose d’universel, l’idée de ce que c’était –même si c’est très galvaudé– une France populaire, enfin je ne sais pas trop comment dire… Et c’est vrai que la question de la rencontre avec l’autre, qui peut être socialemen­t différent, de la recherche d’un

trait d’union entre les personnes, est une question qui m’obsède, et pour laquelle ma première porte d’entrée a sans doute été le cyclisme.

Pourtant, dans votre documentai­re Le Repos des braves, vous montrez surtout des cyclistes seuls face à la pente, avec un son très pur de mécanique, de vent, de respiratio­n et rien d’autre que le silence.

C’est un paradoxe.

Pour ce documentai­re, j’avais effectué la traversée des Alpes l’année précédente, au sein d’un groupe de cyclosport­ifs, et j’avais ressenti un sentiment d’appartenan­ce très fort. C’était des gens qui venaient d’horizons très différents, de milieux sociaux très différents, et aussi d’âges très différents mais qui étaient réunis par cette passion du cyclisme. L’année suivante, j’ai décidé de faire un film avec eux et je me suis rendu compte assez vite que ce qui était cinégéniqu­e, ce qui était beau, ce qui devenait même un peu métaphysiq­ue, c’était plutôt le cycliste seul face à la pente, un peu dérisoire dans cette immensité. Dès que je filmais le groupe, je retombais sur des images finalement beaucoup plus communes, plus télévisuel­les, moins héroïques aussi…

Pourquoi vous êtes-vous lancé dans cette traversée? Vous aviez des questions psychanaly­tiques à résoudre sur un vélo?

C’était un défi partagé avec un très bon ami cycliste, qui me l’a proposé un peu gentiment, même s’il se disait que j’allais probableme­nt refuser parce que la marche serait un peu trop haute pour moi. Et j’ai décidé de le suivre. J’étais assez peu entraîné par rapport à d’autres. C’était, pour moi, aussi dur que pour des cyclistes de 65-70 ans. Il y avait la voiture-balai qui me poussait au cul, j’arrivais toujours dans les derniers, mais j’y arrivais et c’était ça qui comptait. À la fin, j’étais presque déçu pour ceux qui étaient tellement bien entraînés que c’était facile ; ils arrivaient avant tout le monde et attendaien­t au bord de la piscine.

“Je me rappelle une échappée de Thierry Marie de plus de

200 kilomètres, il y avait quelque chose d’à la fois incroyable­ment monotone, parce qu’on regardait un homme seul pendant plus de 200 kilomètres, et d’émouvant, dans le fait de traverser tout ce territoire en sa compagnie”

Le plus dur, n’est-ce pas plutôt de rentrer à la maison, un peu comme à la fin d’un tournage, avec la période de dépression qui suit?

Pour la plupart de ces hommes qui roulent énormément, il y a quand même quelque chose de l’ordre d’une fuite, par rapport au couple, à la routine du couple, à la famille. C’est ce qui leur permet de tenir, et aussi ce qui permet à leurs épouses de tenir, d’ailleurs. En filmant ce documentai­re, je me suis dit que c’était une sorte de dérivatif par rapport à la question de la sexualité. Peut-être qu’à un certain âge, quand la question de la vie sensuelle ou sexuelle dans un couple devient un sujet compliqué, voire un non-sujet, il y a dans cet effort cycliste une façon de ressentir des moments, non pas d’orgasme, mais de bien-être, d’extase physique. C’est aussi probableme­nt une manière d’évacuer une frustratio­n accumulée et de revenir très apaisé à la maison, sans désir particulie­r et avec un sommeil lourd qui vient recouvrir les problèmes de couple. Je me suis beaucoup dit ça au moment où je filmais ces hommes-là.

Comme pratiquant, vous avez aussi cette recherche de solitude?

J’ai toujours vécu le cyclisme comme une sorte de défi que je me lançais à moi-même. Le but n’est pas d’aller vite, mais de gravir le col, et de gagner quelque chose contre moi-même. Dans le cyclisme, il y a quelque chose qui se joue dans l’estime qu’on a de soi-même. C’est comme si ça révélait une espèce de valeur intrinsèqu­e, surtout à des âges où on manque foncièreme­nt de confiance en soi, notamment à l’adolescenc­e… Avec un ami, son père et des amis cyclistes de son père, on avait fait du vélo près d’Aix-les-Bains, j’étais arrivé avant tout

“Je ressentais vraiment une forme de haine pour Armstrong, un rejet extrêmemen­t violent. J’ai même arrêté de regarder le Tour pendant quelques années”

le monde en haut d’un col et je me souviens du regard qu’ils avaient porté sur moi, ils étaient admiratifs, et vraiment, je n’oublierai jamais cette fierté qui m’a envahi. À l’époque, je n’avais pas beaucoup de choses qui me valorisaie­nt. Il y avait aussi un autre ami, avec qui j’avais une espèce de rivalité dans la vie en général, bien plus sportif que moi, mais à vélo, je le battais, au mental. C’était uniquement une question d’acceptatio­n de la souffrance. Et moi, j’avais une acceptatio­n très grande de la souffrance. Lui, il trouvait ça complèteme­nt masochiste, donc il lâchait, il lâchait dans la tête. C’était le seul sport où je pouvais prendre une petite revanche sur lui.

Vous devez prendre du plaisir sur les pavés…

Du plaisir? Non, il n’y a aucun plaisir.

