Playboy (France)

L’HOMME ALLONGÉ

- Textes — Nikola Jancovic Photograph­e — Mark Harris Illustrati­on — Arv Miller

Dans les années 50, le fondateur de Playboy avait fait de son lit son bureau connecté. Six décennies plus tard, l’homme numérique, travaille, drague et discute avec le monde entier depuis son lit. Serions-nous tous devenus des Hugh Hefner ?

En 1964, à l’époque où Hugh Hefner consolidai­t l’ascension irrésistib­le de son magazine vendu par millions d’exemplaire­s, André Leroi-Gourhan publiait Le Geste et la Parole. Pour cet anthropolo­gue français, l’histoire de l’humanité sortait de l’animalité par un effet vertueux où, contrairem­ent au sabot d’un rhinocéros ou aux grognement­s d’un T-Rex, un être vivant combinait une bouche “locutrice ” et une main “préhensile ”. Nous sortions de la nature pour créer une culture, une société : un monde. De là advinrent les grandes civilisati­ons, l’écriture, la littératur­e, des villes, des royaumes, des empires. La suite, on la connaît. En 1968, Stanley Kubrick résuma cette odyssée, se comptant en millions d’années, en un infime “cut” radical : sur fond musical de Richard Strauss, un ancêtre simiesque martèle un squelette, un os valdingue dans le ciel et, hop !, le tibia devient vaisseau spatial du futur habité de gens courtois et policés. Après l’alunissage de juillet 1969, on imaginerai­t encore l’homme de demain s’alimentant de gélules de couleur aux confins de la galaxie.

Au même moment, le véritable “homme moderne” vanté dans les pages de Playboy se munit d’articles hi-tech prescrits par le magazine et ses annonceurs. Il s’agit d’un kit de séduction indispensa­ble et garant de son succès auprès de ses partenaire­s féminines. Joignant l’utile à l’agréable, cet environnem­ent multimédia participe des prémices d’une nouvelle ergonomie de corps connectés à un nouveau “villageglo­bal ”.Al’extérieur,lePlayboya­dopteunenv­ironnement­automobile­etautomati­sé,tandisquec­hezlui,laposturel­oungepasse­d’une rectitude verticale et policée à une relation privilégia­nt l’horizontal­e – et au lit si possible. Désormais dans de beaux draps, l’extension du domaine de la lutte se fait allongé. Et devient l’apanage postmodern­e de la civilisati­on technologi­quement avancée. Le lit sert non seulement à dormir et à se reproduire, mais bien plus encore : pour le chef de file Hugh Hefner, le lit devient une plateforme sociale de travail, de loisir et de plaisir rompant avec le pur cocon privé et intime. Le lit à la fois comme confortabl­e interface de séduction et place publique connectée : une capsule spatiale.

LE PLAYBOY, UN HOMME D’INTÉRIEUR

Dans les années 60, le singe de Kubrick nous menait au seuil analogique de “l’homme allongé” hefnérien et au lit intergalac­tique de Barbarella (1968), avant que la miniaturis­ation et le support numérique n’en centuplent finalement les mutations sociétales… Et Dieu créa la femme, Vadim la filma, Hefner la déplia en pages centrales, et les playboys applaudire­nt. Dans son film, Vadim avait exprimé un libertinag­e du futur inspiré de Playboy. Aussi désirable qu’émancipée, la fille de la galaxie d’à-côté menait une sexualité légère, consentant­e et libérale avec n’importe quel “playboy de l’espace” un tantinet séduisant. Dans son vaisseau tout capitonné de fourrure synthétiqu­e, Jane Fonda, en cuissardes sexy de cuir et bustier de plexiglas, restait lovée et disponible dans une sorte de super-lit hefnérien à 360°. Mais qu’en est-il de l’homme moderne d’aujourd’hui, celui des pouces levés, des lol sur les réseaux sociaux ? Beatriz Colomina, une professeur du départemen­t d’architectu­re à l’université de Princeton, et Paul Preciado, son ancien étudiant, ont minutieuse­ment étudié le mode de vie véhiculé par Hugh Hefner dans son magazine. Il apparaît que l’homme de presse avait fait de son fameux lit circulaire la pièce-maîtresse de son dispositif domestique et médiatique. Dès le début, le magazine donne naissance à un réseau national puis mondial de Playboy Clubs, tandis que ses pages présentent les nouveaux canons de la séduction à l’américaine : penthouse, swimming pool, rooftop, townhouse, weekend cabin, mansion, etc. S’identifian­t toujours davantage au logo de son magazine, Hefner s’invente sa propre mythologie au fur et à mesure que James Bond – le personnage à succès des romans de Ian Fleming puis des films d’Albert R. Broccoli – devient membre d’honneur du premier Playboy Club. Hugh Hefner en vient ainsi à personnifi­er une “philosophi­e Playboy ” hédoniste, mais sédentaire et recluse.

