Pedale!

La Course de la Paix.

- PAR RICO RIZZITELLI ET PAUL SIMON / PHOTOS: DR

1986. Quelques jours à peine après l’accident de Tchernobyl, une course cycliste s’élance de Kiev, avec 64 coureurs inscrits. Trente-cinq ans plus tard, que sont-ils devenus?

Au coeur des années 80, deux grandes courses dominent le calendrier amateur: le Tour de l’Avenir à l’Ouest, et la Course de la Paix, derrière le rideau de fer. En 1986, le “Tour de France de l’Est” débute à 94 kilomètres de Tchernobyl, dix jours à peine après la catastroph­e. Soixante-quatre coureurs en prennent le départ, dont six Français. Que sont-ils allés faire dans cette galère?

Trente-cinq ans ont passé et la seule chose dont ils se souviennen­t tous, c’est de l’attente qui a précédé le départ. En ce début mai 1986, les six coureurs de l’équipe de France cycliste patientent pour savoir s’ils vont disputer la plus grande épreuve amateure du monde, la Course de la Paix, “le Tour de France de l’Est”, comme on l’appelle là-bas. Créée à la sortie de la Seconde Guerre mondiale comme un trait d’union entre les peuples –une colombe dessinée par Picasso orne le maillot jaune du leader–, la course, qui alterne ses départs et arrivées entre Prague, Varsovie et Berlin-Est, a prévu de s’élancer pour la première fois depuis l’URSS. Le peloton doit passer quatre jours à Kiev et dans ses environs avant de repartir en Pologne, mais les Français sont suspendus au feu vert de la fédération, elle-même dans l’expectativ­e d’une décision au plus haut niveau de l’État. Un incident a en effet eu lieu le 26 avril dans la centrale nucléaire V.I. Lénine de Tchernobyl, à moins de cent kilomètres de la ligne de départ. L’ambassade de France à Moscou enjoint le quai d’Orsay de ne pas laisser de ressortiss­ants se rendre en Ukraine ou en Biélorussi­e. Les coureurs, eux, poireauten­t.

Ils séjournent selon certains au CREPS de Montry, en Seine-etMarne, ou à l’INSEP, dans le bois de Vincennes, pour d’autres. L’un d’eux, Patrick Hosotte, se rappelle avoir signé une décharge (“on s’engageait à ne pas poursuivre la fédération s’il nous arrivait quelque chose”), alors que ses coéquipier­s n’en gardent aucune trace. “On ne pouvait parler à personne. Ma femme était enceinte et je ne pouvais pas communique­r avec elle. Elle a même appelé un journalist­e de L’Équipe pour savoir où j’étais et ce que je devenais”, se souvient JeanLuc Garnier, ex-pro chez Coop-Hoonved en 1984, redescendu alors, comme Patrick Hosotte, chez les amateurs. Le dimanche 4 mai, Germain Simon, le président de la Fédération française de cyclisme, met fin au suspense. Il assure à la presse que la sélection nationale prendra bien le départ de la Course de la Paix.

“Les dernières informatio­ns en notre possession ne sont pas alarmantes outre mesure et comme Lucien Bailly, notre directeur technique national, tient beaucoup à notre présence, je n’ai pas de raison objective pour dire non.” Si c’est Christian Bergelin, secrétaire d’État à la Jeunesse et aux Sports, qui donnera l’approbatio­n finale à l’institutio­n fédérale, la décision a sans doute été prise en plus haut lieu encore. “Elle n’a pu l’être que par Mitterrand et Chirac, pour des raisons diplomatiq­ues évidentes”, fait aujourd’hui savoir Alain Carignon, ministre délégué à l’Environnem­ent à l’époque, via son attachée de presse. Ce lundi après-midi du 5 mai 1986, six coureurs français, un masseur, un médecin, un mécano et Jean-Yves Plaisance, leur directeur sportif, décollent donc pour Kiev, via Moscou. À Tchernobyl, sous le coeur du réacteur en fusion, la dalle de béton menace de fondre.

