La folle histoire du
Vélo de Ghislain Lambert. Benoît Poelvoorde, José Garcia et Philippe Harel plongés au coeur du peloton en pleine période pot belge: l’histoire ne pouvait être que belle. Elle fut magnifique.
Il n’y a qu’un seul film culte sur le cyclisme, et son nom est Le Vélo de Ghislain Lambert.
Vingt ans après sa sortie, son premier rôle (Benoît Poelvoorde), son réalisateur (Philippe Harel) et tous ceux qui ont participé à cette comédie à mi-chemin entre Ben-Hur et La Septième Compagnie balancent les secrets du making- of.
“Un mercenaire”, cynique et artistiquement désintéressé. C’est ainsi que Le Monde l’a dépeint, dans une enquête parue en 2007 sur le manque de reconnaissance du métier d’auteur de fiction en France, qui contraste avec le vedettariat dont jouissent les showrunners américains. Un homme capable de pondre jusqu’à six scénarios par an, s’abstenant bien souvent d’aller voir le résultat en salle. Près de quinze ans plus tard, Olivier Dazat ne changerait pas une ligne à la description. “Je tapinais partout. On me donnait mon chèque et j’étais content.” Une seule fois dans sa vie, Dazat a pensé à un film autrement qu’en chiffres. Au milieu des années 90, il apprend par une connaissance qu’un film sur le cyclisme est en train de se monter. Benoît Poelvoorde et le réalisateur Philippe Harel planchent sur Ghislain Lambert, les aventures d’un loser du peloton des années 60 et 70 né sept minutes après Eddy Merckx, un retard qu’il essaiera de combler toute sa vie durant, en vain.
Dazat, qui est capable de citer les dix premiers de Paris-Roubaix 73 dans l’ordre, “et avec les écarts”, ne peut pas imaginer ne pas en être. D’autant qu’il a écrit une belle poignée de bouquins sur le cyclisme, dont Seigneurs et forçats du vélo, paru en 1987 et véritable ode aux héros de la route qui ont bercé ses jeunes années. Il ronge son frein pendant des mois puis un jour, son téléphone finit par sonner. Le mercenaire décroche: “Ah, bah vous en avez mis du temps! Et crois-moi, vous en avez perdu!”
Randonneurs et amateurs
Lorsqu’ils rencontrent Dazat pour la première fois, Poelvoorde et Harel patinent depuis près de deux ans sur le scénario de Ghislain Lambert. Pour une bonne raison: aucun des deux hommes ne connaît rien au vélo. “Je suivais un peu le Tour quand j’étais gamin, mais vraiment de loin, sans plus”, dit le réalisateur, qui sort alors de l’adaptation du premier roman de Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte. Benoît Poelvoorde, bien que belge, n’en a jamais rien eu à carrer des exploits de Merckx, Maertens ou des frères De Vlaeminck: “J’ai cette anecdote d’un ami de jeunesse qui avait refusé de coucher avec une fille un après-midi pour ne pas rater une étape du Tour de France. Ça me semblait totalement inconcevable.” Pour le duo de profanes, tout est en réalité parti d’un couvre-chef. Ou plutôt d’une séance d’essayage, bien des années plus tôt. Harel prépare alors le tournage des Randonneurs, sa première collaboration avec un Poelvoorde dont la carrière sur grand écran n’a pas encore décollé, malgré l’ovni C’est arrivé près de chez vous, en 1992. Pour savoir avec quel accoutrement le guide de rando qu’il interprète va braver le soleil corse dans Les Randonneurs, Poelvoorde s’adonne à des essais costume. “Un moment, j’enfile une casquette de cycliste, qui m’allait comme une gifle, ça a fait marrer Philippe”, se souvient-il. Le comédien optera finalement pour le bandana dans le film, mais la vision de sa tronche “sans front” hante le réalisateur, qui l’avoue: “En casquette, Poelvoorde avait clairement l’air d’un abruti. C’est comme ça que l’idée de le mettre en coureur cycliste à l’écran m’est venue.”
Le veto de Monsieur Eddy
Pour mettre sur pied son personnage phare, Harel s’appuie sur les connaissances encyclopédiques d’Olivier Dazat, mais décide aussi de se baser sur la vie et l’oeuvre de Pierre Tosi, qu’il rencontre.
