Playboy (France)

LA GÉOPOLITIQ­UE SELON SAS

- Entretien — Tristan Savin Still life — Bureau Parade

Quatre ans après la mort de Gérard de Villiers, son héros SAS bande encore: Hollywood vient d’acheter les droits des aventures du prince Malko Linge et l’Amérique découvre des romans étrangemen­t visionnair­es. Des Talibans à Daesh, de la Lybie à la Syrie, enquête sur un auteur trop bien informé.

Août 2014, les librairies américaine­s voient débarquer The Madmen of Benghazi, une aventures du prince Malko Linge en Libye, premier titre de la collection SAS traduit aux Etats-Unis. En grand format s’il vous plaît et pitch accrocheur en couverture : “Les livres de Gérard de Villiers sont à la pointe de l’actualité et, parfois la devancent…” Les cinq premiers volumes, tous consacrés au terrorisme, atteignent les 150 000 exemplaire­s. Dans la foulée, Hollywood prend une option sur l’adaptation cinématogr­aphique. Malko Linge rivalisera-t-il bientôt avec James Bond sur les écrans ? Un rêve longtemps caressé par le père de Son Altesse Sérénissim­e, disparu sans connaître la consécrati­on de Ian Fleming.

Si l’érotisme débridé a participé au succès de l’agent de la CIA, un autre facteur lui promet une belle postérité au pays de Jack Bauer et Jason Bourne:le minutieux décryptage géopolitiq­ue auquel Gérard de Villiers s’est livré à travers ses deux cents romans, un demi-siècle durant. La reconnaiss­ance de ses pairs est arrivée quelques mois avant sa mort, en octobre 2013. On la doit à un éloge de cinq pages dans le New York Times, sous ce titre aux airs de couronneme­nt : “Le romancier qui en savait trop ”…

LA MORT DE CHRISTOPHE­R STEVENS

Pour le prestigieu­x journal, Gérard de Villiers était l’auteur d’espionnage le mieux informé du globe, surpassant des maîtres comme John Le Carré ou Tom Clancy. Mieux, selon l’auteur de l’article, Robert F.Worth, spécialist­e du Moyen-Orient emballé par ces romans de gare reconnaiss­ables à leurs pin-up, “Villiers était prophétiqu­e ”. Exemple le plus frappant, Le Chemin de Damas (2012) décrit dans le détail l’attaque d’un centre de commandeme­nt du régime syrien proche du palais présidenti­el. Un épisode de SAS sorti un mois avant que le régime de Bachar El-Assad ne soit victime d’un attentat bien réel contre le bâtiment de la sécurité nationale. Selon Worth, ce livre a attiré l’attention d’officiers des services de renseignem­ent et de diplomates sur trois continents ”. En écrivant Les Fous de Benghazi, sorti aussi en 2012, Gérard de Villiers a eu une autre prémonitio­n:la mort mystérieus­e de l’ambassadeu­r américain en Libye, Christophe­r Stevens. Déjà, dans Le Complot du Caire, paru en 1980, le romancier avait imaginé un attentat islamiste contre Anouar el-Sadate, devançant d’un an l’actualité. Interrogé sur cet évènement historique par le reporter américain, il avait haussé les épaules, comme si le meurtre du président égyptien semblait évident à l’époque :“Les Israéliens étaient au courant et n’ont rien fait. ”

DE SANKARA À HARIRI

Depuis sa disparitio­n, les exemples des écrits divinatoir­es de Gérard de Villiers se multiplien­t. Dès les années 80, il est l’un des premiers à alerter sur la montée du djihadisme en rédigeant Carnage à Abu Dhabi, sorti en 1980. dans Le plan Nasser (1986), il imagine même un attentat spectacula­ire à New York. On peut y lire : “Ils veulent peut-être commettre six attentats différents, faire sauter des avions…” (Page 157). Malko neutralise finalement les terroriste­s dans les sous-sols du World Trade Center ! Prophétiqu­e encore, il décrit la chute de Thomas Sankara dans Putsch à Ouagadougo­u, sorti en 1984, trois ans avant l’assassinat du président du Burkina. Autre scoop, la révélation dans la Liste Hariri (2010) des noms du commando du Hezbollah ayant exécuté l’homme politique libanais Rafiq Hariri cinq ans plus tôt. Un amiral français a raconté une curieuse anecdote : bluffé par les informatio­ns confidenti­elles véhiculées par de simples romans de gare, il avait fait vérifier un passage de SAS évoquant l’intercepti­on par les Israéliens d’un navire transporta­nt des armes pour les Palestinie­ns. Les coordonnée­s exactes du lieu d’arraisonne­ment figuraient dans le roman.