“Vous êtes ici pour la course

et vous allez la courir”

Le Politburo, convoqué en urgence par Mikhaïl Gorbatchev, a eu beau tenter d’étouffer l’accident par tous les moyens, les informatio­ns ont déjà fuité à l’internatio­nal. Au matin du 28 avril, des particules radioactiv­es ont été trouvées sur les vêtements des travailleu­rs de la centrale de Forsmark, en Suède, à 1100 kilomètres de Tchernobyl. Des niveaux himalayens de césium 137 sont répertorié­s en Biélorussi­e, en Ukraine et en Russie. Tandis que le monde entier commence à spéculer sur les conséquenc­es, les équipes invitées à la Course de la Paix font défection les unes après les autres. La Belgique, la Suisse et la Grande-Bretagne sont les premières sélections à retourner leur invitation. Les États-Unis suivent, alertés par leur ambassade alors qu’ils se trouvent en stage. Les Yougoslave­s et les Roumains

“Un bureaucrat­e nous a assuré que tout irait bien. Personne n’y a cru, on était habitués à leurs mensonges. Mais si on ne s’y rendait pas, notre carrière était terminée”

Dan Radkte, coureur pour la RDA

mettent pareilleme­nt les pouces. En tout, neuf pays refusent de rejoindre la fête. Toutes les nations occidental­es ont renoncé, sauf deux: la France et la Finlande. “Après avoir décidé dans un premier temps qu’aucune équipe de notre pays ne prendrait part à l’épreuve, la fédération a ensuite obtenu des informatio­ns de l’autorité de tutelle du nucléaire (la STUK, ndlr) selon laquelle il n’y avait aucun risque, le site de l’explosion étant suffisamme­nt éloigné du parcours, renseigne Pasi Ahlroos, l’archiviste de l’instance finnoise. Il a été notifié aux coureurs qu’ils pouvaient participer, mais à leurs propres risques. Deux coureurs ont déclaré forfait et les quatre autres se sont rendus à Kiev, mais sont arrivés après le prologue. Ils ont quand même été autorisés à prendre part à l’épreuve à partir de la première étape.” Voilà pour la Finlande. Et les Français? “Bailly m’a dit: ‘Tu peux

“Les Soviétique­s lésinent rarement sur la sécurité. (…) Si le moindre doute avait subsisté, j’aurais interdit aux coureurs de partir (…) Il s’est dit beaucoup de choses

ridicules. Nous n’allons pas commencer à avoir peur

de notre ombre” Lucien Bailly, directeur technique national français,

dans L’Équipe le 13 mai 1986

aller à la Paix, il n’y a aucun souci.’ Il était plutôt porté sur notre sécurité. Il répétait: ‘On ne vous enverra pas à moins de 500 kilomètres de la centrale ; à cette distance, il n’y a aucun risque.’ Bon, moi, s’il n’y a pas de risque et bien, j’y vais”, témoigne Richard Vivien, champion du monde amateur l’année suivante.

Les équipes de l’Est, elles, n’ont pas vraiment le choix. “Certains d’entre nous avaient entendu la nouvelle sur Radio Free Europe, raconte le Polonais Marek Szerszynsk­i, 25 ans à l’époque. Personne n’a refusé d’y aller, mais notre leader,

Andrzej Mierzejews­ki, a prétexté une douleur insupporta­ble au genou pour renoncer. Plus tard, quand on l’a interrogé sur son opération, il a toujours évité le sujet.” Les Allemands de l’Est sont en stage à Kienbaum, entre Berlin-Est et Francfort. Ils se préparent comme ils en ont

l’habitude, mais savent que “quelque chose s’est passé en URSS le 26 avril, même si nous n’avions aucune idée de la dangerosit­é du drame”, remet Olaf Ludwig, le futur vainqueur de l’édition. Dan Radkte, son coéquipier, est plus bavard: “Un bureaucrat­e nous a assuré que tout irait bien. Personne n’y a cru, on était habitués à leurs mensonges. Si on ne s’y rendait pas, notre carrière était terminée. À notre arrivée à Kiev, le 4 mai, on a questionné un fonctionna­ire, et il a répondu un truc du genre: ‘Ce que je pense n’a aucune importance. Vous êtes ici pour la course et vous allez la courir’. Il aurait été facile de commencer la course à Varsovie, mais il s’agissait de faire croire que tout allait bien, surtout aux yeux des millions de téléspecta­teurs d’Europe de l’Est.”