“C’était un petit coureur qui, comme Lambert au début du film, travaillait la semaine pour un sponsor comme VRP, et en portait le maillot sur les courses le week-end.” Pour le reste, le réalisateur s’attache à restituer le plus fidèlement possible la grande histoire du vélo. L’épisode de la poire remplie d’urine “propre” destinée à fausser un contrôle antidopage est tirée de la carrière de Michel Pollentier; le moment où José
Garcia (qui interprète dans le film le frère et manager cupide de Ghislain Lambert) demande à ce que l’on tape comme un sourd sur son crâne pour tester la résistance de son casque en cuir (avant de finir assommé) est inspiré de la vie de Jean Robic ; l’ordonnance du “Docteur Mabuse” qui conseille au héros d’avaler un radis noir et un verre de whisky pendant une semaine est une réelle prescription dont a un jour bénéficié Bernard Thévenet pour purger son organisme. “Même l’histoire du mec qui se marie le jour de Noël pour ne pas faire d’écart par rapport à son régime pendant la saison est vraie”, s’amuse Philippe Harel. Quant au quart d’heure warholien de Ghislain Lambert, sa seule et unique victoire sur le Bordeaux-Paris 1971 (“une édition non disputée, pour ne pas ‘voler’ le palmarès de quelqu’un”) renvoie au succès du Belge Georges Van Coningsloo, lauréat de l’édition 1967 de cette classique de
610 kilomètres aujourd’hui disparue. Comme l’avatar de Poelvoorde, il s’était imposé au terme de
370 bornes d’échappée en solitaire, après s’être fait discrètement la malle lors de l’officieuse pause nocturne, durant laquelle le peloton avait coutume de se ravitailler et de s’autoriser une sieste.
Philippe Harel, réalisateur
L’ambition est de réaliser un film à la hauteur du monument qu’est le cyclisme, avec ses codes, son vocabulaire, ses légendes et ses drames. Pour prendre la mesure de ce folklore, Harel et son premier rôle, alors en pleine phase d’écriture, s’offrent donc une plongée en immersion sur les routes du Tour, au coeur de l’événement. “J’ai dû faire quatre ou cinq étapes, au moment de la transition entre tronçons de plat et montagne, restitue Harel. J’en ai suivi une dans la bagnole du directeur de course, une autre avec une équipe, une dans la caravane publicitaire… Benoît a pris l’hélicoptère. On voulait voir toute la machinerie.” Hasard du timing, les duettistes n’atterrissent pas sur n’importe quelle édition: le Tour 98. “À cause de la couverture médiatique de l’affaire Festina, les coureurs ne voulaient plus parler aux journalistes, ils se sentaient trahis, note le réalisateur. Nous, on se retrouve au milieu de ça, du coup, ils se confient à nous, ils nous racontent tout. J’ai appris tellement de choses…” Si Harel retiendra la démonstration de Marco Pantani au plateau de Beille, Benoît Poelvoorde est, lui, marqué par les performances d’un autre Italien. “Comment tu l’appelles? Capuccini? Cappitini? Un mec qui gagnait ses sprints et qui jetait l’éponge dès que ça montait… Mon dieu, il n’arrêtait pas de niquer, lui. Le soir, on buvait des coups avec les mécanos, les médecins. On le regardait faire, il n’avait même pas besoin de parler, la gonzesse montait. Le mec qui nous servait de chauffeur nous dit: ‘Lui demain, il abandonne, c’est fini.’ Et effectivement, le lendemain, on apprend qu’il a arrêté, on s’est fendu la gueule.”
