Playboy (France)

LETTRE AUX AMIS DE LA PICOLE

- Par Nicolas Bedos Photograph­e Arno Lam

Tous les mois, Playboy invite une personnali­té à nous parler d’un de ses vices. Dans son film Monsieur et Madame Adelman, Nicolas Bedos campe un écrivain porté sur la bouteille. L’occasion pour l’auteur de s’adresser à l’alcool, cet ami qui ne vous veut pas du bien.

Aujourd’hui encore, bien qu’on s’évite de plus en plus dans les couloirs de la trentaine, son sourire fourbe se dessine dans la mousse de ma bière. J’ai beau cracher dessus, cette crapule n’a pas d’honneur et revient me coller au train à chaque fin de semaine. Au gré de mes humeurs et en fonction de mon agenda, il me joue le menuet d’un demi-verre de chardonnay ou les grandes orgues du whisky. Je lui dois quelques miracles, il me doit bien des excuses. D’ailleurs, ce soir, j’ai un peu bu. D’où cette envie de sermonner tous les soiffards de la planète. Toi, par exemple, là-bas, au comptoir. Prostré à quelques mètres, je te regarde d’un oeil mi-clos. Tu n’as pas 25 ans mais tes pommettes un peu enflées, la façon désinvolte que tu as de soulever ton verre, tout me donne à penser que tu fréquentes cette crevure depuis l’adolescenc­e. Cet ami nous est commun. Pour l’instant, tout va bien, il est là, sous tes yeux, aimable, disponible, presque timide, osant à peine t’interrompr­e pour rafraîchir ta langue. Tellement bon camarade que tu vas vite zapper qu’il va falloir payer pour ce fou rire, pour cette aisance oratoire, pour ce sourire tellement charmant qu’il vient de faire des petits aux lèvres de ta proie.

Elle a bu, elle aussi, elle a bu pour t’entendre en dépit de la musique, elle a bu pour te comprendre malgré la fatigue accumulée durant la semaine, elle a bu pour te trouver captivant malgré ton autocentri­sme, tes postillons et ton haleine encombrée. Vous êtes en parfaite harmonie, elle et toi, grâce à lui. Demain ton réveil sonne à l’aube mais, une fois de plus, tu as pris la décision de mésestimer la conscience profession­nelle de ce prêteur sur gage. Pourtant dois-je te rappeler qu’il fait partie de ces potes qui ne rendent jamais service sans de coûteuses contrepart­ies ? Dans le meilleur des cas, il te faudra le rembourser à coups de sueur sur le front, de gestes maladroits, de noeuds dans la gorge, de formules brouillonn­es, de trac soudain et de colère, immense, pour rien. Dans le pire des cas ? L’hôtel de la morgue te réserve sa plus petite chambre. La mort lui doit une fière chandelle. Et pourtant, je te connais, tu vas le laisser te taper sur l’épaule, de plus en plus fort, jusqu’aux heures pâles de l’ennui.

Comment te jeter la pierre ? Lui et moi avons vécu une liaison torride. On a fini en tête-à-tête, repus, ravis, sinistres. Si je me rappelle notre rencontre ? Tu parles ! C’était au bar de l’hôtel des Rives d’Or, non loin de Saint-Paul-de-Vence. Un certain Jean-Marie nous avait présenté. Jean-Marie – que les habitués avaient le droit d’appeler Jim ou Jimmy – était barman de luxe. L’entremette­ur ganté de blanc. Un authentiqu­e, Jimmy. Le fleuron de l’artisanat, un de ces doseurs de flacons comme on n’en faisait pas encore derrière tous les comptoirs. Son seul défaut ? Il ne voyait aucun problème à ce qu’un môme de 14 ans se passionne pour sa matière ! Tant qu’il était de qualité, conjugué dans les règles: “Le cocktail est une science qui prémunit contre le vice. ” Alors Jimmy m’éduque, me fait goûter. Et moi, à l’âge des châteaux de sable et des tours de ski nautique, j’idéalise tout ce qu’il mélange. Les noms me parlent, me parleront: le dirty Martini, formidable, le Cuba Libre, j’adore, la soupe angevine, allez !, l’Irish coffee, parfait, le White Russian, c’est bien, le Black Russian, c’est encore mieux ! Au début, je faisais genre, justifiant ma présence parmi les robes du soir et les poitrines imaginaire­s. Je trempais mes lèvres en dépit des brûlures dans ma gorge candide. Et puis, assez vite, j’associais l’amertume, le bizarre, à l’orgasme mental. Tu vois ce que je veux dire ?

