Pedale!

À tombeau ouvert

Les descentes,

- PAR THÉO DENMAT, AVEC MAXIME BRIGAND / PHOTOS: PRESSE SPORTS

Oubliez les montées. Depuis quelques années, les étapes se jouent de plus en plus dans le corps couché sur le cadre et le compteur rivé à

100 km/h. Une ode à la liberté et au pilotage, mais aussi un défi lancé à la peur ancestrale du peloton: le vide.

De toutes les règles qui régissent le vélo, il en est une qui n’est inscrite dans aucun manuel cycliste, mais que tout coureur apprend à connaître lors de sa première année profession­nelle. Cette règle exige deux prérequis. Le premier est de participer à une course où s’aligne Vincenzo Nibali. Le second, que le parcours présente, à portée de canon de l’arrivée, une descente ni trop courte ni trop longue, quelque part entre six et douze kilomètres. Plus: les pentes ne sont pas assez ardues ; moins: le Squale mouille en queue de peloton. Profil type: l’Izoard, depuis la casse déserte. Pour assister au spectacle, il faut alors mouliner en haut du col et pointer le guidon en tête de groupe. De là, avec un peu de chance, comme le public du zoo s’amasse pour assister au repas des lionnes, on peut voir l’attaque. Tout se joue sur 500 mètres: 250 avant le sommet,

250 cinquante après. Les lièvres s’écartent.

Les motos-caméra lèchent les barrières.

Le jeu n’est même pas une affaire de surprise: tout le monde sait que Nibali va partir. Non, la question à se poser est la suivante: qui, lorsque le requin de Messine va enfin se dresser sur ses pédales, tombera dans le piège et tentera de le suivre?

En mai dernier, lors de l’étape 12 du Giro, c’était Gianni Moscon –27 ans, pourtant.

Dans la descente du Passo del Carnaio, le coureur Ineos Grenadier saute dans la roue du Sicilien pour un sprint sur piste noire de 8,8 kilomètres, avec des pointes à

83,9 km/h au milieu des champs de betteraves sucrières. Et ce qui devait arriver arrive: dans une chicane gauche-droite, le double champion d’Italie de course en ligne se couche violemment sur le flanc. Au micro d’Eurosport, le roc Sean Kelly ne s’y trompe pas: “Mais pour quelle raison est-ce que tu le suis? Pourquoi? Je ne comprends pas (…) Laisse-le partir. C’est faire preuve d’un excès d’ego ridicule que de penser ‘Je peux le suivre, je peux le suivre.’” En 2016, déjà, Nibali avait récupéré un Giro promis à la cheminée de Steven Kruijswijk en le poussant au soleil dans les congères de la descente du col d’Agnel (2 744 mètres d’altitude). Trois ans plus tard, même épreuve, quinzième étape, même scène ou presque: l’Italien fausse compagnie au maillot rose de Primoz Roglic sur le crâne du Civiglio avant de plonger vers Côme. Le Slovène finira par faire un câlin à une glissière de sécurité. “Nibali a la particular­ité de rouler juste au-dessus de la limite de ceux qui se mettent dans sa roue, analyse Cyrille Guimard, druide sans la barbe. On se dit ‘tiens, je peux l’accrocher’ jusqu’au point de rupture.” Plus grande victime en date, après “le tréteau” Kruijswijk: au Tour de

Lombardie

2020, dans la face B du terrible mur de Sormano,

Remco Evenepoel mord à l’hameçon. L’affaire se terminera près de huit mètres en contrebas d’un pont qui aurait pu être son mausolée, le bassin fracturé et le poumon droit contusionn­é en guise de chrysanthè­mes.

Ainsi va la vie dans le vélo. Depuis une petite dizaine d’années, les descentes à tombeau ouvert de Nibali rythment les étapes de haute ou moyenne montagne que l’on promettait, il y a encore peu, aux purs grimpeurs.

Au point de donner des idées aux autres: chaque année, le Tour dévoile son nouveau funambule. Bardet, Kwiatkowsk­i, Alaphilipp­e ou Hirschi sont de ceux-là. Comme si, soudaineme­nt, le peloton s’était réveillé d’un long sommeil pour se rappeler que le vélo est, aussi, un sport de conduite. “Il est indéniable que depuis cinq-six ans, il y a plus d’écarts qui se créent dans les descentes que dans les montées, concède Thierry Gouvenou, directeur technique du Tour et responsabl­e de son tracé. Le rapport s’est presque inversé.” Jean-René Bernaudeau, patron de la team Total Direct Énergie, évoque lui un “nouvel outil tactique”: “Les courses sont devenues tellement violentes en montée et tellement tendues sur le plat qu’on exploite le reste. On sait que certains coureurs ont eu des accidents graves et une limite qu’ils ne dépasseron­t plus. La descente est devenue un vrai atout.” Un exemple? Relais du Chat, Tour 2017. Quelques semaines plus tôt, devant sa télévision, Christophe­r Froome avait vu l’Australien Richie Porte, son ancien chien de garde à la Sky passé à l’été chez BMC, claquer des genoux sur les pentes du Dauphiné. Alors au matin de la neuvième étape, il décide de monter un coup. L’escouade? Aru, Bardet, Uran, Barguil, Bennett et Dan Martin.