Même la toile de fond du film est réelle. À l’époque, Eddy Merckx rafle toutes les victoires, jusqu’à dégoûter ses adversaires et ennuyer les journalistes qui suivent les courses. Dans la deuxième partie du Vélo, Ghislain Lambert devient donc la coqueluche des médias en gardant volontairement le statut de lanterne rouge du Tour (prétendument celui de 1974, le cinquième du champion Belge). Le sponsor Epedex passe alors la consigne au directeur sportif
“En casquette, Poelvoorde avait clairement l’air d’un abruti, c’est comme ça que l’idée de le mettre en coureur cycliste à l’écran m’est venue”
d’abandonner toute ambition au classement pour concentrer les efforts de l’équipe sur ce nouveau “leader”. Merckx, lui, n’apparaît que succinctement à l’écran, mais sa figure est omniprésente. Le baron est visible sur des images d’archives, lors d’une interview (authentique) à propos de son record de l’heure à Mexico que Lambert regarde depuis son lit d’hôpital, ou via une silhouette aperçue dans la foule. Il était même prévu que le Cannibale fasse un caméo dans la scène de fin, où un Ghislain devenu vieux et anonyme revend ses petits coureurs en plomb sur une brocante à une star du cyclisme. Pour lui présenter le projet, un dîner est organisé dans un restaurant en banlieue de Bruxelles, auquel participent Philippe Harel, Benoît Poelvoorde et Olivier Dazat. “Il bouffait bien, il s’est rattrapé le Cannibale”, synthétise Poelvoorde. Le repas se passe bien. Quand Merckx a des trous de mémoire sur des moments de son immense carrière, Olivier Dazat le corrige (“Il m’a pris pour un mec des RG. Mais le fait est que je suis tellement fan que je connais mieux la carrière d’Eddy Merckx que Merckx lui-même.”). Puis la petite troupe, confiante, lui laisse le scénario. “Il a fini par refuser, soit parce qu’on parlait de dopage et qu’à l’époque son fils courait encore, soit parce qu’on faisait référence aux petits arrangements en argent liquide entre gens du peloton pour services rendus”, se désole Philippe Harel. Sur le plateau, la vraie star sera donc Victor Duchêne, ancien masseur du Cannibale, chargé de s’occuper des jambes de Benoît Poelvoorde (et décédé en 2019). “Victor, j’avais beau lui dire que j’étais juste un acteur, c’était impossible de lui faire comprendre que je n’étais pas un coureur, se marre le rôle principal. Il me massait, il me lavait à l’eau de Cologne, et quand j’ai chopé la grippe, il attendait assis devant ma porte pour voir si j’allais mieux.
Il m’appelait ‘le champion’.”
Thomas Gilou, Ronan Pensec et De Niro
C’est que, il faut bien l’avouer, Benoît
Poelvoorde a acquis avant le tournage ce qu’on appelle un petit niveau. “Pourtant au début, j’étais vraiment persuadé qu’il me suffirait de me raser les jambes et de bronzer un peu pour faire illusion, et que la magie du cinéma ferait le reste. Pour vous dire à quel point j’étais loin du compte…”, se souvientil. Celui qui va se charger de lui assurer une préparation physique digne de ce nom n’avait, à l’origine, pas vraiment été recruté pour ça. Jean-Baptiste Iera (Giovambattista pour l’état-civil ou Gio pour les proches) est alors un jeune comédien qui cherche à percer. Il a notamment tourné pour Thomas Gilou dans Chili con carne et dans le deuxième volet de La Vérité si je mens! (“On me voit mettre une droite à Bruno Solo”), mais il se trouve qu’il est aussi un ancien coureur amateur de deuxième catégorie, qui peut s’enorgueillir de quatorze victoires. “Ils pensaient que je bluffais au casting quand je leur disais que j’avais pratiqué le cyclisme, ils me posaient des questions piège. ‘C’est quoi 52/14? C’est quoi un éventail?’ Philippe, qui n’y connaissait rien à la base, avait appris la leçon de Dazat par coeur.” Après une session d’impro fructueuse, Iera est embauché pour le rôle de Fabrice Bouillon, le leader de Magicrème, la première équipe de Ghislain Lambert. Harel lui laque les cheveux pour qu’il “ressemble à Cipollini”, à croire que le sprinteur de la Saeco avait marqué les esprits lors des repérages. Heureux de faire partie de l’aventure, il reste à sa place. Jusqu’au jour où il interroge son réalisateur: “Euh Philippe, la scène du Ventoux, là… C’est quoi les programmes d’entraînement, au juste?” “Bah Benoît a fait un peu de vélo, comme ça”, répond Harel. Iera tire la sonnette d’alarme. “Pour capter un peloton de 200 coureurs pour 300 mètres de prises de vue à pleine allure, il faut le lancer au moins deux bornes avant.