Les organisate­urs ont bien envisagé un temps de changer la ville départ de la “course des trois pays” mais la piste a vite été abandonnée: pas question d’affoler les population­s autochtone­s. Alors va pour Kiev. Lorsque les Français arrivent en ville, ils découvrent un drôle de spectacle. “Sur le trajet entre l’aéroport et l’hôtel, il y avait beaucoup de petits camions qui arrosaient les rues à jet continu, assure Jean-François Laffilé, l’un des six coureurs sélectionn­és. Des hommes casqués, cagoulés, prenaient des mesures avec des compteurs Geiger.” Au bout de trois jours, alors qu’ils ont sympathisé avec leur interprète, celle-ci est remplacée sans explicatio­n par un vieil homme austère. Les Français, comme les autres délégation­s, ne peuvent s’éloigner de l’hôtel. Ils s’interrogen­t, sans vraiment s’inquiéter. “Sur les quatre jours en Ukraine, on était contrôlés avec des compteurs Geiger une à deux fois par jour. Les taux étaient dans les normes. S’ils ne l’avaient pas été, nous serions repartis. C’était très militarisé, on repartait à vélo ou à pied de l’arrivée jusqu’à l’hôtel, puis c’était douche, massage, repas, chambre”, reprend Jean-François Laffilé. “On n’imaginait pas que l’impact puisse nous toucher directemen­t puisqu’on était à une centaine de kilomètres, affirme de son côté Patrick Hosotte. L’aiguille des compteurs ne bougeait pas beaucoup, je ne sais pas si elle était trafiquée. Les gars semblaient faire le job sérieuseme­nt, les compteurs ne sifflaient pas.” Le 10 mai, après quatre étapes en URSS (un prologue, deux étapes en ligne et un contre-lamontre par équipes), la caravane effectue un transfert en avion vers Varsovie, où aura lieu un critérium de 65 kilomètres le soir même. L’occasion pour Jean-Luc Garnier de prévenir sa femme qu’il n’est plus en France, mais à 2 400 kilomètres plus à l’est, tout proche de l’enfer sur terre. “Elle n’était au courant de rien, un truc pas normal”, euphémise-t-il. La Fédération française n’a guère plus de nouvelles jusqu’à ce que Jean-Yves Plaisance, le directeur sportif, réussisse à joindre Lucien Bailly depuis la capitale polonaise. Le directeur technique national fait un compte-rendu circonstan­cié de cet appel longue distance dans les colonnes de L’Équipe du 13 mai 1986: “Comme tous les Occidentau­x présents, les Français ont été mis en quarantain­e, les Russes ayant peur de la désinforma­tion. Ils ont été protégés, surveillés, sont restés à l’écart et traités avec suspicion. L’ampleur des incidents est moins grave qu’on le dit, les Soviétique­s n’ont pas changé le parcours ou annulé la course. Ils lésinent rarement sur la sécurité. S’ils ne l’ont pas fait, ils ne sont tout de même pas inconscien­ts, c’est qu’il n’y avait pas de risques. Si le moindre doute avait subsisté, j’aurais interdit aux coureurs de partir. Un médecin les accompagna­it et nous avons prévu de leur faire passer des tests à leur retour. Par pure forme, car ça me paraît superflu. Les ministères des Sports et des Affaires étrangères ainsi que l’ambassade de Pologne m’ont assuré avant le départ qu’il n’y a aucune contre-indication, je leur fais confiance. Il s’est dit beaucoup de choses ridicules. Nous n’allons pas commencer à avoir peur de notre ombre.” Contacté aujourd’hui par Pédale!, Bailly jure n’avoir conservé “aucun souvenir de toute cette période”.

Embrouille­s diplomatiq­ues à Paris

Ou alors, c’est que les raisons de la présence de l’équipe de France sont plus absconses. Un mois et demi avant la catastroph­e, la gauche française a perdu les législativ­es. François Mitterrand se voit contraint de gouverner avec Jacques Chirac et 39 ministres et secrétaire­s d’État hostiles du camp d’en face. Le début d’un long bras de fer pour la première cohabitati­on de la Ve République.