Le tracé présente un dénivelé total de

4 600 mètres sur 181,5 kilomètres, coche sept ascensions dont trois cols hors-catégorie, du jamais-vu depuis 2011. Mais plutôt que de se jouer dans les montées, l’étape va basculer dans la descente du relais du Chat, où la route légèrement bombée, recouverte de cailloux, dégringole en zigzag entre un mur de pierre et une forêt de châtaignie­rs. Froome s’engouffre dans la patinoire sans regarder derrière lui. Il ne fera qu’entendre le crash de son ex-coéquipier, en embuscade à 0’39 au général, le nez tout droit dans le rocher. Ils seront douze à abandonner ce soir-là –quatre sur chute, sept hors-délais et un épuisé.

“C’est qui ce gars qui attaque dans la descente?”

C’est donc une histoire de salauds, qui consiste à repousser le plus loin la barrière de la peur. La fin d’un tabou, aussi, qui a longtemps interdit les attaques en descente au nom d’un “gentleman agreement”. Lance Armstrong avait ainsi attendu Jan Ullrich –ignoble pilote– en bas du col de Peyresourd­e, en juillet 2001, lorsque celui-ci était allé manger de la luzerne au large d’un virage. “C’est normal! dira-t-il plus tard. C’est pas correct de continuer d’attaquer quand un champion est pris dans une chute.” Puisque rien ne s’y passait jamais, France Télévision­s prit même l’habitude de caler ses coupures pub dans les descentes –et c’est ainsi que lors de la fameuse étape du relais du Chat, Porte chuta dans un paquet de lessive. Frédéric Moncassin, l’un des meilleurs descendeur­s français de ces 30 dernières années, se rappelle s’être fait secouer les puces par Jean-François Bernard pour son premier Tour, en 1993.

“La Lampre avait roulé sur le plat toute une étape pour récupérer l’échappée, et en basculant vers Marseille, j’attaque à bloc pour m’intercaler entre les deux groupes. Je dois faire onzième. Après l’arrivée, Bernard, qui roulait pour Indurain, me cherchait partout en hurlant: ‘C’est qui ce gars qui attaque dans la descente?’ Il m’avait pourri, le blaireau. Pour lui, ça ne se faisait pas.” Les années passant, le peloton s’habituera à voir le Français prendre la tête du gruppetto à chaque bascule, avant de disparaîtr­e en riant dans les pots d’échappemen­t des motos de la garde républicai­ne. Quand les pourcentag­es passaient en négatifs, Moncassin devenait “Moncasseco­u”, celui qui affichait les “100” sur son compteur comme on s’enfile des pâtes de fruits, “en petit short, maillot court, le vent qui claque dans les cheveux…” “J’avais la chair de poule à chaque descente, un régal, dit-il. Les flics à moto venaient me voir le matin avant les étapes de montagne: ‘Putain, on se fait l’Izoard aujourd’hui, tu nous suis!’ Ils étaient en

chemisette devant, je partais à balle et ils m’ouvraient la route. Dans le peloton, on m’appelait le mongolien, mais je prenais mon pied!” Après tout, c’est vrai: qui roule pour monter? À l’origine, grimper un col n’est qu’un prétexte pour le redescendr­e. Dans un sport où la douleur est quotidienn­e, pour ne pas dire permanente, les descentes revêtent les habits de l’enfance, ces moments où l’on se couche sur le cadre pour passer plus vite devant la maison. Elles ont le goût du risque, et donc de la liberté, aussi. À ce jeu, les plus heureux se sont longtemps appelés Aimar, Virenque, Arroyo, Hushovd, et bien sûr Paolo Savoldelli, dit “le Faucon”: il ne descendait pas, il volait. Ce qui ne leur a jamais interdit l’effroi. Jean-René Bernaudeau, pour qui freiner était “une injure”, n’a jamais osé regarder dans les yeux la descente de MarieBlanq­ue direction Bielle, dans cette vallée d’Ossau façonnée par les glaciers. “Un gouffre, avec des pics à 110 km/h. C’est la seule qui m’ait jamais fait flipper.”