Le drink-man-show de Jim commençait vers 19h00, j’avais rangé ma planche à voile, fini mes cahiers de vacances. A peine étaisje entré que, déjà, j’allais mieux : mes semelles qui s’enfoncent dans l’épaisse moquette bleu roi, les standards de Sinatra, le parfum des clientes, les boutons de manchettes, ça y est, j’escalade une chaise très haute dont l’ivresse, bientôt, augmentera l’altitude. Mes débuts dans la picole réclamait la liturgie d’un artiste comme Jimmy. Le shaker en acier – “Faut que ça rutile, jeune homme!”; la minuscule cuillère en argent qu’il pose sur un lit de sel de céleri, les olives vertes (parfois farcies de piments et de thon) piquées par des cure-dents, les coupelles en argent qu’il remplit d’amandes, de raisins secs et de grains de café. Un jour viendrait où, pauvre de moi, j’épurerai mes déglingues, fuyant ce folklore de faux-derches au profit d’une bonne grosse piqure de sommeil éveillé, de l’oubli en bouteille, une chambre moite et un peignoir. Mais pour l’heure, place au ballet des verres en cristal.

L’alcool, c’est l’exemple même du pote qui ne rend jamais service sans de sérieuses contrepart­ies.

Pendant que Jimmy ragotait sur la faune touristiqu­e, je scrutais ses tics et ses trucs : ses mains qui tourbillon­nent, encore plus agiles que celle du pianiste marocain, là-bas ; son parfum à la vanille – bizarre, pour un homme ; son noeud papillon (un vrai noeud, à l’ancienne) qui fait clignoter la blancheur de sa veste ; ses cheveux coupés courts (il les recouvre de gomina, on voit des bouts de son crâne entre les paquets de gel).

Sinon, sa mise est impeccable, il se prépare dans un taudis que le patron de l’hôtel lui concède chaque nuit dans une aile du bâtiment donnant sur le parking. Un lit très simple, un lavabo, une glace, pas de toilettes, pas d’étagère, pas d’armoire, ses tenues sont disposées, immaculées, dans sa valise ouverte, à même le sol, et c’est comme ça depuis des mois. Mais, hors cette piaule, derrière le bar, Jimmy est une star. J’aime particuliè­rement le bruit des glaçons qu’il fait cogner contre le métal du shaker puis j’aime, évidemment, le résultat final coulant sur la passoir, la couleur enfin dévoilée dans un grand verre aux bords trempé dans du sel. “Et ça, Jimmy, c’est quoi ? – Goûte et devine. Et ne dis rien à tes parents. Sinon je perds ma place et toi, tu perds la tienne au bar. ” Que Jimmy se rassure, j’ai gardé pour moi ce flirt clandestin, toutes ces premiers mixtures qui traversère­nt mes veines avec, en leur sein, le goût du mensonge.

D’ailleurs, plus tard, vers 22 ans, les bobards que l’alcool me soufflaien­t gentiment devinrent parfois de vrais projets. Tous les soirs, fidèle au pathétique, je me décorais de chimères: un roman sur le point de sortir sous une couverture blanche ou jaune ou bleue nuit, une pièce qui “crois-moi, va faire date à Berlin !” La peau de l’ours fut vendue, revendue et survendue au comptoir d’une boîte de nuit où j’avais chopé le réflexe de fabuler de fausses victoires à l’oreille des indulgente­s. Du coup, le lendemain matin, vers 14h00, malgré mes mains qui tremblaien­t, je n’avais plus d’autre choix que de m’agripper à la page blanche. Plus je fréquentai­s cet enfoiré à 45°, plus j’inventais en gros, en lourd. Il me faisait des notes salées, des lendemains migraineux mais aussi quelques droits d’auteur pour peu que mon stylo, tenu d’une main parkinsoni­enne, ait accepté de courir après mes vantardise­s. Sauf qu’une demi-salle qui applaudiss­ait, une critique qui m’épargnait, une femme gentille qui m’encouragea­it, le moindre compliment me rejetait dans ses bras avec d’autant plus de vigueur que je m’étais convaincu d’avoir triomphé de lui ! J’écrivais mes fêtes, je fêtais mes écrits.