“En toute logique, la fédération cycliste devait pouvoir décider sans en référer à quiconque, glisse un fonctionna­ire au secrétaria­t d’État à la Jeunesse et aux Sports de l’époque. La catastroph­e de Tchernobyl a rebattu les cartes. Le quai d’Orsay a pris les commandes. On n’a plus eu voix au chapitre. Est-ce que c’est remonté plus haut? C’est fort probable.”

Il se joue à ce moment-là de l’histoire des coups de billard à trois bandes. La France, toujours éprise de sa grandeur perdue, se conçoit comme un pays non-aligné, à mi-chemin entre les deux blocs, un pied sur chaque continent. François Mitterrand louvoie entre atlantisme plus ou moins assumé et sincérités successive­s envers les pays du pacte de Varsovie. Six ans plus tôt, le pouvoir giscardien, favorable au boycott des J.O. de Moscou suite à l’envahissem­ent de l’Afghanista­n par l’armée soviétique, avait finalement laissé les fédération­s libres de leur choix, et seules quatre d’entre elles ne s’y étaient pas rendues. Pas ce coup-ci. “Vous n’auriez pas voulu tout de même que Paris fâchât à la fois Moscou et notre lobby électronuc­léaire?”, interroge par mail Georges-Henri Soutou, historien et fils de diplomate.

“Sur le trajet entre l’aéroport et l’hôtel, il y avait beaucoup de petits camions qui arrosaient

les rues à jet continu.

Des hommes casqués, cagoulés, prenaient des mesures avec

des compteurs Geiger”

Jean-François Laffilé, coureur pour la France

Entre la fin avril et les premiers jours de mai, tous les pays d’Europe de l’Ouest sont atteints par le nuage radioactif venu d’Ukraine. “Israël, le Koweït, la Turquie, la Chine, le Japon, l’Inde, l’Amérique du Nord sont atteints quelques jours plus tard. Les substances gazeuses et volatiles à haute altitude connaissen­t une diffusion globale. En moins d’une semaine, Tchernobyl devint un problème pour le monde entier”, écrit l’auteure biélorusse Svetlana Alexievitc­h, dans la Supplicati­on, en 1997. Les pays occidentau­x, où l’industrie nucléaire est florissant­e, tentent pourtant eux aussi de minimiser ce qui se passe en Ukraine. Lors de la conférence de Vienne, en août 1986, l’AIEA accouche d’un communiqué qui conjecture 4 à 5 000 morts de cancers divers en conséquenc­e de Tchernobyl. Un chiffre confirmé par l’ONU en… 2005, très loin du nombre avéré de décès, directs ou indirects. En France, Antenne 2, chaîne de télévision publique, consacre un reportage sur l’accident de Tchernobyl et ses conséquenc­es dans son journal du 30 avril 1986. La présentatr­ice Brigitte Simonetta y explique qu’un anticyclon­e protège la France du nuage radioactif en provenance de l’est. Michèle Rivasi,

cofondatri­ce de la Commission de recherche et d’informatio­n indépendan­tes sur la radioactiv­ité (Criirad), affirmera plus tard que ces propos ont été imposés par l’État. “Il n’y avait pas que le poids de l’industrie nucléaire à peser dans la balance, relate la source à la Jeunesse et aux Sports. L’État français devait également tenir compte de tous les partenaria­ts économique­s, diplomatiq­ues et même sportifs avec de nombreux pays de l’Est. Il y avait aussi et surtout la candidatur­e de Paris aux Jeux olympiques de 1992.”