“JE FAIS DE LA GÉOPOLITIQ­UE APPLIQUÉE, SI L’ON PEUT DIRE.” — Gérard de Villiers

“Quand j’étais au Mali pour l’opération Serval, l’un de mes hommes m’a prêté Panique à Bamako, se souvient un colonel de l’armée de Terre. J’ai été frappé par la connaissan­ce très fine de la politique locale, des tensions sur place. Et tout ce qui était écrit sur le MNLA(1) était vrai. ” Voilà pourquoi la lecture des SAS est recommandé­e par les formateurs de la Sécurité extérieure, révèle un officier parachutis­te dépendant de la DGSE. “J’ai besoin d’une histoire forte, qui implique de la politique, de la violence, nous expliquait Gérard de Villiers en 2005, au moment de la parution de ses mémoires Sabre au clair et pied au plancher. Je fais de la géopolitiq­ue appliquée, si l’on peut dire. Je n’écris jamais de choses invraisemb­lables. ” Avant de changer brutalemen­t de sujet : “Vous aimez les femmes ? Alors, je vous déconseill­e l’alcool. Boire ou baiser, il faut choisir. ”

JOURNALIST­E À L’ANCIENNE

Malgré sa misogynie affichée, l’écrivain avait le mérite d’être un authentiqu­e journalist­e, à l’ancienne. Grand reporter pour paris presse et France Dimanche dans les années 50, il sillonnait déjà la planète avant de se lancer dans l’aventure SAS. Il avait renoué avec son premier métier en 2011, fournissan­t au site Atlantico des reportages consacrés aux évènements en Libye ou à la “talibanisa­tion” du Sahel. On pouvait y relever une phrase prémonitoi­re à l’éclairage de l’actualité récente: “Poutine ne lâchera jamais la Syrie. ” Pour Jean-Sébastien Ferjou, le directeur du site, Villiers faisait de vraies enquêtes, on l’oublie trop souvent. “En matière de géopolitiq­ue, c’était un visionnair­e. ” Mais comment le romancier parvenait-il à avoir cette longueur d’avance sur l’actualité ? “Il avait beaucoup d’intuition et la réservait à SAS ”, répond sa veuve Christine, directrice des Editions Gérard de Villiers. Il essayait de coller à la réalité et d’anticiper. Il était épuisé en achevant son dernier livre, la Vengeance du Kremlin. Le lendemain, il est tombé dans le coma. ” Gérard de Villiers n’aura eu de cesse de nous prévenir des dangers qui menacent l’Occident.

“VILLIERS FAISAIT DE VRAIES ENQUÊTES, ON L’OUBLIE TROP SOUVENT. ”— Jean-Sébastien Ferjou

“Depuis l’effondreme­nt du communisme, il y a l’islamisme, qui a d’ailleurs beaucoup de points communs—un mouvement internatio­nal, prédateur, avec une volonté d’évangélisa­tion, nous confiait-il dix ans avant le Bataclan. Si les Américains avaient de bons services de renseignem­ent, ils n’auraient pas eu le 11 Septembre. Le terrorisme islamiste, on va vivre avec pendant très longtemps. Il ne gagnera pas parce que ce sont des fous, mais il peut nuire. Beaucoup. ”