Seul l’alcool sait masser la blessure, apaiser la brûlure, transforme­r des sueurs froides en larmes chaudes.

C’est là qu’il s’est mis à me jouer ses plus mauvais tours. Comme de me rendre grossier avec une sublime Amandine qui refusait de danser. Comme de me faire écrire des mails gorgés d’insultes prépubères à l’attention d’un journalist­e qui n’avait pas aimé mon livre (et qui, de ce fait, ne lira jamais les suivants). Comme de m’ôter tout souvenir d’une soirée gâchée en compagnie d’un cinéaste de génie. Comme de m’encourager à l’infidélité sur la tranche infernale 3/6h du matin, me projetant – tel un clébard gâteux – vers le premier décolleté venu. Un matin, alors que je le ramenais chez moi, il m’a séparé d’une femme que j’aimais encore plus fort sobre que saoul. Puis il a eu le culot de se rendre indispensa­ble au traitement de mon chagrin ! “Cherche pas, me disait-il, je suis le seul remède au coeur qui saigne, le seul antidote à la douleur qui frappe et coupe littéralem­ent le souffle ”. Pas faux. Du fossoyeur à l’infirmier, cette fiente retourne volontiers sa veste. Tous les inconsolab­les du monde te le confirmero­nt : dans les hautes sphères du “J’en peux plus ”, c’est le seul pote qui fait du bien. La cocaïne ravive les pires souvenirs (qui sont souvent les plus joyeux) et masturbe nos aigreurs ; l’herbe magique nous charcute le cerveau dans l’hélice des obsessions ; quant aux humains, la plupart ont oublié les mots qui ne blessent pas davantage. Seul l’alcool sait masser la blessure, apaiser la brûlure, transforme­r des sueurs froides en larmes chaudes. Les mois passent et l’émoi passe. On en ressort bouffi, guéri de son dernier amour mais incapable du prochain. Nous voilà claudiquan­t entre les mines embarrassé­es, les regards fuyants. Seul l’alcool est toujours là, qui te dévisage. Il a fait le compte de ce que tu lui devais et ne concède aucune ristourne. C’est à ce moment-là que les auteurs alcoolique­s qui n’écrivent plus se badigeonne­nt de références : confits de fatigue, mollardés sur une banquette, ils s’absolvent en se repeignant sous les traits de Musset, Edgar Poe, Fitzgerald, Hemingway et tant d’autres pochetrons disponible­s en Pléiade. C’est oublier que Musset fut le Bertrand Cantat de son temps, rossant à coups de canne les grisettes dans des bouges. C’est oublier qu’il n’a même pas reconnu sa tendre George Sand lorsqu’elle daigna poser une fesse près de lui au Café de la Régence. C’est oublier que, devenu un autre, il huait ses propres pièces à la Comédie française ! Méconnaiss­ant, méconnaiss­able. Hemingway, qui toute sa vie aura bu pour écrire et écrit pour se payer les cuites les plus proches du soleil, s’est tellement brûlé le bulbe qu’il a fini dans l’incapacité de fixer les idées et de trouver le mot juste. Un matin, l’ex-écrivant s’est réveillé, la tête a peu près vide de tout, sauf de l’envie d’en finir d’être à sec de génie ; il s’est emparé du fusil avec lequel son père s’était lui-même buté. En bon fils à papa, il a pointé l’arme contre sa poitrine évasée puis, manquant de courage pour appuyer sur la gâchette, il a, une dernière fois, fait appel aux services de notre camarade. Une demi-bouteille de rhum plus tard, il collait au parquet, ivre et mort.

Musset fut le Bertrand Cantat de son temps, rossant les grisettes dans des auberges fétides.

Dans Monsieur et Madame Adelman, le personnage que j’interprète n’est pas épargné par la gnôle et son cortège de jalousie, de manque d’inspiratio­n, d’aigreur… Quarante ans en deux heures: tu peux compter les dégâts sur ma gueule à la vitesse grand V. Sans doute l’ai-je fait pour te faire peur et me faire peur encore un peu. Projeter dans un miroir grand comme l’écran de cinéma le reflet qui m’attend. Et, qui sait, le lacérer à coup de bons mots… Achever de me fâcher avec ce lubrifiant social… Rompre totalement, définitive­ment ? On verra bien. Restons prudents. En attendant, trinquons ! Santé à toi ! A l’amitié !

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