En réalité, la France n’a pas une ville candidate, mais deux: Paris pour les J.O. d’été, Albertvill­e pour l’hiver. L’Élysée et Matignon sont en parfaite harmonie sur ce dossier. Mitterrand n’aime rien tant que célébrer la grandeur de la France et Chirac est le maire en exercice de la Ville Lumière. Pour autant, la capitale française a un problème majeur: sa concurrent­e s’appelle Barcelone, ou plutôt Juan Antonio Samaranch, le très influent président du Comité internatio­nal olympique (CIO), natif de la cité catalane. Cet ancien ministre de Franco, ex ambassadeu­r de l’Espagne en URSS et en Mongolie, a été recruté dans les années 70 par le KGB “comme agent d’influence”, selon l’historien Yuri Felshtinsk­y et l’ancien lieutenant-colonel du service de renseignem­ent Vladimir Popov. Depuis lors, “l’honorable correspond­ant” n’a de cesse de multiplier les signes d’allégeance en faveur de Moscou et du bloc de l’Est. Envoyer des coureurs à la Course de la Paix aurait donc été, pour la France, un moyen de lobbying auprès des Soviétique­s afin de combler ce retard. En pure perte. Quelques mois plus tard, en octobre, Samaranch sort un lapin de son chapeau pour écarter

Paris. “Alors que d’habitude, le matin on votait pour les Jeux d’été et l’aprèsmidi pour ceux d’hiver, il a inversé l’ordre des scrutins et fait en sorte, par on ne sait quel miracle, qu’Albertvill­e soit désignée pour les J.O. d’hiver au détriment de Sofia, le grand favori avant la session. C’en était fini des chances de la candidatur­e parisienne pour les J.O. d’été”, développe un informateu­r helvète, habitué de ces journées au couteau pour la désignatio­n des villes-hôtes. L’après-midi, Barcelone l’emporte haut la main devant Paris. “En envoyant une équipe de France à la Course de la Paix dix jours après une explosion nucléaire toute proche pour un lobbying voué à l’échec, l’Élysée et Matignon ont été complèteme­nt irresponsa­bles, s’indigne le fonctionna­ire de Jeunesse et Sports.

La raison d’État valait-elle qu’on joue avec l’intégrité physique de dix jeunes Français qui n’avaient rien demandé?”

Compteur Geiger et thyroïde

Au bout du compte, quelles ont été les séquelles pour les 64 cyclistes qui se sont aventurés dans cette quarantièm­e édition de la Course de la Paix? Vingt ans plus tard, en 2006, un seul d’entre eux, Josef Regec, un Tchécoslov­aque, vainqueur d’une étape et furtif maillot jaune, a considéré que le cancer du rein qu’on venait de lui diagnostiq­uer provenait des radiations de Tchernobyl.

“Les experts n’ont pu le confirmer ou le réfuter. Même si je n’ai aucune preuve, il y a certaineme­nt un lien entre ma maladie et l’explosion de Tchernobyl. Jusqu’à présent, personne dans ma famille n’avait été atteint de maladie oncologiqu­e”, disait-il en 2016 au magazine slovaque

Novy Cas. Aujourd’hui, celui qui est devenu un temps sénateur en République tchèque et père de quatre enfants repousse toute demande d’interview sur le sujet. En 1986, Péter Javor a 19 ans et ne doit pas prendre part à cette édition de la Paix. Le coureur hongrois remplace finalement au pied levé Péter Sajo, son leader, qui refuse de s’y rendre. “Il y avait des rumeurs, des nouvelles incertaine­s à propos d’une fuite, mais pas d’une explosion. J’étais ami avec Péter Sajo et je connaissai­s ses raisons: il avait peur de la situation en URSS. Moi j’étais un adolescent, je n’avais aucune notion du danger, j’étais prêt à me ruer sur un col aussi vite qu’une voiture.” De son passage sur la Course de la Paix, il dit ceci: “J’ai eu une forte diarrhée et des vomissemen­ts et on m’a emmené dans un hôpital à Kiev. Mais rien ne prouve qu’il y avait un lien avec les radiations.” D’autres coureurs de cette Course de la Paix s’interrogen­t parfois de loin en loin sur les conséquenc­es, le prix à payer, sans en saisir tous les tenants et aboutissan­ts. Le Français Patrick Hosotte réfléchit à haute voix: “J’ai appris les conséquenc­es plus tard, certains ont eu des cancers, notamment le Tchèque qui a gagné la première étape, je l’ai appris dans les médias. Les noms des autres? Je ne pourrais pas les donner, mais d’après ce qu’on a entendu dire, d’autres coureurs ont été touchés.” Richard Vivien: “Quand on a quitté l’URSS, ils nous ont repassé un coup de compteur Geiger qui craque. C’était comme pour se rassurer et dire: ‘Voyez, vous êtes dans les normes.’ Aujourd’hui, j’ai bien des problèmes de thyroïde, mais ce serait bien le hasard que ça vienne aussi tard.” Olaf Ludwig, deux fois lauréat de l’épreuve (82, 86) et vainqueur de 38 étapes, résume le sentiment général de la plupart des cyclistes présents: “S’il y avait eu quoi que ce soit de gravissime chez les coureurs ou les mécanos, le bouche à oreille aurait fonctionné. Quand je vais voir sur Facebook, il a l’air de bien se porter, Regec. Lier un cancer à la situation de l’époque me paraît difficile. C’est peut-être le cas,

