L’HOMME ALLONGÉ
Dans les années 50, le fondateur de Playboy avait fait de son lit son bureau connecté. Six décennies plus tard, l’homme numérique, travaille, drague et discute avec le monde entier depuis son lit. Serions-nous tous devenus des Hugh Hefner ?
En 1964, à l’époque où Hugh Hefner consolidait l’ascension irrésistible de son magazine vendu par millions d’exemplaires, André Leroi-Gourhan publiait Le Geste et la Parole. Pour cet anthropologue français, l’histoire de l’humanité sortait de l’animalité par un effet vertueux où, contrairement au sabot d’un rhinocéros ou aux grognements d’un T-Rex, un être vivant combinait une bouche “locutrice ” et une main “préhensile ”. Nous sortions de la nature pour créer une culture, une société : un monde. De là advinrent les grandes civilisations, l’écriture, la littérature, des villes, des royaumes, des empires. La suite, on la connaît. En 1968, Stanley Kubrick résuma cette odyssée, se comptant en millions d’années, en un infime “cut” radical : sur fond musical de Richard Strauss, un ancêtre simiesque martèle un squelette, un os valdingue dans le ciel et, hop !, le tibia devient vaisseau spatial du futur habité de gens courtois et policés. Après l’alunissage de juillet 1969, on imaginerait encore l’homme de demain s’alimentant de gélules de couleur aux confins de la galaxie.
Au même moment, le véritable “homme moderne” vanté dans les pages de Playboy se munit d’articles hi-tech prescrits par le magazine et ses annonceurs. Il s’agit d’un kit de séduction indispensable et garant de son succès auprès de ses partenaires féminines. Joignant l’utile à l’agréable, cet environnement multimédia participe des prémices d’une nouvelle ergonomie de corps connectés à un nouveau “villageglobal ”.Al’extérieur,lePlayboyadopteunenvironnementautomobileetautomatisé,tandisquechezlui,lapostureloungepassed’une rectitude verticale et policée à une relation privilégiant l’horizontale – et au lit si possible. Désormais dans de beaux draps, l’extension du domaine de la lutte se fait allongé. Et devient l’apanage postmoderne de la civilisation technologiquement avancée. Le lit sert non seulement à dormir et à se reproduire, mais bien plus encore : pour le chef de file Hugh Hefner, le lit devient une plateforme sociale de travail, de loisir et de plaisir rompant avec le pur cocon privé et intime. Le lit à la fois comme confortable interface de séduction et place publique connectée : une capsule spatiale.
LE PLAYBOY, UN HOMME D’INTÉRIEUR
Dans les années 60, le singe de Kubrick nous menait au seuil analogique de “l’homme allongé” hefnérien et au lit intergalactique de Barbarella (1968), avant que la miniaturisation et le support numérique n’en centuplent finalement les mutations sociétales… Et Dieu créa la femme, Vadim la filma, Hefner la déplia en pages centrales, et les playboys applaudirent. Dans son film, Vadim avait exprimé un libertinage du futur inspiré de Playboy. Aussi désirable qu’émancipée, la fille de la galaxie d’à-côté menait une sexualité légère, consentante et libérale avec n’importe quel “playboy de l’espace” un tantinet séduisant. Dans son vaisseau tout capitonné de fourrure synthétique, Jane Fonda, en cuissardes sexy de cuir et bustier de plexiglas, restait lovée et disponible dans une sorte de super-lit hefnérien à 360°. Mais qu’en est-il de l’homme moderne d’aujourd’hui, celui des pouces levés, des lol sur les réseaux sociaux ? Beatriz Colomina, une professeur du département d’architecture à l’université de Princeton, et Paul Preciado, son ancien étudiant, ont minutieusement étudié le mode de vie véhiculé par Hugh Hefner dans son magazine. Il apparaît que l’homme de presse avait fait de son fameux lit circulaire la pièce-maîtresse de son dispositif domestique et médiatique. Dès le début, le magazine donne naissance à un réseau national puis mondial de Playboy Clubs, tandis que ses pages présentent les nouveaux canons de la séduction à l’américaine : penthouse, swimming pool, rooftop, townhouse, weekend cabin, mansion, etc. S’identifiant toujours davantage au logo de son magazine, Hefner s’invente sa propre mythologie au fur et à mesure que James Bond – le personnage à succès des romans de Ian Fleming puis des films d’Albert R. Broccoli – devient membre d’honneur du premier Playboy Club. Hugh Hefner en vient ainsi à personnifier une “philosophie Playboy ” hédoniste, mais sédentaire et recluse.