Refais la prise six ou sept fois, t’as déjà monté un col. Je dis à Benoît qu’il n’est pas prêt. Il reste six mois avant le tournage, il faut faire 80 kilomètres par jour et arrêter la bière.” Le leader de Poelvoorde à l’écran devient ainsi son coach personnel à la ville. Gio et Emmanuel Quatra, qui interprète un autre équipier de Ghislain Lambert, “déménagent” à Namur, où réside l’acteur. Du lundi au vendredi, le groupe enchaîne les bornes dans la campagne wallonne et les sessions de massage.
Pas vraiment habitué à tourner à l’eau et aux pâtes, le comédien Belge expérimente “le concept de travailler et de me priver pour un rôle, ce qui est déjà contraire à mes principes. Sur le set, Harel vérifiait tout ce que je bouffais. J’ai raté les fêtes de tournage dans les troquets pendant que José Garcia se la collait. Au final, c’était dur, mais gratifiant, car je me sentais progresser, à la différence de la préparation de Podium quelques années plus tard, où j’ai dû apprendre à chanter et danser, ce qui m’a vraiment fait chier.” Cette vie d’ascète, parenthèse éphémère dans une existence d’excès assumés, porte toutefois ses fruits et rend les scènes de courses réussies et crédibles à l’image. Jean-Baptiste Iera estime ainsi avoir amené son poulain à “un gros niveau”, digne d’un amateur de troisième catégorie. “Il aurait été capable de suivre un peloton à 40 km/h de moyenne sur 60 bornes sans problème. Il a fait preuve d’un gros mental pendant plusieurs mois. Pour moi, sa performance physique, c’est l’équivalent de De Niro pour Raging Bull.”
Sauf que la vedette des Carnets de Monsieur Manatane s’est tout de même offert un écart pendant le tournage. Ce soir-là, Philippe Harel a lâché un peu de lest:
“Ok, Benoît, un verre!” L’équipe est à SaintBrieuc et se paye un gueuleton avant de rentrer à l’hôtel. “On est à une minute à pied. José Garcia, Philippe Harel et moi sommes devant et Benoît est un peu derrière, se souvient Jean-Baptiste Iera. En arrivant à l’hôtel, on se retourne, il a disparu. On retourne au resto: personne.” C’est la panique. Depuis le début du tournage, les coureurs qui entourent Poelvoorde lui parlent du pot belge. Et, ce soir-là, il a décidé de passer son “baptême”. “C’est tout un bazar, tu fais une piqûre sous-cutanée, c’est des amphétamines pures, poursuit l’acteur. Ils font tout un cirque, ‘il faut pas bouger de la piaule pendant une demi-heure’. Bon, bah je me suis retrouvé à 5h du matin dans une boite de nuit, à 40 kilomètres de l’hôtel, trou de mémoire de cinq heures environ.” La morale de l’histoire? “Je ne sais pas si le pot belge sert à quelque chose sur un vélo, mais je le déconseille dans les villes de Bretagne en début d’automne.” Insensible au froid cette nuit-là, le Belge s’en sort finalement avec une simple “grippe” et une journée de tournage du lendemain un peu compliquée. Quelques semaines plus tôt, la grosse machine du Vélo de Ghislain Lambert avait déjà tremblé quand, en pleine répétition, Poelvoorde avait tenté de s’accrocher à la voiture de son faux directeur sportif, oubliant qu’il ne maîtrisait pas encore cette manoeuvre, et s’offrant au passage une fracture de la clavicule rediffusée des dizaines de fois dans tous les bêtisiers de fin d’année. “Il m’a appelée de l’hôpital, rit aujourd’hui Adeline Lecallier, la productrice. Il m’a dit: ‘Assieds-toi, je sais que tu vas m’engueuler.’” Le tournage du film commencera finalement à l’heure.
“J’ai jamais vu des gens parler autant de médicaments. En permanence. Les cyclistes amateurs connaissaient tous les médocs, ce qui était bon pour le sang, bon pour je-ne-sais-quoi. Des pharmaciens”
Benoît Poelvoorde
Autres imprévus: Amaury Sport Organisation –l’organisateur du
Tour de France– interdit l’utilisation du nom de sa compétition, tandis que la loi Évin prohibe la mention de marques d’alcool ou de cigarette. “Entre les noms d’équipes et la caravane, ça retirait les trois quarts de l’univers des années 70”, soupire Philippe Harel. Qu’importe: le Tour s’appellera “la Grande Boucle” et tout le reste sera reconstitué avec un niveau de détail proche du pathologique. Il faut notamment trouver
des bouts de route sans bâtiments modernes et des villages restés dans leur jus. “En Bretagne ou dans le Nord, ça allait, mais dans le Sud, il n’y avait rien des années 70. Les routes étaient merdiques, la signalisation, le marquage au sol ne correspondaient plus”, se souvient Philippe Harel. C’est ainsi que le Tour de France évoqué dans le film fait passer les coureurs par l’Izoard, qui n’a pourtant pas été grimpé en cette année 1974, mais qui présentait l’avantage d’être resté relativement préservé.