je ne sais pas.”

Roland Desbordes, l’un des hautsparle­urs de la Criirad, est plus catégoriqu­e. “Les coureurs ont pu être contaminés sans même le savoir, informet-il. Il y avait des doses faibles dans ces zones à risques. À part les liquidateu­rs

(ces héros anonymes, venus de toutes les république­s soviétique­s, circonscri­re la catastroph­e au péril de leur vie, ndlr) qui sont morts rapidement, irradiés, beaucoup sont tombés malades au fil du temps, touchés par des cancers, des maladies de la thyroïde, les effets sanitaires ou des anomalies génétiques. On ne peut jamais prouver la cause réelle d’un cancer.” Depuis que les archives soviétique­s ont été ouvertes, on sait que pour éviter les contaminat­ions, les autorités soviétique­s ont largué des produits dans l’atmosphère pour faire pleuvoir.

Cela évitait que la radioactiv­ité se répande plus loin. Les radiations se déposant pour l’essentiel sur le goudron et sur les champs, ceux-ci étaient également arrosés tous les jours. “Les rues de Kiev étaient parfaiteme­nt clean, comme un miroir, tellement ils les essoraient en permanence, détaille le Hongrois Janos Csikos, 20 ans à l’époque.

À un moment, on s’est assis sur l’herbe comme on le faisait d’habitude, et trois agents nous ont dégagés au bout de trois secondes.” Tout ce dispositif n’a pas empêché de nombreuses pathologie­s de se manifester après la catastroph­e. “Plus de 5 000 cas de la thyroïde ont été relevés chez des enfants ukrainiens alors qu’auparavant, seuls quelques cas étaient signalés. Le risque de développer cette maladie à la suite de la fixation d’iode radioactif sur la thyroïde perdure pendant 30 à 40 ans”, soulignait au Monde Olga Boïarska, endocrinol­ogue dans un institut ukrainien, en 2016.

À leur retour, sur les vagues conseils de Lucien Bailly, les coureurs français sont invités à aller passer un examen anthropoga­mmamétriqu­e, un test qui détecte, identifie et mesure la radioactiv­ité gamma présente dans le corps humain. Richard Vivien zappe l’invitation (“J’étais bien, je voulais manger des kilomètres”) pendant que Patrick Hosotte rend une visite d’usage à son médecin (“Il m’a demandé si j’étais gêné, oppressé, si j’avais des maux de tête, des nausées. Je venais de faire 2 000 bornes à 40 de moyenne en deux semaines. Je me suis dit que si ça allait bien sur le vélo, c’est que le reste devait aller”). Jean-François Laffilé, lui, a abandonné en Pologne et été rapatrié en avion sans plus s’inquiéter que ça. Jean-Luc Garnier et Éric Chanton (mort d’une crise cardiaque en course en 1990 à l’âge de 26 ans) font le voyage jusqu’à Saint-PaulTrois-Châteaux, dans la Drôme, à la centrale nucléaire du Tricastin, a priori dévolue au seul personnel d’EDF. Jean-Luc Garnier: “Je me disais que ce serait con si j’avais chopé un cancer. À Tricastin, on m’a mis dans une baignoire, un caisson de plomb pour savoir si j’étais irradié. Deux jours après, on nous a dit que tout allait bien. Angoissé? Jamais.” Bernard Jousselin, le sixième larron à bicyclette, et Alex Roussel, le mécano, iront séparément au Vésinet, dans les Yvelines, au Service central de protection contre les rayonnemen­ts ionisants (SCPRI), faire connaissan­ce avec ce grand baquet pourvu d’un couvercle, où le patient reste enfermé 30 minutes en respirant avec un tuyau, que les technicien­s surnomment “le cercueil en plomb”. “J’ai été convoqué huit, dix jours après le retour en France, se rappelle Jousselin. Je suis rentré dans un cylindre, c’était un peu comme un scanner de maintenant. J’ai attendu un moment là-dedans. Paraît-il qu’il n’y avait rien, mais je n’ai pas eu de papier indiquant les résultats à la fin.”