LA CHAMBRE COMME OPEN SPACE
“Je suis un ermite contemporain”, déclara-t-il à Tom Wolfe, le chantre du nouveau journalisme et futur romancier du lifestyle à l’américaine. Autant l’agent 007 découchait n’importe où, autant le créateur de Playboy s’invente une “cité des femmes ” personnelle, au mode de vie millimétré. Homme d’intérieur, Hefner est alors connu pour ne pratiquement jamais sortir de son lit, et encore moins de sa maison. Sa mise en scène fantasmatique troqua donc tout autant le Martini dry de Bond et le style crooner du Rat Pack de Frank Sinatra pour le pyjama et le peignoir en soie en guise de costume d’affaires, d’abord dans sa mansion de Chicago puis dans celle de Los Angeles. Les 1001 Nuits possibles lovées dans l’architecture du playboy ne cessa d’enrichir les pages du magazine. La mise en scène de la fameuse girl next door inventa l’adorable et coquine “fille d’à côté ”. Les prises de vue des playmates en poster central formèrent un écosystème indissociable d’un cadre libéral et profitable au goût luxueux et raffiné autoproclamé: celui du rêve américain. Bien évidemment, ces “pièges à filles” avaient pour destination finale la master bedroom, vaste open space moderniste dégageant, en ligne de mire, le lit Playboy, sorte de sex-toy intégral. “D’ailleurs, l’intérieur du playboy n’est en définitive qu’un lit ”, résume Beatriz Colomina : le «Playground» du playboy et de la playmate.
POUR HUGH HEFNER, LE LIT DEVIENT UNE PLATEFORME SOCIALE DE TRAVAIL, DE LOISIR ET DE PLAISIR.
LE LIT COMME BUREAU
Pour autant, le Playboy exerce une activité plutôt libérale et à domicile. C’est la raison pour laquelle la polyvalence du lit y joue un rôle si central. Le magazine a consacré un certain nombre d’articles à la conception de ce meuble à part. En 1962, Hefner se fait réaliser un prototype dans son manoir et délaisse les bureaux de Playboy, pourtant peu éloignés. Comme le dit Beatriz Colomina, “Playboy métamorphose le lit en lieu de travail conférant à la chambre les apparats d’une salle de contrôle ”. Lit d’ébats, lit récréatif, lit de rédaction en chef, le lit du Playboy tend, en soi, à être non seulement un habitat agrémenté d’un miniréfrigérateur et d’un arsenal d’assistants personnels (projecteur, répondeur, magnétophone, etc.), mais aussi un bureau, un lieu de travail postindustriel contemporain d’une économie américaine désormais acquise à la société de services. Annonçant la désuétude de l’immeuble de bureaux, Colomina souligne combien le fantasme de la maison-bureau a ouvert la voie au lit-bureau. Comme l’affirme l’essayiste Jonathan Crary dans le Capitalisme à l’assaut du sommeil (2013), même notre chronobiologie déstructurée fait du lit un lieu de repos diurne ou de travail nocturne, et inversement. Dans le monde du “24h/24, 7j/7”, le lit et le bureau ne sont jamais très éloignés. En ce sens, le capitalisme annonce la fin du sommeil en préemptant chaque minute de notre vie pour la mettre au service de la production et de la consommation. Cette domestication d’une activité professionnelle a empiété sur la chambre à coucher et le lit lui-même qui avaient déjà progressivement incorporé le téléphone, la télévision et le magnétoscope quelques décennies avant l’ordinateur portable, la tablette et le smartphone. Et si l’écran de télévision n’offrait qu’une “fenêtre ” sur le monde extérieur diffusé par des chaînes, la démultiplication des écrans sans fil a offert, elle, le monde entier dans son lit d’“amis” à la définition étendue. S’allonger ne rime plus à se reposer, mais à converser avec une constellation d’amis – sexuels ou non. En 2017, le lit est devenu le centre de l’univers affectif et professionnel de ceux qui s’y allongent.
LOVE ME TINDER...
Mais serions-nous alors tous devenus des Hugh Hefner ? Probablement, car cette relocalisation dans votre lit soutenue par des objets miniaturisés et sociaux ne génère pas qu’un surcroît d’activité professionnelle : elle s’accompagne de nouvelles sexualités et de nouveaux discours intimes et amoureux. Le bonheur est peut-être trouvable dans le pré, mais les mutations les plus notables visent surtout les métrosexuels de tout poil, comme hier parmi ceux fréquentant avec Hefner les clubs de jazz et de striptease des downtowns. Si le Wall Street Journal indiquait en 2012 qu’il arrivait à au moins 80% des jeunes New-Yorkais de travailler dans leur lit, qu’en serait-il alors, à plus forte raison, des nouvelles chasses aux partenaires d’un soir ou d’un morceau de vie ? Tout le monde mesure aujourd’hui l’incidence de l’Internet mobile, mais personne ne conteste l’invention de nouvelles sexualités à la carte où le speed dating et le big data révolutionnent des millénaires de lentes séductions monogames, hétérosexuelles et procréatives donnant lieu à un dénouement nuptial et familial. Avant que l’on ne parle de la puissance des cookies et du big data, Meetic a vulgarisé le “club de rencontres ” tandis que Tinder a fait matcher jusqu’à quarante “genres ” alternatifs à ceux mainstream d’“homme” ou de “femme”... Combinées aux effets du lit et du smartphone, les lois du marché d’individus inventent une infinité de polygamies à la carte. Même ubérisés, des métissages ludiques et consentants sont aujourd’hui à l’oeuvre partout sur la planète. Or, à bien y regarder, arranger nos modes de vie libéraux et nos sexualités libertines depuis son lit, n’est-ce pas finalement à cela que Hugh Hefner nous avait tous prédestinés ?
SELON LE WALL STREET JOURNAL, TRAVAILLENT DANS LEUR LIT.