Belgique, Nord-Pas-de-Calais, Bretagne, Alpes… Puisqu’il n’est pas question de faire appel aux effets spéciaux (ni même à une doublure pour le héros, à l’exception d’une scène de descente), sur chaque lieu de tournage, l’équipe du film doit recruter des dizaines de figurants pas trop maladroits sur un vélo. “Au début, ils avaient pensé à des cyclotouristes. Mais là encore, ils avaient été naïfs, pointe Iera. C’était pas crédible, il fallait des mecs qui savent rouler en peloton, des amateurs de bon niveau.” Et pour coordonner le tout, la production a besoin d’un conseiller technique. Laurent Fignon et Ronan Pensec sont castés, mais ce sera finalement Jean-Claude Colotti, ancien de RMO et de Gan, et grand spécialiste des deuxièmes places dans les années 80 et 90. Lui et Jean-Baptiste Iera contactent des clubs pour rameuter des coureurs licenciés. Malgré son entraînement, Poelvoorde n’en est pas encore à savoir jouer de l’épaule, alors on place une petite escorte autour de lui, au cas où un figurant un peu trop compétiteur se mettrait à frotter. Colotti se met au milieu, avec une oreillette, et tente d’organiser la rencontre du milieu du cyclisme avec celui du cinéma. “Tous les soirs, on regardait les images avec Philippe Harel et je lui disais ce qui était crédible et ce qui ne l’était pas, évoque-t-il. Et tous les matins, il fallait que je donne les distances aux coureurs.” Pour une scène qui durera quelques secondes à l’écran, il faut faire rouler tout le peloton sur plusieurs kilomètres. Puis l’arrêter, puis recommencer, encore et encore, jusqu’à ce que la prise soit bonne. “C’était ‘moteur, coupez’, les gars étaient déçus, ils demandaient: ‘Quand est-ce qu’on fait du vélo?’ Mais c’était pas le jeu!”, sourit Adeline Lecallier. Les gros mollets avaient aussi du mal à admettre que c’était à elle qu’ils devaient s’adresser quand ils cherchaient “le patron”, et à se retenir de proposer “quelque chose” aux acteurs. “Bah non les gars, on fait un film!”, leur répondait alors JB Iera, alors que Poelvoorde se marre encore aujourd’hui: “J’ai jamais vu des gens parler autant de médicaments. En permanence. Ils connaissaient tous les médocs, ce qui était bon pour le sang, bon pour je-ne-sais-quoi. Des pharmaciens.”
“J’aurais préféré que le film dure trois heures”
Parfois, le long-métrage aux 77 millions de francs de budget (colossal pour l’époque) prend des allures de Ben-Hur. Le tournage dure quatorze semaines, contre neuf pour Les Randonneurs. Le plateau réunit régulièrement 500 personnes. “Quand on débarquait quelque part, on était une vraie caravane, remet Philippe Harel. Pour la scène du départ du Tour de France, à Quintin (une commune bretonne de 2 800 habitants, ndlr), on avait carrément envahi la ville.” Le jour de la mise en boîte du Bordeaux-Paris, la pluie tombe “à l’horizontale” et Philippe Harel propose aux figurants d’annuler la session. “Mais les coureurs en faisaient une question d’honneur, si on n’avait pas tourné, ils n’auraient pas été contents. Alors on se débrouillait, la voiture avec la caméra se mettait du côté du vent pour les protéger des rafales.” Le tournage commence à épuiser un peu tout le monde. Poelvoorde, qui s’enfile 60 bornes de vélo en fin de journée pour ne pas perdre le rythme.
Les équipes techniques, aussi: “On a eu des blessés à la déco, des voitures dans le fossé, des mecs fatigués…”, dit François Emmanuelli, le chef déco.