À quoi tient la peur? On ne sait jamais avant d’avoir eu le flash. Cela peut être une gamelle à 8 ans ou les images de la mort du Belge Wouter Weylandt dans un tout-droit du Passo del Bocco, au Giro 2011. Pour Thibaut Pinot, longtemps tétanisé dans l’exercice, c’était un trauma d’enfance. À tel point que Marc Madiot avait fini par lui organiser, fin 2015, un rendez-vous avec l’informel “coach descente” du peloton, l’espagnol Oscar Saiz, plusieurs fois champion du monde de cyclocross à la fin des années 90. “Thibaut avait besoin d’aide. Il était perdu par la pression qu’il se mettait lui-même, les médias, son entourage”, remet le coach. Lors du stage d’hiver suivant à Alicante, Oscar Saiz fait arrêter la FDJ dans les descentes, comme celle du col de Rates (21 kilomètres avec des pointes à 19,5%).

Il place des plots le long des lacets sur deux bornes, et commence ses exercices. “Je voulais voir leurs virages, explique-t-il. Quelle ligne? Pourquoi cette ligne? Est-ce qu’ils la voient naturellem­ent ou est-ce que je dois leur montrer? Est-ce qu’ils lisent bien la route? Comment est leur position? Je me fiche que les coureurs soient rapides ou lents. Je travaille leur sécurité.” La liste de ses clients depuis 2013 en dit long sur ce déclic collectif: Rabobank, Belkin, Jumbo-Visma, AG2R, Dimension Data, CCC, Sky… Pour quel bilan? Deux ans après leur première entrevue, Pinot attaquait dans les descentes du Tour de Suisse.

tellement violentes devenues qu’on sont sur le plat

“Les courses tendues

et tellement est devenue en montée reste. La descente

eau exploite le

Bernaud Jean-René un vrai atout”

“Clac, clac, clac, comme un pilote de F1”

Contrairem­ent à ce que l’on pourrait penser, les descentes qui font le plus de différence­s ne sont pas les plus rapides. Prenez le Galibier, par exemple. En direction du col du Lautaret, sa partie haute est un échauffeme­nt technique à moyenne vitesse. Puis rapidement, au bout de deux kilomètres, les chicanes s’allongent, s’étirent comme chat au soleil, jusqu’à devenir de longues courbes de circuit de Nascar. La force centrifuge fait son travail et lentement, les grappes se détachent. “Une descente devient technique quand on aborde les courbes à 60-70 km/h, appuie Guimard. En dessous, c’est de la belote. Personne ne tombe dans les épingles à cheveux. Mais les virages à enfilade, avec des droite-gauche qui se suivent à 15-20 m/s, c’est comme aller au charbon dans le dernier kilomètre d’une étape de plat: si tu penses à ta mère, t’es mort.” Lancé dans les cambrures du col, il s’agit d’abord d’adopter sa position préférenti­elle: dans l’idéal, en boule. Pantani préférait tendre ses bras au maximum et toucher la selle avec son bas-ventre, “tout sur l’arrière”. Matej Mohoric, dans sa position désormais caractéris­tique interdite depuis le 1er avril dernier, optait pour l’inverse: l’arrière-train sur le tube de cadre, la tête à l’aplomb de la roue avant et le vent dans la gueule, comme un sauteur à ski, “tout sur l’avant”. Ensuite, les yeux sur la route, toujours sur la route, posés entre 800 mètres et un kilomètre au loin, et bientôt arrive votre premier problème: il faut tourner. “Un virage, ça s’anticipe, avance Frédéric Vichot, vainqueur d’étape sur le Tour 1984 grâce à une plongée vers Grenoble qui avait laissé l’Australien Phil Anderson sur le bas-côté. Un bon descendeur a toujours deux ou trois coups d’avance: un oeil sur le paysage, l’autre sur les feux stop des motos qui sont devant, pour jauger le freinage et l’adhérence du revêtement.” À l’entrée du virage, le coureur se place à l’extrême gauche de la route, jambe intérieure légèrement dressée, comme s’il voulait piquer le point de corde.

Freinage au dernier moment, du patin avant. Puis il faut plonger. Le vélo est légèrement couché, comme une motoGP. À la moitié du virage, on lève les yeux vers la sortie. Aux deux tiers, l’horizon se dégage: la tête toujours levée, vous apercevez la route qui reprend.