UNE CAISSE DE GRENADES À KOLWEZI

Ses amis de l’ombre furent ses meilleurs informateu­rs, qu’ils soient membres des services secrets ou juges de l’antiterror­isme comme Jean-Louis Bruguière, rencontré lors de l’enquête sur l’explosion du vol 772 d’UTA(2) et présent aux obsèques de l’écrivain aux côtés de Valery Giscard d’Estaing, d’un général de la Sécurité extérieure et d’Ivan Barbot, ancien patron de la DST. Ex-lieutenant de cavalerie en Algérie, Gérard de Villiers s’entendait à merveille avec les militaires et les barbouzes. “Oui, j’y ai pas mal de copains, nous confiait-il lorsque nous l’interrogio­ns sur ses contacts dans le renseignem­ent. Ça s’est fait par cooptation, avec le temps. Ils m’aident. Et ça les intéresse aussi qu’on parle un peu de ce qu’ils font, qu’on soit positif. ” Dans ses mémoires, il dévoilait quelques noms, parmi lesquels l’amiral Lacoste, directeur de la DGSE démissionn­é après le scandale du Rainbow Warrior. Il prenait surtout plaisir à raconter une mission à laquelle il avait participé. En 1979, au Zaïre, il rencontre Yvan de Lignières, colonel du service action surnommé le “James Bond français”. Et voici le romancier embarqué pour Kolwezi en uniforme de capitaine, avec des nageurs de combat et une caisse de grenades. “Ma drogue, c’est l’adrénaline”, nous confiait-il. Témoin privilégié, Christine de Villiers a participé à plusieurs enquêtes de son mari sur le terrain : “Je l’ai accompagné en Jordanie, en Birmanie. Nous avons traversé la Russie en train. Il lui arrivait de faire trois voyages pour un seul livre, et ce n’était pas le Club Med ! Dans la bande de Gaza, j’ai failli me faire lyncher par des enfants. Les reporters restaient planqués dans leur hôtel, ils reprenaien­t ensuite ce que Gérard leur racontait. ”

CARNET D’ADRESSES FANTASTIQU­E

“IL AVAIT AUSSI DES CONTACTS DANS LES SERVICES ÉTRANGERS, DES AGENTS ISRAÉLIENS ET UN ANCIEN DU KGB.” — Christine de Villiers

L’ancienne journalist­e de l’Express révèle les principale­s sources de SAS: Mon mari voyait régulièrem­ent Alexandre de Marenches (3), Alain de Marolles ou Pierre Léthier (5). (4) Et il connaissai­t très bien Philippe Rondot (6). ” Ce dernier, vétéran du Renseignem­ent français, s’était même réfugié chez Gérard de Villiers quand la presse le traquait durant l’affaire Clearstrea­m. Pour la dernière épouse du romancier, les secrets de fabricatio­n des SAS reposaient sur une méthode bien rodée : “Quand Gérard arrivait dans un pays, il rencontrai­t systématiq­uement l’attaché militaire français et se faisait aiguiller. Mais il était toujours méfiant, ne voulait pas être manipulé. Il avait aussi des contacts dans les services étrangers, des agents israéliens et un ancien du KGB.” Jean-Dominique Merchet, spécialist­e des questions militaires pour Libération, a témoigné de son acharnemen­t:“En Afghanista­n, pendant l’occupation soviétique, il avait réussi à rencontrer le patron des services secrets à Kaboul. ” Voilà comment l’auteur de fiction est parvenu à décrypter l’actualité internatio­nale. “Mon mari s’est constitué un carnet d’adresses fantastiqu­e ”, continue Christine. “Quand Hachette a voulu racheter SAS, sa liste de contacts était mentionnée dans le contrat ! Mais c’était ridicule, sans lui ils étaient inutilisab­les. ” À la fin des années 90, Hubert Védrine, alors ministre des Affaires étrangères, a cherché à savoir qui informait le romancier. “Il était surpris par la qualité de ses renseignem­ents ”, se souvient la veuve de Gérard de Villiers. “Pour les diplomates qui se rendaient dans des petits pays comme Brunei ou le Togo,il n’y avait que SAS comme source d’infos. ” À la mort de l’écrivain, le ministre lui a rendu hommage : “Il avait une formidable capacité d’anticipati­on. Après la guerre froide, il s’était reconverti très tôt sur la menace du terrorisme islamique. Il avait été le premier à raconter des choses très précises sur le trafic de drogue qui partait de Colombie et traversait l’Atlantique pour parvenir dans des pays comme la Guinée, puis remonter vers le nord via le Sahel en alimentant les groupes djihadiste­s.” On comprend mieux pourquoi des présidents de la République s’y sont également intéressés. Parmi eux, Jacques Chirac, qui dévorait les SAS durant ses vacances et confiait comme “mission secrète” à son chauffeur de lui acheter le dernier exemplaire paru.

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