Et même Philippe Harel, qui finit par attendre avec impatience les scènes “en studio avec deux acteurs”. Emmanuelli livre même une confidence: “Harel m’a dit à un moment qu’il avait envie d’arrêter, mais Adeline ne voulait pas.” Une fois le tournage fini, le réalisateur se retrouve en salle de montage avec une tonne d’images de course. La première version dure trois heures.
Pour que son film soit grand public, Harel doit élaguer petit à petit, jusqu’à atteindre difficilement les deux heures.
Disons-le tout net: à sa sortie en salle, Le Vélo de Ghislain Lambert n’a pas reçu l’accueil attendu. Avec environ 600 000 entrées, il a séduit deux fois moins de spectateurs que Les Randonneurs. Peutêtre parce qu’il n’a été projeté qu’en octobre 2001? “S’il était sorti au moment du Tour, je me demande si les gens ne seraient pas allés le voir davantage”, s’interroge JeanClaude Colotti. Poelvoorde, lui, a une autre théorie: “On croit qu’il va y avoir du succès parce que le cyclisme fait de bonnes audiences, mais c’est un sport qui se déplace chez vous. Le Tour vient à vous, on ne se déplace pas pour aller le voir.” En général, explique Adeline Lecallier, les producteurs évitent de toute façon les films de sport, “à part la boxe, qui marche bien parce que l’intrigue s’appuie sur la dualité”. La productrice parle en tout cas d’une vraie déception. Olivier Dazat, de son côté, file évidemment la métaphore vélocipédique: “Harel, c’est un leader qui ne gagne pas la course, le sponsor –Adeline– a perdu de l’argent, et moi, j’ai changé d’équipe.” Le scénariste a ensuite été crédité au générique du Podium de Yann “moi, moi, Moix”, qui a définitivement consacré Benoît Poelvoorde en star de comédie, et offert par la même occasion une seconde vie au Vélo de Ghislain Lambert. Car le film, avec les années, est devenu culte. Régulièrement rediffusé à la télévision, notamment au moment du Tour, il affiche à chaque fois de bons scores d’audience. “Toutes les personnes que je connais et qui sont trempées dans le vélo d’une manière ou d’une autre l’ont vu, ça fait un gros nombre de gens”, résume JeanClaude Colotti. Avec, certes, assez peu de concurrence, Le Vélo de Ghislain Lambert peut s’enorgueillir d’être sans doute aujourd’hui le meilleur film sur le cyclisme, et cela suffit à réconforter Benoît Poelvoorde: “Il y a beaucoup de coureurs chez moi en bord de
Meuse, et ces gens adorent Ghislain Lambert. Ça veut dire qu’on n’a pas déshonoré le vélo, quoi, c’est un beau cadeau.” Blasé de ne pas voir sa carrière de comédien décoller, JeanBaptiste Iera a fini par quitter l’actorat pour se lancer dans la production de films, puis dans la restauration italienne. Dans son premier restaurant IT (pour Italian Trattoria), alors qu’il était derrière la caisse, il arrivait que les clients le reconnaissent. Aujourd’hui, sa chaîne de pizzas fraîches et bon marché cartonne, à tel point qu’il s’est récemment installé à Miami pour la lancer aux États-Unis. Son rêve? “Je sais qu’un jour, j’achèterai une équipe cycliste.” Benoît Poelvoorde, lui, avait fini par lâcher la pratique du bicloune, peu compatible avec une vie de tournages successifs, mais le vélo a également fini par revenir sans crier gare. Dans Raoul Taburin, adapté de l’oeuvre de Sempé et sorti en avril 2018, il incarne un réparateur de cycles virtuose qui n’a jamais su manier le guidon –et cache ce lourd secret à son village. “Pendant tout le film, je n’ai donc pas eu à monter sur un vélo puisque mon personnage ne savait pas en faire. Sauf une fois, à deux jours de la fin du tournage”, contextualise-t-il. Le résultat? “Je devais faire un mètre, je suis tombé: triple fracture au bras, quatre mois en rééducation… Depuis, je ne suis plus remonté sur un vélo. Comment meurent les marins? En général, c’est en mer.”
“Il y a beaucoup de coureurs chez moi en bord de Meuse, et ces gens adorent Ghislain
Lambert. Ça veut dire qu’on n’a pas déshonoré le vélo, c’est un beau cadeau”
Benoît Poelvoorde