Cet instant est aussi celui de prendre une grande inspiratio­n ; un moment de calme d’un dixième de seconde où tout est déjà joué, reste à laisser faire la gravité. L’occasion de prendre quelques informatio­ns sur l’état de la chaussée à venir, de jeter un coup d’oeil à vos poursuivan­ts qui, eux, entament leur courbe, mais surtout de relâcher les freins. “Vous avez tout votre poids sur la fourche avant, et quand vous lâchez les freins, ça agit comme un élastique: vous êtes propulsé”, détaille Lucien Aimar, dont la légende veut qu’il ait remporté le Tour 1966 après avoir pris le jaune dans une descente vers Turin où Jan Janssen et Poulidor jouaient du patin. Mais pas le temps de respirer: voilà que se présente la relance. Car “un mec qui descend vite, c’est pas que la position, martèle Moncassin. Juste avant de lâcher mon freinage, en fonction de l’inclinaiso­n du virage, je mettais trois-quatre coups sur la molette pour rétrograde­r les vitesses. Disons 14-15-16.

Clac, clac, clac, comme un pilote de F1. Au moment de relancer, les mecs avaient tout à droite, ils relançaien­t comme des bêtes, moi, je ne forçais pas, j’avais le bon rapport. C’est tout simple, mais j’étais le seul à le faire. Et au bout de trois, quatre virages, tu les décroches sans rien faire.”

Après avoir retrouvé votre équilibre, vous voilà sorti d’affaire. Sauf qu’il reste désormais à répéter l’opération autant de fois que nécessaire, à haute vitesse, en évitant les nidsde-poule, les pierres, les chiens, les lanières d’appareils photo et surtout, les autres.

Pour ça, “la seule chose à prier, c’est que le coureur devant soi descende bien. Pendant un temps, on savait que toutes les équipes en Continenta­l avaient un avantage sur le reste du peloton, donc on ciblait leurs roues”, glisse Clément Chevrier, exAG2R La Mondiale. Raison pour laquelle les arrivées de cols ressemblen­t parfois à des sprints intermédia­ires. Les sprinteurs, d’ailleurs, sont toujours de bonnes roues à prendre, tout comme celles des cyclocross­eurs (Stybar, Madiot, Pidcock, Rolf Wolfshohl). En revanche, évitez les pistards: à force de tourner sur l’anneau, leurs virages à droite sont plus faibles. Il faut aussi espérer qu’il ne pleuve pas. Là, le goudron neuf

–et sur les routes du Tour, il l’est souvent–, se gorge d’eau et devient une piste de bobsleigh. Enfin, n’oubliez pas cette leçon de Cyrille Guimard: “Rien n’est plus important que l’adhérence. Vous savez ce que disait Amédée Gordini? ‘La voiture ne sera jamais que l’accessoire du pneu.’”

Les jambes autour du cou

Cet été, le premier rendez-vous des amateurs du genre aura lieu le 7 juillet. La onzième étape du Tour, qui se termine à Malaucène, devrait offrir une descente du Ventoux vertigineu­se. Mais qui ne creusera pas d’écarts: ce côté-là est une autoroute, aussi rapide que large, où Lucien Aimar avait un jour atteint les 140 km/h. C’est pourquoi il est plutôt recommandé d’attendre l’étape 15 et la descente du Beixalis. Du sommet, placé à 14,8 kilomètres de l’arrivée, la route se casse en deux. Les coureurs plongeront droit

jusqu’à Andorre-la-Vieille, 800 mètres de chute dans une pente

“hyper raide, avec des virages très serrés, parfois sans visibilité. Ça va être un moment tendu”, prévient Thierry Gouvenou. Il le regrette presque: loin de le faire saliver, la situation l’inquiète. “J’ai appris la semaine dernière que certains coureurs roulent avec des braquets de 10. Avant, on finissait par avoir les jambes autour du cou, on pédalait dans le vide. Là, tu peux toujours continuer d’accélérer. Pour moi, honnêtemen­t, ça va beaucoup trop vite.” L’avènement des freins à disque et de Google Maps en est aussi la cause: apprendre une trajectoir­e depuis son canapé est déjà une manière de prendre quelques mètres d’avance. L’an passé, le russe llnur Zakarin, assurément l’un des plus flippés du peloton, s’était fait distancer dans la descente du col du Port de Balès par le Français Nans Peters, finalement vainqueur à Loudenviel­le. Aux micros de France TV, l’Isérois, formé à Chambéry au milieu des pistes de skis, avait expliqué sa victoire ainsi: “J’avais vu que l’autre descendait comme une chèvre.” Ou peut-être qu’il avait pensé à sa mère.

“Une descente devient technique quand on aborde les courbes

h. à 60-70 km/ En dessous, c’est de la belote”

Guimard

Cyrille

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