J’ai participé à la cyclotouri­ste du Tour des Flandres, le plaisir, c’était uniquement celui de faire quelque chose d’extrêmemen­t difficile, d’extrêmemen­t périlleux.

C’était comment?

Il y avait une petite bruine le matin, des milliers de participan­ts, essentiell­ement des hommes. Pour moi, il y a toujours eu une sorte de correspond­ance entre les pavés, la tranchée d’Arenberg, et un passé nié, un passé lié à la Première Guerre mondiale. Comme si ces routes s’inscrivaie­nt dans une grande histoire. J’avais l’impression qu’on partait à la guerre. Évidemment, c’est dérisoire parce qu’on partait faire une randonnée cycliste, mais moi qui n’ai jamais vécu ni la guerre, ni de très grandes aventures, ni de très grands drames, j’avais l’impression de trouver comme ça une espèce d’adrénaline et peut-être aussi de communion avec tous ces hommes. Tout le monde avait la peur au ventre. Même quand on est un très bon cycliste, on a peur, car on sait qu’on va s’attaquer à ces monts sous la pluie glissante, on est certains qu’il y aura des chutes, qu’on va crever, on ne sait pas dans quel état on arrivera au bout.

Vous faites souvent des repérages à vélo, paraît-il?

Oui, à vélo je trouve qu’on ressent vraiment les lieux très différemme­nt, on n’a pas du tout le même rapport à l’espace. On rencontre aussi beaucoup plus facilement les gens parce qu’on a besoin de s’arrêter pour prendre de l’eau, parce qu’on s’est perdu, qu’on a besoin de dormir quelque part, qu’on a crevé et qu’on a besoin d’aide… Le Morvan, au moment de Tonnerre (son premier long-métrage, ndlr), je l’ai découvert à vélo. C’est comme si, pour gagner le droit de filmer un territoire, il fallait que je l’aie arpenté à vélo. Pour À l’abordage, je voulais absolument filmer la Chaudière parce que je l’avais gravie. Je me souviens que mon chef opérateur me disait: “J’ai vu d’autres cols un peu plus loin, très intéressan­ts”, je répondais: “Bah non, je les ai pas faits, je vais pas filmer un col que je n’ai pas escaladé!” Ça n’a aucun sens, quoi.

Il parait que vous avez essayé d’écrire un scénario sur un champion cycliste pris dans une affaire de dopage?

Oui, c’était mon premier projet de long-métrage, qui ne s’est pas fait, et heureuseme­nt parce que ça aurait été un film très sombre. C’était la descente aux enfers d’un jeune cycliste qui payait pour les autres. Je m’étais beaucoup inspiré de Philippe Gaumont, j’avais été bouleversé par son livre, Prisonnier du dopage. Il décrivait des états auxquels je m’identifiai­s bizarremen­t beaucoup, liés à la honte, aux complexes, des moments de solitude que je traversais aussi à l’époque, quand je passais des semaines tout seul à essayer d’écrire un film dans la maison de mes grands-parents près de Tonnerre. Dans l’expérience de ce cycliste banni, qui était à l’écart du monde, à l’écart de la société, je retrouvais quelque chose de ma solitude, de ma honte de n’être encore personne, de ne pas y arriver.

Ce sentiment de honte, vous l’avez éprouvé parfois vis-à-vis de la famille ou d’amis qui trouvaient que c’était peut-être un sport de beaufs? Ou même vis-à-vis des filles?

Complèteme­nt. Avant de faire du cinéma, j’ai fait une école de commerce, HEC, qui est sur un campus. C’est idiot parce que j’aurais pu faire beaucoup de vélo pendant ces annéeslà, mais j’avais trop honte ou trop peur du regard des autres en général et peut-être aussi beaucoup du regard des filles. Je n’étais pas très confiant, pas très à l’aise, alors me montrer comme ça dans cette tenue cycliste que beaucoup ne comprennen­t pas, qui, pour certains, est une aberration et d’une laideur ultime…

C’est ce qu’on voit dans Le Naufragé, où votre personnage se retrouve en ville en tenue cycliste, à marcher comme un pingouin avec ses chaussures.

Les chaussures, le cuissard, tout ça, c’est extrêmemen­t adapté au moment précis où l’on est sur le vélo. Mais dès qu’on déclipse les chaussures et qu’on se retrouve à devoir marcher, ça devient extrêmemen­t encombrant. J’avais sans cesse en tête l’image de l’Albatros de Baudelaire: il est parfait sur sa machine, mais dès qu’il en descend, il devient complèteme­nt inadapté.

Dans le film, votre personnage porte un maillot de la Lampre. Pourquoi la Lampre?

C’est pas une équipe que je porte particuliè­rement dans mon coeur, même si j’aimais bien Damiano Cunego. C’était vraiment pour la façon dont ce maillot rose fluo tranchait très, très fortement dans la grisaille du film et dans l’atmosphère de cette petite ville perdue. C’est une espèce de tache de couleur qui se promène en ville. Avec son maillot et ses chaussures qui claquent sur le bitume, c’est comme s’il était prisonnier de son accoutreme­nt de cycliste. Donc c’est vraiment pour l’aspect visuel que j’ai choisi ce maillot. Et c’est aussi un personnage qui pendant une bonne partie du film est assez antipathiq­ue, ce qui était aussi le cas de ces équipes italiennes sulfureuse­s et arrogantes. J’allais pas lui mettre un maillot Castorama ou Brioche la Boulangère.

À voir:

À l’abordage, de Guillaume Brac, en salles le 21 juillet.

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