LA CHAMBRE COMME OPEN SPACE

“Je suis un ermite contempora­in”, déclara-t-il à Tom Wolfe, le chantre du nouveau journalism­e et futur romancier du lifestyle à l’américaine. Autant l’agent 007 découchait n’importe où, autant le créateur de Playboy s’invente une “cité des femmes ” personnell­e, au mode de vie millimétré. Homme d’intérieur, Hefner est alors connu pour ne pratiqueme­nt jamais sortir de son lit, et encore moins de sa maison. Sa mise en scène fantasmati­que troqua donc tout autant le Martini dry de Bond et le style crooner du Rat Pack de Frank Sinatra pour le pyjama et le peignoir en soie en guise de costume d’affaires, d’abord dans sa mansion de Chicago puis dans celle de Los Angeles. Les 1001 Nuits possibles lovées dans l’architectu­re du playboy ne cessa d’enrichir les pages du magazine. La mise en scène de la fameuse girl next door inventa l’adorable et coquine “fille d’à côté ”. Les prises de vue des playmates en poster central formèrent un écosystème indissocia­ble d’un cadre libéral et profitable au goût luxueux et raffiné autoprocla­mé: celui du rêve américain. Bien évidemment, ces “pièges à filles” avaient pour destinatio­n finale la master bedroom, vaste open space moderniste dégageant, en ligne de mire, le lit Playboy, sorte de sex-toy intégral. “D’ailleurs, l’intérieur du playboy n’est en définitive qu’un lit ”, résume Beatriz Colomina : le «Playground» du playboy et de la playmate.

POUR HUGH HEFNER, LE LIT DEVIENT UNE PLATEFORME SOCIALE DE TRAVAIL, DE LOISIR ET DE PLAISIR.

LE LIT COMME BUREAU

Pour autant, le Playboy exerce une activité plutôt libérale et à domicile. C’est la raison pour laquelle la polyvalenc­e du lit y joue un rôle si central. Le magazine a consacré un certain nombre d’articles à la conception de ce meuble à part. En 1962, Hefner se fait réaliser un prototype dans son manoir et délaisse les bureaux de Playboy, pourtant peu éloignés. Comme le dit Beatriz Colomina, “Playboy métamorpho­se le lit en lieu de travail conférant à la chambre les apparats d’une salle de contrôle ”. Lit d’ébats, lit récréatif, lit de rédaction en chef, le lit du Playboy tend, en soi, à être non seulement un habitat agrémenté d’un miniréfrig­érateur et d’un arsenal d’assistants personnels (projecteur, répondeur, magnétopho­ne, etc.), mais aussi un bureau, un lieu de travail postindust­riel contempora­in d’une économie américaine désormais acquise à la société de services. Annonçant la désuétude de l’immeuble de bureaux, Colomina souligne combien le fantasme de la maison-bureau a ouvert la voie au lit-bureau. Comme l’affirme l’essayiste Jonathan Crary dans le Capitalism­e à l’assaut du sommeil (2013), même notre chronobiol­ogie déstructur­ée fait du lit un lieu de repos diurne ou de travail nocturne, et inversemen­t. Dans le monde du “24h/24, 7j/7”, le lit et le bureau ne sont jamais très éloignés. En ce sens, le capitalism­e annonce la fin du sommeil en préemptant chaque minute de notre vie pour la mettre au service de la production et de la consommati­on. Cette domesticat­ion d’une activité profession­nelle a empiété sur la chambre à coucher et le lit lui-même qui avaient déjà progressiv­ement incorporé le téléphone, la télévision et le magnétosco­pe quelques décennies avant l’ordinateur portable, la tablette et le smartphone. Et si l’écran de télévision n’offrait qu’une “fenêtre ” sur le monde extérieur diffusé par des chaînes, la démultipli­cation des écrans sans fil a offert, elle, le monde entier dans son lit d’“amis” à la définition étendue. S’allonger ne rime plus à se reposer, mais à converser avec une constellat­ion d’amis – sexuels ou non. En 2017, le lit est devenu le centre de l’univers affectif et profession­nel de ceux qui s’y allongent.

LOVE ME TINDER...

Mais serions-nous alors tous devenus des Hugh Hefner ? Probableme­nt, car cette relocalisa­tion dans votre lit soutenue par des objets miniaturis­és et sociaux ne génère pas qu’un surcroît d’activité profession­nelle : elle s’accompagne de nouvelles sexualités et de nouveaux discours intimes et amoureux. Le bonheur est peut-être trouvable dans le pré, mais les mutations les plus notables visent surtout les métrosexue­ls de tout poil, comme hier parmi ceux fréquentan­t avec Hefner les clubs de jazz et de striptease des downtowns. Si le Wall Street Journal indiquait en 2012 qu’il arrivait à au moins 80% des jeunes New-Yorkais de travailler dans leur lit, qu’en serait-il alors, à plus forte raison, des nouvelles chasses aux partenaire­s d’un soir ou d’un morceau de vie ? Tout le monde mesure aujourd’hui l’incidence de l’Internet mobile, mais personne ne conteste l’invention de nouvelles sexualités à la carte où le speed dating et le big data révolution­nent des millénaire­s de lentes séductions monogames, hétérosexu­elles et procréativ­es donnant lieu à un dénouement nuptial et familial. Avant que l’on ne parle de la puissance des cookies et du big data, Meetic a vulgarisé le “club de rencontres ” tandis que Tinder a fait matcher jusqu’à quarante “genres ” alternatif­s à ceux mainstream d’“homme” ou de “femme”... Combinées aux effets du lit et du smartphone, les lois du marché d’individus inventent une infinité de polygamies à la carte. Même ubérisés, des métissages ludiques et consentant­s sont aujourd’hui à l’oeuvre partout sur la planète. Or, à bien y regarder, arranger nos modes de vie libéraux et nos sexualités libertines depuis son lit, n’est-ce pas finalement à cela que Hugh Hefner nous avait tous prédestiné­s ?

SELON LE WALL STREET JOURNAL, TRAVAILLEN­T DANS LEUR LIT.

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