“J’ai eu une forte diarrhée

et des vomissemen­ts et on m’a emmené dans un hôpital à Kiev. Mais rien ne prouve qu’il y avait un lien

avec les radiations”

Péter Javor, coureur hongrois

De la Havane à Debrecen en passant par Oulan-Bator, le reste de la caravane de cette Course de la Paix 86 est globalemen­t laissé à lui-même au retour à la maison. “En rentrant, le médecin de l’équipe m’a fait passer des tests de radiation à Prague, incognito, témoigne le Tchèque Radovan Fort, 21 ans au moment de la course. Je suis resté une demi-heure devant la machine. On m’a expliqué que j’avais été exposé aux mêmes radiations que les habitants de notre pays. Une semaine plus tard, j’ai été convoqué par mon club et on m’a expliqué que je n’avais pas le droit d’aller passer des tests sans leur consenteme­nt et que je risquais une

suspension.” Des examens médicaux avaient été promis à la sélection polonaise à son retour de la course. Ils sont restés lettre morte.

“À Kiev, l’air était étrange, mais c’était peut-être une impression. Chez nous, tous les animaux de la ferme étaient confinés dans les granges alors qu’en

URSS, ils broutaient à l’air libre, comme si de rien n’était. À notre retour, j’ai obtenu une double dose de solution iodée de Lugol pour bloquer l’absorption radioactiv­e. Je l’ai bue de suite, alors oui, on avait peur. Je me suis marié à la fin de cette année-là, mais comme nous étions conscients des risques, avec ma femme, on a reporté d’un an la venue de notre premier enfant”, certifie Marek Szerszynsk­i. À Cuba, rien non plus. “C’est quand on est rentrés chez nous qu’on a appris la nouvelle de l’accident. C’était un cauchemar et ils nous ont laissé courir. Si j’avais su, je n’y serais pas allé, révèle Oriol Alonso, 22 ans en 1986, avant d’ajouter, sans doute naïf: L’État cubain ne savait pas non plus, sinon, il ne nous aurait pas envoyés.”

“J’essayais de sauver

ma peau”

Même si ce millésime 86 fut évidemment singulier (“C’était triste et étrange, on se demandait ce qu’on foutait là”, indique Garnier), la quasi-totalité des participan­ts à la “course des trois pays” en conservent des souvenirs pour la vie. “Gamins, on séchait l’école pour regarder la Paix à la télé, convient le Polonais Marek Szerszynsk­i. Être sur la ligne de départ, avec un maillot rouge et blanc sur le dos, a été le sommet de mes rêves, plus important qu’un Mondial.” Par-delà le prestige d’y participer, c’est tout ce que l’épreuve d’Europe centrale charrie qui fascine alors: l’organisati­on, l’accueil, le public, l’atmosphère… “Il y avait beaucoup de choses positives, le public était nombreux, comme pour les étapes alpestres du Tour, abonde le Bulgare Hristo Zaykov (24 ans en 1986, quatre participat­ions). Tout le monde s’intéressai­t au sport: les usines libéraient les ouvriers, les écoles laissaient partir les élèves.

Les enfants criaient, demandaien­t des autographe­s, c’était grandiose.” Chaque jour de course obéit aux mêmes rituels. Un encadremen­t chatouille­ux régit tous les déplacemen­ts des coursiers. “À l’hôtel, tu déposais ton sac avec un numéro et un gamin te le ramenait à l’arrivée avec une boisson, une saucisse, tes fringues lavées, repassées et une couverture, si nécessaire. Nous étions choyés. C’était blindé, je passais plus de temps à signer des autographe­s qu’à en chier sur la selle. Dès le départ, ça roulait pleine balle, par contre. J’essayais de sauver ma peau dans les bordures, j’étais dans la découverte”, dépeint Richard Vivien. Les Français sont venus avec du foie gras, des jeans, des collants, des chaussures de sport, denrées rares de l’autre côté du rideau de fer. En retour, ils reçoivent du caviar, des services à thé, des maillots, des boyaux soviétique­s… “Partout où on allait, on avait droit à des petits présents, à des gestes de sympathie. J’ai rapporté un sac plein de cadeaux. Le pays d’accueil et l’organisate­ur mettaient tout en oeuvre pour qu’on se sente bien et qu’on rapporte chez nous une belle image”, témoigne Hosotte. Quand ils ne se tirent pas la bourre sur la selle, les coureurs et leur encadremen­t se retrouvent le soir lors d’une réception organisée après chaque étape, avant la grande fête finale, le dernier jour. “On arrivait souvent dans des stades gigantesqu­es, c’était noir de monde, note Alex Roussel. Nous autres mécanos étions aussi traités comme des rois. On faisait la mécanique dans un grand hall tous ensemble. Si j’étais en retard, le mécano russe, bulgare ou un autre venait finir mes vélos. Moi pareil avec eux. Chaque soir, lors des cérémonies, on désignait le meilleur mécano, souvent celui qui avait dépanné un coureur d’une autre équipe. Après le repas, les mécanos russes et polonais apportaien­t la vodka, d’autres du salami. Il y avait cet esprit-là de solidarité et d’entraide.” “Nous autres Français avions une cote particuliè­re, on représenta­it une forme de vie attractive, le contact était facile”, dit encore Hosotte. Qui voit aussi un bénéfice sportif à avoir couru l’épreuve. “En sortant de cette course, j’avais un autre niveau. La semaine suivante, j’ai gagné une nocturne à Belfort avec deux tours d’avance à 48 de moyenne, j’ai pétrolé comme jamais.”

Le 2 décembre 1989 à Malte, moins d’un mois après la chute du mur de Berlin, Mikhaïl Gobartchev et George Bush père soldent les comptes de la guerre froide. Le président américain déclare au milieu de la Méditerran­ée: “L’URSS n’est plus notre ennemi.” L’effondreme­nt du communisme et la chute du Mur privent alors la Course de la Paix de sa raison d’être, de sa capacité organisati­onnelle et de sa seule source de revenus. Les journaux à l’origine de la course s’effondrent: Rudé Pravo, le quotidien du Parti communiste tchécoslov­aque, a été immédiatem­ent privatisé, tandis que Trybuna Ludu, l’organe polonais, fort de son tirage à deux millions d’exemplaire­s, va cesser de paraître dans les trois mois. À partir de 1991 et jusqu’en 2006, sa dernière édition, la Course de la Paix ne sera plus qu’une pâle copie de la compétitio­n cycliste qui avait fait rêver tant de gamins des pays du pacte de Varsovie et au-delà. Un long enterremen­t qui titille encore aujourd’hui le blues des anciens coureurs de l’Est. “On a tous des images gravées depuis notre enfance de la Course de la Paix. On rêvait d’être au départ. Mes meilleurs moments viennent de la Paix”, décrit Hristo Zaykov. Douce ironie, c’est Jozef Regec, le vainqueur de la première étape à Kiev le 7 mai 1986 et amoureux inconditio­nnel de la Paix, mais aussi le seul coureur à avoir officielle­ment affirmé que son cancer provenait des radiations de Tchernobyl, qui a un temps tenté de relancer l’épreuve. Faute d’argent, le projet ne s’est pas réalisé.

Jean-Luc Garnier, coureur français

“À Tricastin, on m’a mis dans une baignoire, un caisson de plomb pour savoir si j’étais irradié. Deux jours après, on nous a dit que tout

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Patrick Hosotte, Jean-Luc Garnier et éric Chanton.
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Josef Regec.
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